Les variations de la gloire
Il semble d’abord qu’on ne puisse concevoir d’autre façon d’admirer que celle où nous exerçons tout notre esprit sur une œuvre qui en triomphe. Le plus juste hommage qu’on puisse rendre à de grands hommes, c’est d’essayer de mesurer leur grandeur. L’admiration devient alors une critique éblouie, vaincue, convaincue, c’est un amour qui sait ses raisons, c’est la flamme de l’enthousiasme allumée sur les autels de la connaissance. Mais un pareil acte comporte d’abord un généreux, un magnifique aveu d’infériorité, au pied de ce qu’on admire; rien, en vérité, n’est plus fécond en promesses de supériorité véritable que cet aveu-là : tout de même, il faut le faire. On n’admire pas réellement sans se rattacher à un ensemble d’œuvres, d’idées, de principes, qu’on reconnaît bien plus important que soi. Or, on a trop aigri l’homme moderne, on a rendu l’individu trop rétif et trop rebelle pour qu’il se plie volontiers à une pareille subordination. La plupart de nos contemporains aiment mieux leur libre anarchie, où chacun d’eux décrète ce qui lui plaît. Pourtant, on ne saurait critiquer toujours : il faut, malgré tout, à des hommes qui vivent en commun, quelques rendez-vous où ils puissent être d’accord. Ainsi, au milieu de la discorde ordinaire des opinions, on se fait quelques noms sacrés; quelques réputations surgissent, auxquelles il est entendu que nul n’attente : seulement ces nouvelles admirations ne se caractérisent plus par l’exercice, mais au contraire par l’abandon de nos facultés : on jette ses armes au pied du Dieu qu’on s’est donné.
Que nous regardions des monuments d’autrefois, que nous nous promenions dans les vieux jardins d’un château, l’impression que nous recevons des œuvres anciennes est toujours la même. L’ensemble qui nous est offert n’est pas chaque fois d’une beauté remarquable; mais il y règne une entente des proportions, un accord de toutes les mesures, qui nous inspirent un tel sentiment de réconfort, de sécurité, que celui-ci va jusqu’à donner à notre pas une meilleure cadence, un mouvement plus calme et plus régulier à notre respiration. Voilà le secret que nous avons perdu : nous ne savons plus mettre rien en place. Les statues modernes font des gestes qui cassent tout autour d’elles; nos édifices ne veulent pas connaître ce qui voisine avec eux; on dirait que nous avons communiqué à nos ouvrages cette aigreur de n’être que soi qui nous anime presque tous. Les mêmes traits se retrouvent dans nos admirations littéraires. Il s’agit moins alors de placer celui que nous honorons à son rang, dans la paisible et lumineuse assemblée des supérieurs, que d’en faire un nom absolu auquel on sacrifie tout. Parfois, l’objet de ces hommages est plus près de la médiocrité que ses zélateurs ne se l’imaginent. Parfois, au contraire, il s’agit vraiment d’un grand artiste, d’un poète rare; mais les sentiments qu’il inspire gardent le même caractère. Que l’on considère, par exemple, l’idolâtrie qui a entouré Baudelaire. Comment ne pas l’admirer particulièrement, ce pâle classique des horreurs secrètes, le premier interprète de l’homme moderne, le premier qui ait traîné jusqu’à l’expression ce que l’âme n’avait pas su ni osé s’avouer? Encore n’est-il pas la poésie tout entière. Pour Verlaine aussi, quoiqu’il n’ait pas assurément la même importance, rien de plus naturel que l’attrait exercé par son œuvre. Après la poésie presque toujours oratoire des romantiques, après celle, plastique, des parnassiens, on trouvait enfin une poésie musicale, fluide, toute en soupirs, un poète assez exercé, assez savant dans son art pour paraître n’avoir plus d’art, des vers où, parfois, une innocence enfantine se répandait sur l’aveu de tous les péchés. Encore n’est-ce pas une œuvre à remplir tout l’horizon. Dans les sentiments ainsi suscités, des traits constants se remarquent : une sorte d’obsession, l’incapacité de distinguer ses jugements d’avec ses préférences, un besoin presque rageur de tout dévaster au nom d’une seule gloire, de tout renverser autour d’elle. Un des derniers exemples de cette tendance, on la trouverait dans l’engouement déréglé que provoquèrent chez nous, avant la guerre, les grands romanciers russes. Le nom de Dostoïewsky, en particulier, était devenu une mâchoire d’âne dont on se servait pour tout assommer. Mais peu à peu, nous voyons ceux qu’on avait ainsi adorés rentrer dans le cercle des admirations raisonnées et quitter les autels sauvages qu’on leur avait dressés pour remonter sur leurs trônes.
Que ces consécrations artificielles soient possibles, cela ne doit pas étonner. D’abord, beaucoup de gens ne se douteront jamais combien celles de leurs opinions artistitques ou littéraires qu’ils croient les plus libres, les plus personnelles, leur sont suggérées par leur époque et par leurs entours. Il est, là-dessus, particulièrement facile d’en imposer à des Français : les affirmations répétées d’un groupe, quelques articles comminatoires dans de petites revues, suffisent à fonder un culte. Cependant certains lecteurs relisent les œuvres de celui qu’on a ainsi consacré et leur sentiment ne concorde pas toujours avec les formules officielles. Le temps passe, l’époque change, les phrases longtemps répétées perdent leur crédit : soudain, comme il arrive à présent pour les romantiques, toute une mousqueterie d’opinions particulières se fait entendre, où il n’est pas jusqu’aux plus timides qui ne lâchent leur coup de fusil. Cela ne va pas sans désordre, mais on a plaisir à retrouver, dans les sentiments personnels qui s’avouent ainsi, quelque chose de plus sincère et souvent de plus vrai que ce qu’on était, depuis trop longtemps, convenu de répéter. Les auteurs longtemps adorés sont alors, au sens technique du mot, désacralisés : on peut parler d’eux, on peut les toucher, on peut même les admirer librement.
Une des renommées sur lesquelles on saisit le mieux les effets de ce renouveau de sincérité, c’est celle de Flaubert. On avait fait de ce grand romancier une véritable idole. Il était devenu, dans l’ordre littéraire, l’emblème de la perfection. La perfection! Les grands mots ne sont pour l’ordinaire que des pavillons magnifiques qui abritent les malentendus des hommes, mais quel malentendu plus confus que celui que ce terme peut recouvrir! La perfection, il semble que cela puisse s’appliquer à l’harmonie d’un ouvrage, à l’aisance et au naturel qui y règnent. Pour Flaubert, on l’entendait d’une bien autre façon : il était parfait à la lettre, en ce sens qu’il n’y avait dans son œuvre aucune de ces fautes dont les autres ne sont pas exemptes; elle devenait un modèle de style et d’art littéraire, comme il y en a d’écriture. Mais, de plus, cette œuvre était célèbre par la peine qu’elle avait coûtée à son auteur. Or, s’il est, en présence des beautés de l’art, un sentiment qui domine souvent les profanes, c’est la crainte que tout cela n’ait été fait sans avoir coûté le moindre effort, et la peur d’être mystifié, si l’on admire de pareils prestiges. Avec Flaubert, une pareille crainte n’avait plus de lieu : le gémissement perpétuel du grand forçat rassure le lecteur bourgeois qui, ne doutant plus du supplice de l’écrivain, consent à lui accorder de l’admiration en échange. Bon nombre d’artistes ne sont pas d’un autre sentiment. Ce qui blessera toujours dans le génie, c’est l’involontaire insolence avec laquelle il prodigue ses trésors, la facilité surhumaine dont il nou semble jouir. Rien assurément de tel chez Flaubert. Mais la peine et l’effort visibles et étalés dans toute son œuvre, sont précisément ce qui en limite la valeur. Il manque à ces phrases toujours accablées de ce qu’elles ont à dire, cette beauté supérieure et supplémentaire qu’il admirait lui-même si loyalement dans celles des maîtres, de Montesquieu, de Chateaubriand. Qu’on se rappelle les descriptions mornes et cartonnées de Salammbo, leurs interminables défilés d’imparfaits, pareils à des convois de captifs; qu’on se rappelle toute la documentation non assimilée qui encombre La Tentation de saint Antoine et qui fait de ce pesant livre un véritable chef-d’œuvre d’école du soir. Tout cela n’atteint pas à la beauté libre. Une œuvre d’art, en effet, quel qu’en soit le sujet, et fût-il le plus tragique du monde, doit être, par elle-même, une œuvre de joie. L’art est du travail absous; c’est la seule tâche humaine qui échappe au joug de la nécessité, qui soit gratuite et arbitraire, et, pour parler le langage religieux, la seule dont on ne doive pas pouvoir dire que l’auteur l’a faite à la sueur de son front. L’art doit nous faire penser à ce que pourrait être le travail dans le paradis. Je me souviens de certains propos de Whistler que j’ai lus il y a fort longtemps, mais qui ne me sont jamais sortis de l’esprit, tellement ils m’ont paru justes : « On croit, disait-il, faire un grand éloge d’un ouvrage en disant : on voit que l’auteur y a beaucoup travaillé; on se trompe… ». Et il ajoutait cette sentence que je ne puis pas ne pas trouver admirable : « Le travail seul efface la trace du travail ». En ce sens, on pourrait dire, sans paradoxe, que l’œuvre de Flaubert n’est pas assez travaillée, puisque toute sa fatigue s’y voit encore, puisqu’il ne réussit pas à nous émanciper, à nous affranchir, et que son art manque de délivrance. Sans doute la persistance héroïque de son effort ne peut que nous inspirer pour lui une estime profonde : mais c’est là un sentiment moral, et un tel sentiment n’a rien à faire parmi les sentiments esthétiques. Rien de plus émouvant, de plus pathétique qu’un pareil labeur, rien qui mérite davantage d’être offert aux méditations de quiconque se mêle d’écriture : l’effort de Flaubert est exemplaire, c’est le résultat qui ne l’est pas. Libre à un auteur de se donner tout le mal imaginable, mais que ce soit justement pour restituer enfin à son ouvrage cette triomphante fraîcheur, qui lui donnera l’air d’avoir été créé, sans labeur, dans une matinée bienheureuse. L’art ne veut que des martyrs secrets. La plus belle réussite du génie consiste à nous dérober toutes les peines qu’il a prises. L’œuvre d’art est comme une fête où c’est bien en réalité l’artiste qui fait tout : c’est lui qui suspend les tentures, dresse la table, dispose les bouquets, allume les lustres, prépare le festin. Mais quand l’heure sonne d’ouvrir les portes, il n’est plus alors qu’un grand seigneur qui, s’informant d’un air presque distrait si tout est bien prêt, vient en souriant au-devant de ses invités. Flaubert n’est point ce grand seigneur-là : dans la fête qu’il veut nous donner, nous le surprenons en bras de chemise.
J’espère n’être pas dupe de ma prédilection pour Stendhal, si j’observe que, parmi tous ces changements, la valeur de ses livres, jusqu’à présent, n’a pas été remise en question. Chose admirable, ils ont parfaitement résisté à la mode même dont ils ont été l’objet. Pourtant leur fortune dépend, elle aussi, des modifications du public. Parmi les ouvrages d’imagination, les uns demandent seulement une foule de lecteurs passifs, qu’ils saisissent et qu’ils entraînent; les autres, au contraire, ont besoin d’une élite de lecteurs actifs, associés, pour ainsi dire, à la création de l’auteur et l’achevant avec lui. Tel est le cas pour Stendhal : il est certain que ses romans perdraient beaucoup de leurs prix pour un homme qui ne serait pas lui-même accoutumé à raisonner sur sa vie et à transmettre à son esprit le butin de son expérience. De même pour Adolphe. Un lecteur sans littérature risque de ne pas se représenter tout ce qui est concentré dans cette petite fiole d’essence : il risque de préférer à cette élégante condensation le volumineux étalage d’une première récolte, qui exposerait pêle-mêle feuilles, fleurs et fruits. Rien de si limpide qu’un flacon d’elixir, si ce n’est un flacon d’eau claire : un ignorant pourra s’y tromper. Or il faut bien compter que plus nous irons, plus le nombre des esprits incultes augmentera, non pas seulement dans le public, mais parmi les auteurs, parmi les critiques. Ils auront aussi leurs opinions, ils croiront hardi de les dire. Attendons-nous à ces accidents.
Or c’est le propre d’une œuvre comme celle de Stendhal d’être justement destinée à ce petit nombre auquel il dédiait La Chartreuse. La lecture de ses ouvrages suppose tout un fonds de connaissances et de réflexions que nous devons avoir en commun avec lui, et auquel il nous renvoie par des allusions, des références rapides : il est comme un homme qui, nous promenant dans un paysage, ne se contenterait pas de nous le montrer tel qu’il s’offre alors à nos yeux, mais nous rappellerait aussi d’autres vues que nous avons prises du même pays, dans d’autres promenades que nous y aurions faites comme lui, mais non pas en sa compagnie. Ces brusques rappels suffisent à démonter un lecteur passif. Stendhal, enfin, aime l’ironie : rien n’isole davantage une œuvre; l’ironie trace la frontière de feu que ne franchira jamais un nombreux public. Pour qu’elle ne lui soit pas un obstacle, il faut que l’emploi en soit pour ainsi dire constant, comme dans Sterne ou dans Heine, et qu’elle y soit, comme chez ces deux écrivains, presque toujours, détrempée par le sentiment, ou bien qu’elle s’applique toujours, comme dans Voltaire, aux mêmes objets; le lecteur, averti et rassuré, s’associe alors d’avance aux plaisanteries de l’auteur. Mais une ironie qui ne prévient pas, le petit poignard qui frappe et revient sans qu’on ait eu le temps de le voir briller, et qui tue si élégamment qu’il ne fait même pas saigner sa victime, c’est là une arme dont le lecteur ordinaire ne pourra jamais autoriser l’usage : car il veut avant tout n’avoir rien à craindre, et il ne donnera jamais sa confiance à un auteur qui cache dans sa poche un pareil stylet. Tel est pratiquement un des grands avantages de Balzac : son œuvre ne recèle aucune ironie. Bien au contraire, la vaste et puissante recherche que ce grand homme a menée jusque dans les entrailles du réel, éclate souvent de crédulité et c’est cette crédulité magnanime qui donne à ses romans, en bien des endroits, une grandeur naïve d’épopée. Son œuvre généreuse et plantureuse est sans raccourcis. S’il atteint les profondeurs de ses personnages, ce n’est point, comme Stendhal, par une sorte de retour sur eux, mais, au contraire, en se prêtant à tous leurs instincts, en épousant jusqu’à leur folie. Quelle différence entre ces deux romanciers! Stendhal est tout nerfs, Balzac est sanguin. Balzac tombe sur sa proie comme un lion, il la terrasse, fait corps avec elle. Stendhal plombe sur la sienne comme un petit faucon, il la lie, et, dans le moment même où il la maîtrise, il s’en détache encore avec une sorte de dédaigneuse indépendance. Il n’est pas jusqu’à la poésie de Balzac, souvent ajoutée, romanesque, artificielle, hérissant de ses clochetons imprévus et de ses tourelles ajourées la masse de l’œuvre, qui ne réponde en quelque chose aux goûts et aux sentiments du gros public. Ainsi ses livres, en même temps qu’ils suscitent et renouvellent l’admiration des connaisseurs, gardent pour des multitudes l’attrait et le charme d’un feuilleton grandiose. Balzac, on le sait, n’était rien moins que démocrate dans ses opinions : son œuvre cependant, dans sa verdeur, sa lourde et épaisse puissance, a quelque chose de populaire. C’est Stendhal l’aristocrate.
Mérimée, aussi, résiste bien; il ressemble du reste à Stendhal, mais sans ses allures : c’est un fantassin près d’un cavalier. Ses livres jouissent des avantages attachés à la concision : ils ne prêtent pas le flanc aux attaques et, dans l’immense bataille que le temps livre aux œuvres des romantiques, on les voit qui, sans souci du sort général de l’armée, forment le carré et ne se laissent pas entamer. Les ouvrages plus éloquents de Chateaubriand ne font pas tous une si ferme contenance, et l’on a déjà remarqué que la rhétorique des Natchez a bien vieilli, et que personne ne lit plus Les Martyrs, ni Le Dernier des Abencerages. J’avoue même, pour ma part, ne point partager non plus la prédilection que la Vie de Rancé a inspiré, ces dernières années, à d’excellents connaisseurs. Ce livre, il me semble, se sent de la fatigue de son auteur qui, hors d’état d’y inventer des beautés neuves, retombe presque toujours dans ses effets ordinaires et dans ses grâces professionnelles. Cependant, en voyant que la figure du grand Vicomte ne perd rien de son ascendant sur nous, on en vient à se demander s’il n’y aurait pas deux sortes d’œuvres littéraires, les unes subsistant indépendamment, les autres, moins entières et moins parfaites, ne servant qu’à nous évoquer une image de leur auteur, une certaine figure d’homme qui nous intéresse plus qu’elles. Il n’est pas douteux, par exemple, que l’idée même que nous nous faisons de Goethe a beaucoup plus de prix pour nous qu’une très grande part de son œuvre. Mais, si l’on y regarde mieux, on voit que cette médiation même ne peut s’opérer que s’il reste dans l’œuvre en ruine des éléments de premier ordre. Ce sera, pour Goethe, sans compter quelques poèmes ni le trésor des Pensées, Wilhelm Meister et les deux Faust. Pour Chateaubriand, sans parler de l’admirable Itinéraire, ni de toutes les vues pénétrantes répandues dans ses ouvrages, et jusque dans les Mélanges historiques et littéraires, les incomparables Mémoires d’Outre-Tombe ne suffiraient-ils pas à fonder la plus durable des gloires? Le dernier siècle nous offre-t-il rien de plus beau que ce magnifique arrangement d’une époque autour d’un visage? Si nous voulions sentir mieux encore ce qu’il y a de fierté native, de noblesse sincère, dans la figure du grand poète gentilhomme qui se présente ainsi à nous, il nous suffirait de jeter les yeux sur les imitations bourgeoises que quelques-uns de nos contemporains nous en ont offertes.
Parmi les poètes, Vigny profite aussi de sa concision. Son œuvre un peu gênée, étroite et haute, gardera toujours ses fidèles. Lamartine semble destiné à fournir à la poésie du XIXe siècle ses plus purs fragments : le temple dressé par lui s’est écroulé, mais nous n’avons rien de si pur que les colonnes qui restent debout. Gautier, par le plus juste retour, voit les hommages revenir à ses feuilletons où il a prodigué tant de finesse critique, à ses romans, à ses vers, à toute cette œuvre qui n’a rien de faux et que soutient discrètement une des plus naïves et des plus belles âmes de poète qu’il y ait dans notre littérature. Nerval, dans l’ombre, couronne son front infortuné de ses sonnets admirables. Quant à Musset…
Mais ici je mêlerai peut-être, malgré moi, mon sentiment personnel à ce que je crois apercevoir dans le goût de notre époque. Je parlerai néanmoins. Musset a le précieux avantage d’être le poète que lisent les adolescents et qui reste ensuite mêlé aux souvenirs dorés qu’on garde de la première jeunesse. Mais qu’on le relise, et l’on s’aperçoit aisément qu’il n’est point fait pour le premier rang. Ces émotions toujours banales, ces airs cavaliers qui n’arrivent pas à couvrir les perpétuelles défaillances de l’expression, tout cela ne peut que nous décevoir : il est vrai que l’admiration s’est reportée à son théâtre : mais on peut craindre que ce théâtre n’ait pas non plus la solidité secrète sans laquelle même le joli et le vague ne sauraient durer dans les arts. Ses comédies rappellent tour à tour Marivaux et Shakespeare et semblent unir parfois le charme de l’un et de l’autre. Mais Marivaux, vrai petit Racine de la nuance, porte dans l’analyse des sentiments autrement de finesse et de précision, et quant à Shakespeare, il y a, sous sa fantaisie, des monceaux d’expérience, toutes les rêveries et les nostalgies d’un génie jouant avec l’âme humaine. La fantaisie de Musset est bien loin d’avoir de pareils dessous. On trouve la même différence entre la poésie de ses dialogues et celle qui émane des comédies de Shakespeare, qu’entre l’odeur d’un flacon que fait passer sous notre nez un parfumeur prévenant, et ces souffles errants qui viennent parfois, sur la mer, enivrer un navigateur, et qui lui apportent l’âme d’une île inconnue, peut-être celle d’un monde.
Venons enfin à Victor Hugo, mais non sans avoir fait d’abord une libation de gratitude et de piété à l’énorme poète, au père Nil qui a inondé de ses flots les plates campagnes de la vie moderne. L’œuvre d’Hugo est assurément déjà bien entamée; mais de ce qui restera debout émanera toujours quelque chose qui représentera l’immensité de l’ensemble. Aussi bien, le vieux poète aimait-il les ruines; c’est par goût pour les compositions où Piranèse en a représenté qu’il a rangé celui-ci parmi les génies universels. Son œuvre elle-même en fera une de comparable à ces grandioses thermes romains, où la coupole azurée remplace les voûtes rompues, où les plantes, les arbres qui ont poussé au faîte des murs, donnent à l’édifice des lignes mouvantes que le vent fait écumer sur le ciel. Les passants les plus distraits admireront la majesté du monument. Il suffira de la plus légère recherche pour mettre au jour des fragments magnifiques, des vers d’une rareté admirable, des poèmes, des pages entières. On n’y fouillera jamais sans quelque trouvaille. Pourtant l’œuvre d’Hugo est présentement celle qui suscite le plus de contradictions, le plus d’attaques et, lors même que ces critiques peuvent nous sembler outrées, il suffit, pour nous les expliquer, de remonter aux sentiments qui les inspirent. Victor Hugo a rassemblé et exprimé tout ce qui, dans le romantisme, nous paraît aujourd’hui le plus caduc, de sorte que nous ne pouvons guère prendre conscience de nous sans nous opposer à l’esprit qui emplit ses livres. On a cru exprimer cette opposition en disant que nous redevenons classiques; c’est, je crois, se flatter beaucoup. Sans doute, je vois bien ce qu’il y a de commode pour un auteur à se prétendre classique. Cela lui permet de nous présenter les ouvrages les plus pauvres, en nous donnant à entendre qu’il a sacrifié des trésors d’invention et de trouvailles aux exigences d’une sévère esthétique. Comment nous retiendrions-nous de sourire et d’avouer qu’un peu plus d’orgie aurait mieux fait notre affaire? À la vérité, on n’est pas classique parce qu’on se met à la diète, on n’est pas classique tout seul. Il faut, pour qu’un pareil art se dégage, une conspiration des temps et des circonstances : il est alors la conscience que prend d’elle-même une société profondément satisfaite, le fronton suprême d’un ordre : on est classique au temps de Périclès, d’Auguste, de Louis XIV : on l’eût été au temps de Napoléon, si l’ordre qu’il imposait avait été moins formel, plus intime. Nous, au contraire, l’époque nous presse, nous devons soutenir nous-mêmes le plafond de notre vie, tout est remis en question autour de nous; ainsi sollicités, nous sentons que nous ne pouvons avoir d’autre grandeur que d’envisager avec une véritable intrépidité d’esprit les problèmes qu’il nous faut résoudre, les dangers qui nous menacent. Si nous nous opposons alors au romantisme, ce n’est point par classicisme, c’est par réalisme. Le trait le plus frappant qu’on puisse remarquer aujourd’hui chez tous les hommes réfléchis, c’est le besoin de revenir, de se réappliquer au réel. Ils cherchent beaucoup moins, quand ils se rencontrent, à contraster leurs opinions qu’à enrichir mutuellement leur expérience. Nous finissons par abhorrer la parole vaine, et c’est à ce titre que toute une partie de l’œuvre d’Hugo nous éloigne et nous rebute. Cette différence vraiment trop criante entre le volume des phrases et leur contenu, ces banalités augurales où les plus graves questions, sans même avoir été effleurées, semblent tranchées en deux lignes, voilà ce qu’il est honorable pour nous de ne plus pouvoir aimer. Rien ne caractérise mieux un écrivain que la façon dont il se sert des plus grands mots : à voir Victor Hugo les manier si lestement, on est bien forcé de penser que ce sont aussi pour lui les plus vides. Qu’on regarde comment il use du mot Dieu; c’est son bouche-trou : il le jette où il n’a plus rien à dire. Sans doute, de cette conflagration de paroles semble parfois jaillir un soleil de pensées. Pourvu qu’on s’y applique et surtout si l’on est soi-même philosophe, il n’est pas de système philosophique qu’on ne puisse retrouver dans ce tumulte verbal. Il n’en reste pas moins qu’il n’y a point là assez de scrupules. Capable du sublime le plus authentique, le poète se contente souvent d’un sublime de commande, qui ne lui coûte aucun effort, qu’il fabrique à sa volonté, qu’il a sous la main. En vain, comme un esclave trop officieux, le point d’exclamation est-il toujours prêt à aller lever les bras au bout de la phrase, à nous faire son signal d’extase et d’effarement; nous demeurons froids. Que nous importe, de même, malgré son appareil de flots et de nuées, la mise en scène de l’exil? Nous savons trop bien que la véritable solitude ne consiste pas à se jucher sur un rocher, mais qu’on l’obtient plus simplement et plus sévèrement, au milieu des hommes, dans une chambre, auprès d’une lampe, par le ferme propos de penser en s’oubliant, en tendant tout son esprit à la recherche et à l’expression d’une vérité. Même quand Hugo écrit dans son île, sa pensée manque de vraie solitude.
Notre éloignement pour lui devient plus marqué, lorsqu’il répand, sans y regarder, toutes les idées propres à renverser un ordre social auquel nous savons qu’est lié, pour le moment, ce qui fait la grandeur humaine; et quand nous voyons le poète profiter lui-même d’une organisation que, dans son auguste étourderie, il fait tout pour ébranler, il nous apparaît alors comme un démolisseur vraiment bien logé; les meilleurs d’entre nous ressembleraient plutôt à des constructeurs sans abri. Mais, ce qui nous blesse maintenant, dans l’œuvre d’Hugo, cette pensée sans austérité, c’est cela justement qui lui a valu sa popularité énorme. Ce mémorable exemple éclaire à plein l’alternative tragique qui s’offre à la plupart des écrivains. C’est rarement le même chemin qui mène au succès et à la vraie gloire. Il y a, sinon une antinomie fatale, du moins une opposition presque inévitable entre les raisons qui font qu’une œuvre réussit, et celles qui la font durer. Pour réussir, il faut avant tout ne pas rester seul, s’embrigader, suivre un parti, en dépendre; pour durer, il faut n’avoir pas dépendu. Qu’est-ce que ce Stendhal dont nous parlions tout à l’heure, sinon l’indépendance même? N’est-ce pas un indépendant aussi que Mérimée, n’en est-ce pas un que ce libre, fier, savant et curieux Gobineau, dont l’œuvre commence d’arriver au public français? Parmi les romantiques, n’est-ce pas ceux qui, comme Gautier, sont demeurés à l’écart, qui nous paraissent maintenant avoir le mieux préservé leur honneur d’artistes? Si Renan reste exempt de la défaveur qui s’attache à bien des penseurs de son temps, n’est-ce pas parce qu’il a mêlé aux caresses dont il flattait les idées du jour quelques coups de patte assez sévères pour nous montrer qu’il demeurait un observateur perspicace et un juge incorruptible? Quant aux classiques, qu’on ne nous oppose pas leurs égards précautionneux pour la religion, ni les flatteries qu’ils ont adressées à Louis XIV; leur œuvre éclate d’indépendance; rien n’a gêné l’étude qu’ils ont faite de l’être humain. « La première et la dernière chose qu’on demande au génie, dit Goethe, c’est l’amour de la vérité. » Mais Goethe ne fut jamais populaire. La réputation qu’un auteur obtient de son vivant est mêlée de mille éléments étrangers à son œuvre; quand il meurt, cette œuvre est seule : elle s’adresse alors à ce petit nombre d’amateurs exquis, d’âmes enflammées qu’on appelle la postérité et qui constituent, en somme, le seul véritable public. Que toute une partie de l’œuvre d’Hugo ait à souffrir de cette nouvelle épreuve, on ne saurait en douter. S’il est une faute où celui qui écrit ces lignes espère bien ne jamais tomber, c’est de parler légèrement des grands hommes : il sait trop combien nous leur sommes redevables. Mais nous sommes justifiés de nous séparer d’eux, quand c’est pour rester fidèles à la grandeur. Nous ne les quittons alors que parce qu’ils se sont déjà quittés. Victor Hugo nous déçoit quand nous trouvons moins de génie à son faîte qu’à sa base, quand nous souffrons de ne pas voir en lui la hauteur des intentions couronner la magnificence des dons. Mais, cela dit, il reste le prodigieux créateur de vers, l’incomparable virtuose, le grand sorcier, l’évocateur, l’inventeur d’images. Nous ne saurions reconnaître en lui le Jupiter supérieur, ni l’Apollon hautain, prophétique, mais il est le puissant Neptune, et nous lui dirons : « Donne-nous, je t’en prie, des traversées favorables sur ton œuvre immense; enivre-nous de ton bruit, de ta vaste emphase marine; nous admirerons tes tempêtes calmes, et jusqu’à cette espèce de sublimité horizontale que prête à tes flots le reflet partout étendu des hauteurs célestes. Peut-être t’apercevrons-nous toi-même, au loin, dans ton triomphe écumant, parmi tes Néréides, tes Tritons soufflant dans leur conque, ou tenant comme des flambeaux de grands rameaux de corail. Car tu n’es certes pas le Dieu que tu croyais être, mais, en vérité, tu es bien un Dieu. »