Les premiers travaux scientifiques

Condorcet
Pascal était alors à Rouen, où bientôt il se montra digne de sa réputation par une invention brillante, et ce n'était plus l'ouvrage d'un enfant qui donne des espérances. A dix-neuf ans, il conçut l'idée d'une machine arithmétique, et la fit exécuter. On sait que les règles d'arithmétique réduisent à des opérations techniques tous les calculs de cette science ; et que l'addition, la soustraction et la multiplication des nombres simples, sont les seules opérations qui restent à-faire à l'esprit. Mais la simplicité de ces opérations devient elle-même un inconvénient. L'esprit se lasse bientôt de ces opérations tant répétées et si monotones; elles ne peuvent ni se passer de l'attention de celui qui les fait, ni la captiver. Une machine arithmétique n'a pas les même inconvénients. Toutes les opérations y sont purement techniques, à peu près comme dans la méthode de calculer par les jetons, et dans celle que M. le Gentil a trouvée chez les Brames, et par laquelle ils exécutent avec tant de promptitude et de sûreté les calculs les plus compliqués. Avec une de ces machines, le géomètre, l'astronome feraient eux-mêmes, avec facilité et sans dégoût, tous leurs calculs numériques; et ils seraient dispensés de recourir à la ressource, moins sûre et plus dispendieuse, des calculateurs subalternes. Ce fut la vue de cette utilité qui arrêta longtemps l'esprit de Pascal sur cette idée, et qui engagea Leibniz à s'en occuper après lui. Mais les machines arithmétiques proposées jusqu'ici sont d'une construction trop compliquée et d'un usage trop embarrassant pour être employées. Il faut attendre leur perfection du temps, et surtout de cette énorme complication des calculs numériques que le progrès de l'astronomie rationnelle rend inévitable, et qui déjà nous fait sentir le besoin de nouvelles ressources. Pascal avait éprouvé, dès l'âge de dix-huit-ans, les premières atteintes de ces maux qui le conduisirent au tombeau après plus de vingt ans de souffrances. Il disait que, depuis dix-neuf ans, il n'avait passé aucun jour sans souffrir. Cependant son goût pour les sciences était toujours le même; et jusqu'à vingt-cinq ans ou environ, il y consacra tous les moments de relâche que ses douleurs lui laissaient. Ce fut dans ces intervalles qu'il fit ses expériences célèbres sur la pesanteur de l'air. Elles furent l'occasion de son traité sur l'équilibre des liquides; et c'est le premier ouvrage français où cette science ait été appuyée sur des principes solides. Galilée avait remarqué que l'eau ne montait pas dans les pompes au delà de trente-deux pieds, et il en conclut que la force qui la soutenait-à'cette hauteur n'était pas une force indéfinie, telle que l'horreur du vide des scolastiques, mais qu'elle était déterminée et égale au poids d'une colonne d'eau de trente-deux pieds. Galilée s'arrêta à cette remarque. Il savait cependant que l'air est pesant, et qu'un ballon rempli d'air pèse davantage que lorsque cet air en a été chassé. Toricelli confirma, par de nouvelles expériences, l'observation de l'ascension de l'eau dans les pompes ; il prouva que cette force élevait l'eau dans les tuyaux inclinés à la même hauteur perpendiculaire ; que le mercure ne montait qu'à vingt-huit pouces, hauteur proportionnelle au rapport des pesanteurs des deux fluides. Le père Mersenne avait été témoin de ses expériences dans un voyage d'Italie; il en rendit compte à Pascal, et vraisemblablement d'une manière assez vague, puisqu'il ne lui dit pas même que Toricelli en fut l'auteur. Pascal les répéta de plusieurs façons, ce qui était important dans un temps où ces premières vérités d'expériences étaient offertes à des hommes remplis de tous les préjugés des philosophes scolastiques ces expériences furent publiées en 1647. Alors Pascal attribua la suspension des liquides à l'horreur limitée du vide. Il se préparait même à soutenir la possibilité du vide contre Descartes, qui avait déja aperçu que c'était à la esanteur de l'air qu'était due l'élévation du mercure, et qui même avait indiqué les expériences qu'il fallait faire pour le démontrer. Jamais peut-être l'esprit humain ne fit en si peu de temps d'aussi grands progrès que dans cette époque. Trente ans s'étaient à peine écoulés depuis la mort de Descartes, que déjà Newton avait deviné le secret de la nature qui avait échappé à Descartes, et corrigé les fautes de ce grand homme, en marchant sur ses traces. L'histoire même des travaux de Pascal nous présente une observation qui prouve à la fois, et combien:la marche des sciences fut alors rapide, et combien ceux qui parlent en juges des sciences qu'ils n'entendent pas s exposent à se rendre ridicules. Pascal avait reconnu, en 1647, l'horreur du vide pour une cause naturelle; cependant, lorsque le traité de l'équilibre des liquides fut imprimé en 1663, les éditeurs, qui, comme tous les hommes animés de l'esprit de parti, ne veulent pas reconnaître la moindre imperfection dans leurs héros, disent, dans leur préface, que M. Pascal n'avait garde de soutenir une doctrine aussi absurde que celle de l'existence du vide. Ils ne pouvaient pas deviner que, vingt ans après seulement (en 1687), opinion de l'existence du vide reparaîtrait dans Newton avec une nouvelle force; en sorte que, s'il n'y a point de preuve convaincante qu'il existe dans la nature un vide absolu, du moins est-on trop avancé maintenant pour croire que des raisonnements métaphysiques puissent en prouver l'impossibilité. Cependant, Pascal apprit enfin que Toricelli avait eu la même idée que Descartes sur la cause de la suspension des liqueurs. Il crut alors devoir s'assurer, par des expériences, de la vérité de ces conjectures. Descartes lui avait proposé de porter un baromètre au haut d'une montagne, et l'avait assuré que le mercure y serait sensiblement plus bas que dans la plaine, parce que la colonne d'air qui pèse sur le mercure serait devenue plus courte. Pascal, avant de tenter cette expérience, qui demandait des apprêts considérables, en imagina une non moins convaincante. Près de .l'extrémité supérieure d'un baromètre simple, dont le haut du tube était fermé avec un bouchon. Pascal avait scellé un tuyau coudé, communiquant, par la partie supérieure de sa plus petite branche, avec le haut du baromètre ; la plus haute branche était fermée hermétiquement, et le coude était rempli de mercure, qui se tenait de niveau dans les deux branches, tandis que, dans le baromètre, il était élevé de vingt-sept pouces audessus. Si alors on ôtait le bouchon, le mercure du baromètre retombait au niveau, et celui du tube montait dans la branche supérieure vingt-sept pouces au-dessus. Ainsi l'on voyait le mercure de niveau toutes les fois que la colonne d'air pesait ou ne pesait pas en même temps sur les deux surfaces du mercure; au lieu que, toutes les fois que l'air ne pesait que sur une des deux surfaces, le mercure s'élevait dans l'autre branche au-dessus du niveau.

Encouragé par ce succès, Pascal voulut encore essayer dans sa maison et sur le clocher de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, l'expérience que Descartes lui avait proposée; il vit qu'elle avait un succès sensible; alors il se détermina, pour achever de lever tous les doutes, à la répéter sur une montagne d'Auvergne, haute de cinq cents toises. Périer, son beau-frère, l'exécuta d'après ses instructions; car l'admiration qu'inspirait te génie de Priscal avait subjugué toute sa famille, et il avait fait de tous ses parents des physiciens et des savants, aussi facilement que, dans la suite, il en fit des jansénistes et des dévots. La même expérience réussit à Descartes, en Suède, et dès ce moment, la cause de ce grand phénomène fut connue ; une foule d'effets, et de ces effets qui se présentent journellement, dépendaient de cette cause. Telle est la résistance qu'on éprouve en ouvrant un soufflet dont le tuyau est bouché, l'adhérence d'une clef à la lèvre qui la suce, la cohésion de. deux corps polis que l'on veut séparer. Ainsi cette découverte de la philosophie nouvelle, qui substituait une cause physique et lumineuse aux causes obscures et vagues de la physique ancienne, fut bientôt une connaissance populaire. Bientôt, l'ancienne physique devint susceptible de ridicule, et il fut de bon ton de s'en moquer. C'est peut-être ce qui contribua le plus à hâter en France la décadence des chimères de l'école, et le triomphe de la bonne philosophie.

Dans le cours de ses, expériences, Pascal eut l'occasion de remarquer l'élasticité de l'air, et de voir que cette élasticité tient l'air en équilibre avec le poids dont il est chargé. Un ballon, flasque au bas du Puy-de-Dôme, reprit en haut toute sa rondeur, et redevint flasque au bas de la montagne ; un autre ballon, qu'on avait remplit d'air au sommet, s'aplatit en descendant.

Pascal observa aussi que les variations du baromètre, qui répondaient aux poids de l'atmosphère, avaient quelques rapports avec les changements de temps. Descartes avait eu la même idée. Il avait imaginé le baromètre double pour observer ces rapports sur une échelle plus grande. Le baromètre devait se tenir plus haut lorsque l'atmosphère était plus pesante. Il était naturel d'imaginer que, dans le temps de pluie, l'air est plus pesant. Aussi Pascal trouvait-il, d'après quelques expériences équivoques, que le baromètre baissait lorsque l'air était chaud, agité et serein, et qu'il haussait lorsqu'il était froid, calme et pluvieux.

L'erreur était d'autant plus difficile à connaître, qu'on ignorait alors que les variations du baromètre prédisent souvent celles du temps, plutôt qu'elles ne les accompagnent.

Nous n'avons garde de faire à Pascal un reproche de cette erreur; nous la rapportons seulement comme une preuve de la lenteur à laquelle sont nécessairement assujettis les progrès des systèmes fondés sur les faits. Cette lenteur est la source de bien des jugements injustes: ne pouvant suivre la chaîne des progrès insensibles de l'esprit humain au milieu des erreurs de chaque siècle et des inutilités dont chaque âge embarrasse la philosophie, la plupart des hommes méconnaissent la lente circonspection du génie et n'admirent que les sophistes éloquents et prodigues de promesses.

À ces expériences sur les fluides, Pascal joignit des recherches profondes sur la théorie de l'équilibre des liquides. Archimède, qui, le premier des anciens, traita de la théorie des fluides, n'avait considéré que l'équilibre des solides plongés dans un fluide. Il avait déterminé le poids des corps pesés dans un fluide plus léger, le degré d'enfoncement où ils restaient en équilibre dans un fluide plus pesant, la force avec laquelle ils tendaient à s'élever lorsqu'on les avait forcés de s'y plonger tout entiers, et la position qu'ils y prenaient relativement à leur figure.

Stevin, mathématicien flamand, parait avoir prouvé, le premier, par l'expérience et la théorie, que les fluides pèsent dans la direction de leur pesanteur, en raison de leur base et de leur hauteur, et qu'ainsi le cylindre et le cône fluides, qui ont une base et une hauteur égales, pèsent également sur cette base.

Pascal démontra la même vérité dans son ouvrage, et il employa de même et l'expérience et la théorie, dont le concours est si nécessaire, lorsque les sciences ont à combattre à la fois les préjugés du peuple, et les erreurs des savants.

Des deux démonstrations de Pascal, l'une est fondée sur ce principe de mécanique connu de Toricelli, que, si, en supposant un changement dans la position de deux corps liés ensemble, il arrive que leur centre de gravité ne doive changer de place, ces deux corps seront en équilibre. Ce principe ne s'applique immédiatement qu'à l'équilibre des fluides, pressés par deux pistons de masses proportionnelles à leurs bases : il faut donc, pour l'appliquer à l'équilibre des fluides en général, les considérer comme divisés en canaux, de figure quelconque, à l'extrémité desquels on suppose que la force des pistons soit appliquée. Cette même considération de canaux de figure quelconque et supposés en équilibre a conduit de savants analystes à déterminer en général les lois de l'équilibre et des fluides, que M. d'Alembert a démontrées ensuite d'une manière encore plus directe et moins hypothétique. La seconde démonstration de Pascal est fondée sur l'égalité de pression, et il déduit cette égalité de l'incompressibilité des fluides. Dans ce siècle, une géométrie nouvelle devait encore apprendre aux analystes le moyen de déduire de ce principe les lois générales du mouvement des fluides. Ces recherches sur les fluides furent les derniers efforts de ce génie à qui la nature n'avait refusé que des organes proportionnés à sa force: ramené sans cesse à lui-même par la douleur, l'étude de l'homme fut la seule à laquelle son esprit, absorbé par la mélancolie, put alors se livrer. Cette mélancolie avait encore été augmentée par un accident singulier. Pascal était allé se promener à quatre chevaux et sans postillon, comme c'était alors l'usage. En passant sur le pont de. Neuilly, qui n'avait pas de garde-fous, les deux premiers chevaux se précipitèrent. Déjà ils entraînaient la voiture dans la Seine ; mais heureusement les traits rompirent, et Pascal fut sauvé. Son imagination, qui conservait fortement les impressions qu'elle avait une fois reçues, fut troublée le reste de sa vie par des terreurs involontaires. On dit que souvent il croyait voir un précipice ouvert à côté de lui. Pascal ne pouvant ni chercher des ressources dans les sciences, ni trouver de repos en lui-même, n'eut plus d'espoir qu'en la religion. Jamais il n'avait cessé de l'aimer; et elle fut, dans ses infirmités, sa consolation et son appui.

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