Vigny Alfred de

27 / 03 / 1797-17 / 09 / 1863
"Issu d’une famille de petite noblesse dont tous les membres avaient servi dans l’armée, il était fils d’un officier blessé pendant la guerre de Sept ans et de Mlle de Baraudin, fille d’un chef d’escadre de la marine royale, personne d’une rare distinction physique et morale. Elevé à Paris, au collège, il fut un écolier mélancolique : sa sensibilité et son imagination le faisaient déjà souffrir. Son hérédité militaire et les gloires de l’épopée impériale le poussèrent de bonne heure dans l’armée ; à l’âge de seize ans et demi, il était pourvu d’un brevet de sous-lieutenant dans les gendarmes rouges (1814), en même temps que Lamartine entrait aux gardes du corps.

La fuit des Cent-Jours et le retour de Louis XVIII sous la protection de l’étranger portèrent un coup mortel à ses illusions de gloire militaire ; ses facultés se tournèrent dès lors vers la vie intérieure et la rêverie poétique où l’engageait « un invincible amour de l’harmonie ». Il publia en 1822 un petit recueil de Poèmes qui passa inaperçu; le profond poème de Moïse et la tendresse pénétrante d’Eloa datent de la même époque (ils ne parurent cependant, ainsi que Le Déluge, qu’en 1826 dans les Poèmes antiques et modernes). Lié avec Victor Hugo d’une amitié d’artiste, plus enthousiaste que tendre, il partit en 1823 avec le titre de capitaine pour prendre part à la guerre d’Espagne; il rêva de nouveau « d’appliquer aux actions les pensées qu’il aurait pu porter dans des méditations solitaires et inutiles »; mais un nouveau désappointement l’attendait: sa brigade fut placée en réserve sur la frontière des Pyrénées ; pour tromper son ennui, il chanta la mort de Roland dans les beaux vers du Cor. En même temps, il abordait le roman historique à la Walter Scott et écrivait dans une prose excellente : Cinq-Mars ou une Conjuration sous Louis XIII (1826) ; ce livre eut un vif succès, malgré les libertés excessives prises avec l’histoire.

En 1827, Alfred de Vigny se trouvait au premier rang de la jeune école romantique : il démissionna. L’année suivante (après une courte inclination pour Delphine Gay, qui devait épouser Girardin, et à laquelle il adressa vingt ans plus tard les beaux vers intitulés Pâleur), il épousa une Anglaise de race et d’une grande beauté, Lydia Bunbury ; leur union resta entière, malgré l’infidélité de Vigny, mais leurs natures ne se pénétrèrent jamais. Les beaux jours du romantisme étaient venus ; Sainte-Beuve, épris du talent de Vigny, l’appelait « divin et chaste cygne » ; c’est Vigny qui livra la première bataille au théâtre : le 14 novembre 1829, il faisait jouer aux Français une traduction en vers d’Othello ou le More de Venise; sa traduction, consciente des beautés de Shakespeare, ne les pénétrait pas entièrement, et son succès ne dura pas. La Maréchale d’Ancre, représentée à l’Odéon le 25 juin 1831, fut sa véritable entrée au théâtre ; mais il ne triompha vraiment qu’avec Chatterton, pièce jouée le 12 février 1835 ; le succès fut prodigieux et ne peut se comparer, dans les annales du théâtre, qu’à celui du Cid.

Ce drame était tiré du volume que Vigny venait de publier: Consultations du Docteur Noir : Stello ou les Diables bleus (1832). Stello est un récit mêlé d’histoire, de philosophie et de roman qui rappelle Sterne et Diderot, livre d’une tristesse amère et désabusée, où il représente le poète, écrasé par les matérialités de la vie, comme le martyr perpétuel de l’humanité ; cette thèse un peu factice n’empêchait pas le public éclairé de voir dans Chatterton une réaction contre les exagérations du drame romantique, et d’applaudir un théâtre nouveau plein de vie et de vérité où les drames de la conscience tiennent plus de place que les péripéties de l’action. Le type de Chatterton, le poète méconnu, fut contagieux comme autrefois celui de Werther.

Le petit monde idéaliste et de dilettantisme poétique qui se pressait autour de Vigny triomphait : la gloire de Vigny, égale à celle de Lamartine, éclipsait alors celle de Hugo, lente à s’affirmer. Mais cet éclat dura peu ; à l’heure la plus brillante de sa carrière, la production de Vigny sembla s’arrêter : à part les trois admirables récits de Servitude et Grandeur militaires (dont la langue est aussi serrée que celle de Mérimée) qui datent de 1835, et quelques morceaux poétiques (comme le Mont des Oliviers, la Maison du Berger), insérés à des longs intervalles dans la Revue des Deux Mondes, il ne publia plus rien pendant les vingt-huit dernières années de sa vie. Ses premiers amis, jaloux de ses succès, s’éloignaient de lui : Victor Hugo retrancha de ses œuvres jusqu’aux éloges qu’il lui avait prodigués autrefois ; Sainte-Beuve le définissait maintenant « un bel ange qui a bu du vinaigre ». Vigny se présenta vainement à plusieurs reprises à l’Académie ; il n’y fut nommé que le 8 mai 1845 ; dans le Journal d’un poète, il a raconté ses visites académiques et les réceptions pénibles que lui firent les académiciens, Royer-Collard en tête ; la réception eut lieu le 29 janvier 1846, et son discours, célébrant le romantisme encore suspect à l’Institut, fut le dernier acte public de sa vie littéraire.

Les publications posthumes devaient seules révéler que jamais la pensée du poète ne fut plus profonde et plus durable que pendant les années de silence que lui imposa sa conception intime de l’art et de la vie. La puissance de rêverie qui le distingue faisait taire en lui le bruit de la vie extérieure. Sainte-Beuve a dit « qu’il rentrait avant midi dans sa tour d’ivoire », vivant dans une sorte « d’hallucination séraphique ». Son charmant visage pensif, aux traits fins et spirituels, encadré de longs cheveux blonds bouclés, ses tendres yeux bleux, son air immatériel, restaient fermés aux romantiques ; Alexandre Dumas déclarait n’y rien entendre et s’étonnait « qu’on ne l’eût jamais surpris à table ». Vigny ne croyait qu’au rêve et n’attachait aucune réalité aux apparences du monde visible : aussi méprisait-il ce que l’on nomme « métier », dans la poésie. Peut-être la passion profonde que lui inspira Mme Dorval, actrice excellente, et la trahison qui y mit fin, achevèrent de séparer le poète du monde sensible ; c’est à cette grande douleur que nous devons les admirables imprécations de La Colère de Samson. Le pessimisme désespéré de Vigny, fruit de ses méditations philosophiques, acheva de le confiner dans la « sainte solitude ». Vingt-cinq années durant il vécut ainsi dans une grande tension d’âme, songeant et lisant, retiré au fond de la Charente, sur sa terre de Maine-Giraud, réduit à la société silencieuse de Mme de Vigny ; il venait rarement à Paris et s’y interdisait même « de sourire un moment » ; il avait perdu jusqu’au repos que lui donnait jadis « le calme adoré des heures noires ». Au point où sa tristesse s’était élevée, ses déceptions personnelles et l’échec du romantisme ne comptaient plus. À la fin de sa vie, la douleur physique vint s’ajouter à la peine morale : il mourut d’un cancer dont il supporta le progrès dévorant avec une patience stoïque.

L’année qui suivit sa mort vit paraître son chef-d’œuvre : Les Destinées (1864) ; quand au précieux journal auquel le poète a, pendant quarante années, confié le secret de sa vie intérieure, il n’en a paru que de courts fragments en 1867 (sous le titre Journal d’un poète) : la volonté de l’auteur et la fidélité de son exécuteur testamentaire, Louis Ratisbonne, le condamnent à la destruction. Les Œuvres complètes de Vigny ont paru en 8 volumes (Paris, 1863-1866).

Vigny se détache des romantiques par la simplicité, la pureté, la chasteté de la forme ; chez lui, le respect de la pensée écarte les procédés de style. Une absolue sincérité, la mesure et le goût distinguent sa langue poétique ; il disait : « L’art est la vérité choisie », et son idéalisme avait pris pour devise : « La parfaite illusion est la réalité parfaite ». Comme versificateur, il manque de virtuosité, moins par l’insuffisance de son génie poétique que par la nature de son inspiration où dominent le sentiment et l’idée ; mais sa poésie a quelque chose de grand, de simple et de solennel. Plus encore que Lamartine et Hugo, il a été un précurseur et a compris le sens de la rénovation de la poésie française ; ses vers ne se rattachent au passé que par une parenté lointaine et rare avec la langue poétique d’André Chénier. Enfin, on peut dire qu’il a créé le goût de la poésie philosophique en France ; tous ses écrits ont le caractère de l’universel. « On ne mérite pas le nom de poète, a dit Goethe, tant que l’on n’exprime que des idées ou des émotions personnelles, et celui-là seul en est digne qui sait s’assimiler le monde. »"

Philippe Berthelot, article «Vigny» de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, [191-?]. Tome trente et unième (Thermophyle-Zyrmi), p. 987-988.

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