Verlaine Paul

30 / 03 / 1844-08 / 01 / 1896
Portrait de Verlaine par Anatole France
«Il surprend, il choque le regard. Il a l'air à la fois farouche et câlin, sauvage et familier. Un Socrate instinctif, ou mieux, un faune, un satyre, un être à demi brute, à demi dieu, qui effraye comme une force naturelle qui n'est soumise à aucune loi connue. Oh! oui, c'est un vagabond, un vieux vagabond des routes et des faubourgs.

Il fut des nôtres, jadis. Il a été nourri dans une obscurité douce, par une veuve pauvre et de grande distinction, au fond des paisibles Batignolles. Comme nous tous, il fit ses études dans quelque lycée et, comme nous tous, il devint bachelier après avoir assez étudié les classiques pour les bien méconnaître. Et, comme l'instruction mène à tout, il entra ensuite dans un bureau, dans je ne sais quel bureau de la Ville. En ce temps-là, le baron Haussmann accueillait largement, sans le savoir, dans les services de la préfecture, les poètes chevelus et les petits journalistes. On y lisait les Châtiments à haute voix et on y célébrait la peinture de Manet. Paul Verlaine recopiait ses Poèmes saturniens sur le papier de l'administration. Ce que j'en dis n'est pas pour le lui reprocher. Dans cette première jeunesse, il vivait à la façon de François Coppée, d'Albert Mérat, de Léon Valade, de tant d'autres poètes, prisonniers d'un bureau, qui allaient à la campagne le dimanche. Cette modeste et monotone existence, favorable au rêve et au travail patient du vers, était celle de la plupart des parnassiens. Seul ou presque seul dans le cénacle, M. Jose-Maria de Heredia, bien que frustré d'une grande part des trésors de ses aïeux, les conquistadores, faisait figure de jeune gentleman et fumait d'excellents cigares. Ses cravates avaient autant d'éclat que ses sonnets. Mais c'est des sonnets seulement que nous étions jaloux. Tous, nous méprisions sincèrement les biens de la fortune. Nous n'aimions que la gloire, encore la voulions-nous discrète et presque cachée. Paul Verlaine était, avec Catulle Mendès, Léon Dierx et François Coppée, un parnassien de la première heure. Nous avions, je ne sais trop pourquoi, la prétention d'être impassibles. Le grand philosophe de l'école, M. Xavier de Ricard, soutenait avec ardeur que l'art doit être de glace, et nous ne nous apercevions même point que ce doctrinaire de l'impassibilité n'écrivait pas un vers qui ne fût l'expression violente de ses passions politiques, sociales ou religieuses. Son large front d'apôtre, ses yeux enflammés, sa maigreur ascétique, son éloquence généreuse ne nous détrompaient pas. C'était le bon temps, le temps où nous n'avions pas le sens commun! Depuis, M. de Ricard, irrité de la froideur des Français du Nord, s'est retiré près de Montpellier, et, de son ermitage du Mas-du-Diable, il répand sur le Languedoc l'ardeur révolutionnaire qui le dévore. Paul Verlaine prétendait autant que personne à l'impassibilité. Il se comptait sincèrement parmi ceux qui «cisèlent les mots comme des coupes», et il comptait réduire les bourgeois au silence par cette interrogation triomphante:
    Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo?

Sans doute, elle est en marbre. Mais, pauvre enfant malade, secoué par des frissons douloureux, tu n'en es pas moins condamné à chanter comme la feuille en tremblant, et tu ne connaîtras jamais de la vie et du monde que les troubles de ta chair et de ton sang.

Laisse là le marbre symbolique, ami, malheureux ami; ta destinée est écrite. Tu ne sortiras pas du monde obscur des sensations, et, te déchirant toi-même dans l'ombre, nous entendrons ta voix étrange gémir et crier d'en bas, et tu nous étonneras tour à tour par ton cynisme ingénu et par ton repentir véritable. I nunc anima anceps...

Non certes, les Poèmes saturniens publiés en 1867, le jour même où François Coppée donnait son Reliquaire, n'annonçaient point le poète le plus singulier, le plus monstrueux et le plus mystique, le plus compliqué et le plus simple, le plus troublé, le plus fou, mais à coup sûr le plus inspiré et le plus vrai des poètes contemporains. Pourtant, à travers les morceaux de facture, et malgré le faire de l'école, on y devinait une espèce de génie étrange, malheureux et tourmenté. Les connaisseurs y avaient pris garde et M. Émile Zola se demandait, dit-on, lequel irait le plus loin de Paul Verlaine ou de François Coppée.

Les Fêtes galantes parurent l'année qui suivit. Ce n'était qu'un mince cahier. Mais déjà Paul Verlaine s'y montrait dans son ingénuité troublante, avec je ne sais quoi de gauche et de grêle d'un charme inconcevable. Qu'est-ce donc que ces fêtes galantes? Elles se donnent dans la Cythère de Watteau. Mais, si l'on va encore au bois par couples, le soir, les lauriers sont coupés, comme dit la chanson, et les herbes magiques qui ont poussé à la place exhalent une langueur mortelle.

Verlaine, qui est de ces musiciens qui jouent faux par raffinement, a mis bien des discordances dans ces airs de menuet, et son violon grince parfois effroyablement, mais soudain tel coup d'archet vous déchire le cœur. L e méchant ménétrier vous a pris l'âme. Il vous la prend en jouant, par exemple, le Clair de lune que voici:
    Votre âme est un paysage choisi
    Que vont charmant masques et bergamasques
    Jouant du luth et dansant et quasi
    Tristes sous leurs déguisements fantasques.

    Tout en chantant sur le mode mineur,
    L'amour vainqueur et la vie opportune,
    Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur,
    Et leur chanson se mêle au clair de lune,

    Au clair calme de lune triste et beau,
    Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
    Et sangloter d'extase les jets d'eau,
    Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
L'accent était nouveau, singulier, profond.

On l'entendit encore, notre poète, mais à peine cette fois, quand, à la veille de la guerre, trop près des jours terribles, il disait la Bonne chanson, des vers ingénus, très simples, obscurs, infiniment doux. Il était fiancé alors, et le plus tendre, le plus chaste des fiancés. Les satyres et les faunes doivent chanter ainsi lorsqu'ils sont très jeunes, qu'ils ont bu du lait et que la forêt s'éveille dans l'aube et dans la rosée.

Tout à coup Paul Verlaine disparut. Il fut du poète des Fêtes galantes comme du compagnon du Vau-de-Vire dont parle la complainte. On n'ouït plus de ses nouvelles: Il se fit sur lui un silence de quinze ans; après quoi on apprit que Verlaine pénitent publiait un volume de poésies religieuses dans une librairie catholique. Que s'était-il passé pendant ces quinze années? je ne sais. Et que sait-on? L'histoire véritable de François Villon est mal connue. Et Verlaine ressemble beaucoup à Villon; ce sont deux, mauvais garçons à qui il fut donné de dire les plus douces choses du monde. Pour ces quinze années, il faut s'en tenir à la légende qui dit que notre poète fut un grand pécheur et, pour parler comme le bien regretté Jules Tellier, un «de ceux que le rêve a conduits à la folie sensuelle». C'est la légende qui parle. Elle dit encore que le mauvais garçon fut puni de ses fautes et qu'il les expia cruellement. Et l’on a voulu donner quelque apparence à la légende en citant ces stances pénitentes d'une adorable ingénuité:
    Le ciel est par-dessus le toit
    Si bleu, si calme!
    Un arbre, par-dessus le toit
    Berce sa palme.

    La cloche, dans le ciel qu'on voit
    Doucement tinte
    Un oiseau sur l'arbre qu'on voit,
    Chante sa plainte.

    Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
    Simple et tranquille,
    Cette paisible rumeur-là
    Vient de la ville.

    Qu'as-tu fait ô toi que voilà,
    Pleurant sans cesse,
    Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
    De ta jeunesse?
Sans doute ce n'est qu'une légende, mais elle prévaudra. Il le faut. Les vers de ce poète détestable et charmant perdraient de leur prix et de leur sens s'ils ne venaient pas de cet air épais, «muet de toute lumière», où le Florentin vit les pécheurs charnels qui soumirent la raison à la convoitise,

Que la ragion sommettono al talento.

Et puis, il faut que la faute soit réelle pour que le repentir soit vrai. Dans son repentir Paul Verlaine revint au Dieu de son baptême et de sa première communion avec une candeur entière. Il est tout sens. Il n'a jamais réfléchi, jamais argumenté.

Nulle pensée humaine, rien d'intelligent n'a troublé son idée de Dieu. Nous avons vu que c'était un faune. Ceux qui ont lu les vies des saints savent avec quelle facilité les faunes, qui sont très simples, se laissaient convertir au christianisme par les apôtres des gentils. Paul Verlaine a écrit les vers les plus chrétiens que nous ayons en France. Je ne suis pas le premier à le découvrir. M. Jules Lemaître disait que telle strophe de Sagesse rappelait par l'accent un verset de l'Imitation. Le XVIIe siècle, sans doute, a laissé de belles poésies spirituelles. Corneille, Brébeuf, Godeau se sont inspirés de l'Imitation et des Psaumes.

Mais ils écrivaient dans le goût Louis XIII, qui était un goût trop fier et même quelque peu capitan et matamore. Comme Polyeucte au temps du Cardinal, leurs poètes pénitents avaient un chapeau à plumes, des gants à manchettes et une longue cape que la rapière relevait en queue de coq. Verlaine fut humble naturellement; la poésie mystique jaillit à flots de son cœur et il retrouva les accents d'un saint François et d'une sainte Thérèse:
    Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.
    ................................................................................
    Car comme j'étais faible et bien méchant encore,
    Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
    Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,
    Et m'enseigna les mots par lesquels on adore.
Ou bien encore, ces vers sans rime et pareilles à ces pieux soupirs dont les mystiques vantent la douceur:
    O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour,
    Et la blessure est encore vibrante,
    O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour.

    Voici mon front qui n'a pu que rougir,
    Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
    Voici mon front qui n'a pu que rougir.

    Voici mes mains qui n'ont pas travaillé,
    Pour les charbons ardents et l'encens rare,
    Voici mes mains qui n'ont point travaillé,

    Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain,
    Pour palpiter aux ronces du calvaire,
    Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain.

    Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
    Pour accourir au cri de votre grâce,
    Voici mes pieds, frivoles voyageurs.

    Voici mes yeux, luminaires d'erreur,
    Pour être éteints aux pleurs de la prière,
    Voici mes yeux, luminaires d'erreur.

Sincère, bien sincère, cette conversion! Mais de peu de durée. Comme le chien de l'Écriture, il retourna bientôt à son vomissement. Et sa rechute lui inspira encore des vers d'une exquise ingénuité. Alors, que fit-il? Aussi sincère dans le péché que dans la faute, il en accepta les alternatives avec une cynique innocence. Il se résigna à goûter tour à tour les blandices du crime et les affres du désespoir. Bien plus, il les goûta pour ainsi dire ensemble; il tint les affaires de son âme en partie double. De là ce recueil singulier de vers intitulé Parallèlement. Cela est pervers sans doute, mais d'une perversité si naïve, qu'elle semble presque pardonnable.

Et puis il ne faut pas juger ce poète, comme on juge un homme raisonnable. Il a des droits que nous n'avons pas parce qu'il est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que nous. Il est inconscient, et c'est un poète comme il ne s'en rencontre pas un par siècle. M. Jules Lemaître l'a bien jugé quand il a dit: «C'est un barbare, un sauvage, un enfant... Seulement cet enfant a une musique dans l'âme et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n'avait entendues...

Il est fou, dites-vous? je le crois bien. Et si je doutais qu'il le fût, je déchirerais les pages que je viens d'écrire. Certes, il est fou. Mais prenez garde que ce pauvre insensé a créé un art nouveau et qu'il y a quelque chance qu'on dise un jour de lui ce qu'on dit aujourd'hui de François Villon auquel il faut bien le comparer: — «C'était le meilleur poète de son temps!»

Dans un récit nouvellement traduit par M. E. Jaubert, le comte Tolstoï nous dit l'histoire d'un pauvre musicien ivrogne et vagabond qui exprime avec son violon tout ce qu'on peut imaginer du ciel. Après avoir erré toute une nuit d'hiver, le divin misérable tombe mourant dans la neige. Alors une voix lui dit: «Tu es le meilleur et le plus heureux». Si j'étais Russe, du moins si j'étais un saint et un prophète russe, je sens qu'après avoir lu Sagesse je dirais au pauvre poète aujourd'hui couché dans un lit d'hôpital: «Tu as failli, mais tu as confessé ta faute. Tu fus un malheureux, mais tu n'as jamais menti. Pauvre Samaritain, à travers ton babil d'enfant et tes hoquets de malade, il t'a été donné de prononcer des paroles célestes. Nous sommes des Pharisiens. Tu es le meilleur et le plus heureux.»

ANATOLE FRANCE, La vie littéraire, tome III, Calmann-Lévy, Paris, [n. d.]


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Verlaine en compagnie d'Oscar Wilde dans un salon de Londres, en 1891, en présence de la cantatrice Emma Calvé, qui évoquera cette soirée dans ses mémoires.

«Soirée chez lady de Grey. Des invités de marque, parmi lesquels Oscar Wilde et Paul Verlaine. Quel contraste entre ces deux êtres ! Je n'oublierai jamais le regard de notre pauvre grand poète, ses yeux d'enfant perdu, dépaysé, humilié, mal mis en des habits d'emprunt trop larges.

— Il est terriblement pauvre, explique Wilde, très élégamment vêtu, couvert de bijoux, beau brummel, dominant de sa haute taille son malheureux compagnon 1.

À la prière de Gladys de Grey, Verlaine nous a dit l'un de ses poèmes, D'une prison, avec des sanglots dans la voix. Je n'ai jamais pu chanter ces vers, si admirablement mis en musique par Reynaldo Hahn, sans une émotion rétrospective.»

Note
1. Quelques années plus tard, à Paris, dans un théâtre, je remarquais non loin de moi un homme mal mis, tout voûté à peu près dans le même état où j'avais vu Paul Verlaine. Je reconnus Oscar Wilde, vieilli, méconnaissable, qui cherchait à se cacher parmi la foule indifférente. J'allai vers lui, les mains tendues, il releva la tête au son de ma voix et je revis dans ses yeux, le même regard d'enfant effrayé, de notre grand poète. Il saisit mes mains, en murmurant : «Oh ! Calvé, si vous saviez combien je suis malade et désespéré. » Peu de temps après, j'appris sa mort.

EMMA CALVÉ, Sous tous les ciels, j'ai chanté, Plon, Montréal 1940, p. 95.

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