Machiavel Nicolas
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Machiavel fondateur de la science politique moderne (Paul Janet)
«L'originalité philosophique de Machiavel consiste à avoir introduit dans la politique ce que l'on peut appeler la logique pratique, c'est-à-dire la méthode même avec laquelle on juge dans la vie les hommes et les événements. Cette méthode s'arrête-t-elle à la superficie, elle est le bon sens; va-t-elle plus loin, elle est la pénétration; va-t-elle jusqu'aux causes les plus cachées, elle est la profondeur. En général elle est un raisonnement rapide, qui conclut de ce qu'elle voit à ce qu'elle ne voit pas, à l'aide de la comparaison et de l'analogie. C'est une induction, mais une induction qui s'ignore, qui ne se soumet point à des règles, qui ne connaît pas les lenteurs de la méthode scientifique: car, dans la vie, il faut juger vite, et l'on se passe d'une parfaite exactitude pour atteindre plus tôt à l'à peu près. Or, jusqu'au temps de Machiavel, la politique, comme la morale, avait toujours été traitée par la logique des écoles, logique pleine d'embarras, d'inutilités, de distinctions artificielles, et à laquelle manquaient absolument le suc et le nerf de la réalité. Machiavel rendit à la politique le même service que Dante à la poésie: il la traduisit en langue vulgaire. Le premier, il traita de la politique réelle, et substitua l'étude et l'analyse des faits à la discussion des textes, et à l'argumentation a priori.
La méthode de Machiavel avait les avantages et les inconvénients de cette sorte de logique, qui juge plus qu'elle ne raisonne, et qui devine plus qu'elle n'observe. Elle considère plutôt ce qui est, que ce qui doit être: elle prend pour règle l'exemple et l'usage, plus que la conscience, et s'intéresse plus au choix des moyens employés pour obtenir un résultat, qu'à la valeur morale du but poursuivi. C'est là une des causes de l'immoralité que nous avons relevée dans Machiavel. Il parlait et il raisonnait comme le vulgaire, avec plus de profondeur, mais non avec plus de hauteur et de pureté morale. On le comprend d'ailleurs, lorsque le bon sens pratique, lorsque la logique familière commence à se sentir assez forte pour évincer et remplacer la logique de convention, elle écarte comme un joug toutes les idées de l'école; or, les idées morales ont toujours eu pour privilège d'être défendues par l'école contre le monde. Comme elles sont plus claires à ceux qui vivent parmi les hommes, comme il est plus facile de les comprendre et de les admettre en théorie que de les pratiquer, les savants qui se font les patrons des idées morales les couvrent ainsi d'une sorte de vernis pédantesque, qui leur nuit auprès du monde; de là vient que la logique du monde, lorsqu'elle s'émancipe du joug de l'école, s'affranchit en même temps des idées morales, et les traite volontiers avec dédain: de même que l'enfant qui pendant longtemps n'a jugé qu'à l'aide de son maître, lorsqu'il commence à sentir en lui-même la puissance de juger seul, rejette tout ce qu'on lui a appris, bon ou mauvais, et met une certaine fierté à fouler aux pieds les principes qu'il respectait le plus.
Il s'est passé, à ce qu'il semble, un phénomène analogue au XVIe siècle. Jusque-là, l'esprit humain n'avait connu d'autre manière de penser que la logique de l'école. Je sais que, malgré ce joug, de grandes luttes cependant avaient eu lieu, et que des doctrines hardies s'étaient fait jour, mais toujours dans le sein de l'école, et par ceux-là seuls qui savaient manier l'instrument commun. Mais lorsque l'esprit humain sentit qu'il pouvait marcher seul, lorsque l'exemple des grands écrivains de l'antiquité eut répandu une autre manière, plus grande et plus libre, de penser et de raisonner, la politique scolastique fut renversée de fond en comble: les questions générales furent morcelées, brisées en une infinité de questions particulières; le but disparut devant les moyens, et le droit devant le fait: la religion et la morale s'évanouirent dans un commun naufrage; et la logique laïque, victorieuse de la logique officielle, inaugura son entrée sur la scène de la philosophie politique par le machiavélisme.
Au reste, cette révolution n'a eu lieu dans la science que parce qu'elle avait eu lieu dans les faits. L'habileté des souverains, la sagesse ou l'artifice, en un mot, l'art de tirer parti des événements par tous les moyens possibles, avait succédé à la violence ouverte qui avait été l'arme universelle du moyen âge; à la générosité qui accompagnait parfois la violence, et à la piété naïve qui la corrigeait, les princes du XVe siècle substituèrent une prudence peu scrupuleuse, qui opposait la ruse à la force, et quelquefois à la ruse elle-même. C'est l'esprit de ce temps dont les héros sont Louis XI, Ferdinand d'Aragon, Gonsalve de Cordoue, etc. C'était sans doute une application peu noble de l'intelligence, mais enfin un témoignage de l'empire nouveau et croissant de l'esprit et de la pensée dans la sphère politique. Machiavel fut l'écho de ces principes, et l'interprète de cette importante révolution.
Au reste, quoique la méthode de Machiavel soit en germe la méthode d'observation et d'expérience, on peut dire cependant qu'il ne l'a pas encore appliquée d'une manière suffisamment scientifique. Si l'on ne considère que son esprit, il en est peu qui lui soient supérieurs: c'est un génie mâle, net, plein de finesse et de fermeté, et d'une pénétration admirable. Mais sa méthode est très imparfaite. Il ne classe pas les problèmes; il ne les subordonne pas les uns aux autres; il tâtonne souvent dans la solution; il ne groupe pas suffisamment les faits; il en rassemble souvent qui ne sont pas du même ordre, qui ne prouvent pas la même chose; enfin, il manque tout à fait d'enchaînement. Mais il a des parties admirablement traitées. Je citerai, par exemple, son chapitre des conspirations, où la matière est étudiée à fond, et en parfaite connaissance de cause. C'est un chef-d’œuvre de netteté, de vigueur, d'expérience et de réflexion.
En résumé, Machiavel a fondé la science politique moderne, en y introduisant la liberté d'examen, l'esprit historique et critique, la méthode d'observation. Par là, il mérite la reconnaissance de la philosophie. Mais, par malheur, la première application qu'il a faite de cette nouvelle méthode a été une doctrine détestable, qui a eu une trop grande part dans les malheurs et les crimes de la politique au XVIe siècle. On peut rejeter sur son temps la faute de cette doctrine; mais il ne faut ni la justifier, ni l'excuser. L'astuce et la violence se font assez d'elles-mêmes leur place dans les affaires humaines, sans qu'il soit nécessaire que la science vienne les couvrir de sa haute autorité.»
PAUL JANET, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la science morale, Paris, Félix Alcan, 1887. Voir ce texte.