Les Pensées

Condorcet
Éloge de Pascal par Condorcet. Point de vue particulièrement intéressant sur le dernier grand projet de Pascal, puisque ce texte accompagnait une nouvelle édition des Pensées dans laquelle on publiait pour la première fois certains fragments inédits, que les proches de Pascal avaient jugés indignes d'être publiés.
Pascal ne survécut que trois ans à l'impression du Traité de la Roulette. Il y avait vingt ans que la vie n'était pour lui qu'un supplice; on trouva, sur des feuilles volantes, le peu qu'il avait pu ramasser des matériaux de son grand ouvrage, quelques pensées sur la méthode géométrique, et des notes informes, qui paraissaient avoir été faites dans le temps de la composition des Provinciales. Il y a dans ces notes une pensée d'une vérité frappante à l'occasion de cette persécution, qui, suscitée par les jésuites contre les solitaires de Port-Royal, attira à ses auteurs la haine de tous ceux qui cultivent les lettres, de ces hommes chez qui les générations futures vont apprendre ce qu'ell'es doivent penser, et qui par là deviennent bientôt les maîtres de l'opinion. Ils sont bien peu politiques en persécutant Port-Royal, dit Pascal; chacun des solitaires, une fois dispersés, osera dire ce que la crainte de causer la ruine de PortRoyal l'obligeait de dissimuler. Que ceux qui se croient intéressés à mettre des bornes à la liberté de penser apprennent de cette réflexion que le seul moyen qui leur puisse réussir est de protéger les Sociétés savantes, et de laisser à ces Sociétés assez de liberté pour que ceux de qui le génie est à craindre puissent désirer d'y occuper une place.

Je m'arrêterai peu aux pensées sur la méthode de démontrer; selon Pascal, hors de la géométrie, il n'y a point de véritables démonstrations. En cherchant ce qui donne à la géométrie cet avantage, on voit qu'elle n'emploie aucun terme qu'elle ne l'ait défini, que jamais le sens de ce terme ne varie, et qu'ainsi on peut dans chaque proposition, en substituant à chaque terme sa définition, parvenir à des propositions évidentes par elles-mêmes et à des notions simples, qu'il ne faut plus ni prouver, ni définir; sans cela on tomberait dans une fausse subtilité, qui deviendrait une nouvelle source d'erreurs. Cette méthode est applicable aux sciences même de faits, parce qu'alors une propriété donnée par l'expérience, ou un fait observé, y tient lieu des notions simples des propositions évidentes par ellesmêmes qui ne doivent plus être ni définies, ni prouvées.

Si l'application de cette méthode est facile dans presque toutes les sciences naturelles, elle devient difficile dans les sciences morales, parce que la plupart des termes de celles-ci sont employés dans l'usage ordinaire avec un sens vague et confus, et qu'il faut, après en avoir fixé le sens, veiller toujours à ce qu'il n'arrive jamais de les employer dans le sens vulgaire. Mais il est temps de venir à ce qui a mérité à Pascal le nom de philosophe, et augmenté encore la réputation de l'écrivain des Provinciales, je veux dire à ses Pensées sur l'homme.

Pascal croyait que les preuves de l'existence de Dieu, tirées des considérations métaphysiques, ne donnent de l'Être suprême qu'une connaissance inutile à la morale. Il croyait que les preuves qu'on déduit de l'ordre du monde, quelque imposantes qu'elles soient par elle-mêmes, quelque force qu'elles aient sur les bons esprits, ne sont pas suffisantes contre des athées endurcis, qui peuvent y opposer avec quelque avantage et le désordre apparent du monde, et ces phénomènes dont l'ordre ou le désordre nous échappe, et dont le nombre est immense eu égard au petit nombred'objets dans lesquels l'ordre a pu nous frapper. Pascal ne se flattait pas de pouvoir résoudre ces difficultés, et, l'eût-il pu, il ne s'en fût pas occupé. Ce n'aurait été que livrer aux disputes des gens instruits et des philosophes une vérité dont la croyance est nécessaire à tous les hommes. Il crut donc qu'il fallait chercher des preuves d'un autre genre: et il pensait de même sur les preuves historiques de la religion chrétienne. Il restait toujours, selon lui, des objections assez fortes pour rendre impossible la conviction de tout homme dont le cœur ne sentirait pas qu'il a besoin d'un Dieu.

C'est dans la connaissance de l'homme qu'on doit trouver ces preuves palpables et qui doivent parler au cœur de tous les hommes. Pascal s'était souvent plaint, dans ses profondes spéculations géométriques, de ne pouvoir faire partager à personne l'intérêt qu'elles lui inspiraient. Quand il se mit à étudier l'homme, il trouva qu'il y avait encore plus de gens qui étudiaient la géométrie qu'il n'y en avait qui s'étudiaient eux-mêmes. Il fut aisé à Pascal de prouver combien l'homme est faible et corrompu; peut-être il eût été plus philosophique de chercher comment il l'est devenu, puisque c'est le seul moyen d'apprendre ce qui pourrait le corriger. Mais Pascal attendait tout de la religion, et il ne voulait que bien convaincre les hommes de leur faiblesse, et surtout la leur faire fortement sentir. Selon Pascal, l'homme est tellement soumis à l'empire de l'habitude, que ce qu'on nomme nature n'est peut-être qu'une première coutume.

L'homme est faible et vain à la fois, parce que, sa faiblesse lui faisant éprouver à chaque instant le besoin qu'il a des autres, il veut leur donner une opinion de sa force. Toutes les folies, toutes les inconséquences qu'on lui reproche, sont les conséquences nécessaires de sa faiblesse ou de sa vanité: les marques extérieures de respect sont toujours, en dernier ressort, un hommage que la faiblesse rend à la force ou réelle ou imaginaire; et moins elle est réelle, plus elle attache de prix aux marques extérieures, plus elle se distingue par des ornements ou des cérémonies. Ainsi les magistrats de justice, les médecins, les docteurs, qui doivent la vénération publique non à leurs connaissances réelles, mais à l'opinion qu'on en a; ainsi, toutes les puissances qui ne doivent qu'aux erreurs de l'imagination l'idée qu'on a de leurs forces sont jalouses à l'excès de leurs étiquettes et de leurs ornements, tandis que la milice les dédaigne, parce qu'elle sent combien sa force est réelle.

Si l'opinion, c'est-à-dire la croyance de la multitude, est la reine du monde, c'est parce qu'elle dirige la force qui réside dans le plus grand nombre. «Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice. La justice change selon les pays. Ce qui est juste sur le bord d'un fleuve est injuste de l'autre côté; et cette instabilité est encore un effet de la faiblesse humaine, car il fallait que la justice fût unie à la force pour conserver la paix, qui est le souverain bien. On sait facilement où est la force, l'on ignore où est la justice, et il est plus aisé de faire dire que ce qui plaît à la force est justice, que d'assujettir la force à céder à la justice. La justice n'a donc été chez les différentes nations que l'expression de la volonté du plus fort. Ainsi il ne faut pas dire au peuple que ses lois sont injustes; car il est quelquefois nécessaire de le tromper; il ne faut pas même lui dire qu'il doit obéir aux lois parce qu'elles sont justes; il n'aurait qu'à vouloir les examiner: il faut lui dire qu'il doit leur obéir parce qu'elles sont établies, car il faut surtout éviter les séditions. » Ainsi le sage doit parler comme le peuple, en conservant cependant une pensée de derrière.

Si l'homme, soumis de toutes parts à l'empire de la force, rentre ensuite en lui-même, il y trouve d'autres preuves de sa faiblesse. S'applaudira-t-il d'avoir fait le destin des États? Un grain de sable placé dans l'urètre de Cromwell a décidé du sort de l'Europe; et si le nez de Cléopâtre eût été plus court la face de la terre eût été changée. S'enorgueillira-t-il de la Force de son esprit? Le bourdonnement d'une mouche l'empéche de penser. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet insecte importun qui trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Sera-ce de la connaissance de la vérité ? Placé entre deux infinis en grandeur et en petitesse, et tous deux également incompréhensibles, ne trouvant qu'ignorance à chaque pas qu'il veut faire dans l'étude de la nature; entouré partout ailleurs d'obscurité et de contradictions; il ne reste donc à l'homme de science réelle que la géométrie; et dans cette science même il voit devant lui une immensité de vérités que jamais la race humaine ne peut épuiser, quelle que soit sa durée; et derrière lui des principes qui le ramènent à une métaphysique impénétrable. Cependant, loin d'être abattu sous tant de faiblesse, cet être misérable semble sentir que ce n'est point là son état naturel; il cherche à en imposer à ses semblables par une fausse idée de sa force, et à se rendre maître par l'opinion de la force réunie de plusieurs. Il cherche à s'en imposer en s'efforçant de se distraire de lui-même; de là naissent en lui l'amour des plaisirs et la vanité; tout son bonheur, toute sa force se fondent sur l'erreur, et c'est la source de cette haine contre la vérité, fruit nécessaire de l'amour-propre.

Nous ne pouvons souffrir le bien qu'on nous fait en nous avertissant de nos défauts. Aussi la société n'est-elle qu'un commerce de fausseté et de dissimulation. On se brouillerait avec son meilleur ami si on savait ce qu'il pense de nous, ou ce qu'il en dit lorsqu'il en parle sans prévention; et il n'y aurait pas quatre amis dans le monde si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres.

Plaignons Pascal d'avoir assez peu senti l'amitié pour croire qu'on peut juger son ami sans prévention, et de n'avoir connu des erreurs des hommes que celles qui les divisent, et non celles qui font qu'ils s'aiment davantage. Les éditeurs n'ont point imprimé la pensée que nous venons de citer; elle aurait donné une très mauvaise idée des amis de Pascal.

Ce mépris profond que Pascal sentait si fortement pour la bassesse et la fausseté humaine, il voulait l'inspirer à l'homme pour l'homme même. C'est là ce qu'il voulait opposer au sentiment que l'homme a de sa grandeur. En montrant ainsi dans un contraste effrayant tant de grandeur avec tant de bassesse, en faisant observer que l'ordre des sociétés n'est fondé que sur notre faiblesse et sur nos vices, que nos découvertes sublimes dans les sciences nous ont laissé toute notre méchanceté, que nos actions les plus sublimes sont corrompues par le désir qu'elles soient connues; que le sentiment du juste et de l'injuste, si général et si prompt, n'en est que plus propre à nous égarer, et ne peut être assujetti par la raison à une règle invariable et solide; Pascal espérait faire sentir à l'homme qu'il est sous la main d'un Être tout-puissant qui l'a créé pour un état de grandeur, mais qui le punit; et lorsque, sentant le poids de cette main toute-puissante, notre âme, accablée de l'idée de la grandeur de son Dieu et de sa propre faiblesse, aurait cherché avec crainte et avec amour dans le sein de ce Dieu des connaissances et des consolations que la nature n'avait pu lui donner, alors Pascal lui aurait présenté la religion chrétienne, dont elle aurait embrassé avec ardeur l'économie toute miraculeuse et les consolations surnaturelles.

Tel était le projet de Pascal; son ouvrage devait être également éloigné de la méthode sèche et fatigante de Charron et de la liberté de Montaigne, plus propre à délasser l'esprit et à l'inviter à chercher en lui-même les vérités qu'on lui indique, qu'à le forcer à croire une vérité dont on veut le convaincre. Le style devait être celui de cette pensée de Pascal: La nature, qui seule est bonne, disait-il, est tout à fait familière et commune; et l'on peut juger par ce qui nous reste de ses pensées que le style de son ouvrage eût été conforme à cette règle. Les pensées énergiques et fortes y sont exprimées par des mots communs; et ce qui blesserait dans un homme qui aurait moins de génie et de goût devient dans Pascal piquant et sublime. Il n'a pas songé à l'harmonie, mais ses phrases ont une gravité et quelquefois même une espèce d'aspérité convenable à l'austérité de son sujet. Jamais on n'a démêlé avec plus de finesse tous les détails de la corruption et de la vanité; jamais on n'a su fouiller avec tant de profondeur dans le cœur de l'homme, et jamais un mépris plus froid et mieux exprimé n'a montré la supériorité du génie qui a su pénétrer sa propre misère.

Ces pensées n'ont pas été toutes imprimées . Les amis de Pascal en ont fait un choix dirigé malheureusement par les vues étroites de l'esprit de parti. Il serait à désirer qu'on en fît une nouvelle édition, où l'on imprimerait plusieurs de ces pensées, qui ont été supprimées, soit par une fausse délicatesse pour la mémoire de Pascal, soit par politique; mais il faudrait en retrancher un plus grand nombre, que les dévots éditeurs ont publiées, tout indignes qu'elles sont de Pascal.

S'il m'était permis de hasarder mon opinion sur le projet de cet homme célèbre, je dirais que ce projet me paraît digne de son génie. Persuadé de la vérité de la religion chrétienne, son but était moins de la prouver que de la faire croire. Il ne faisait pas à la nature humaine l'honneur de penser que, dans les sciences morales, où l'intérêt, les passions, l'amour de la vertu même, se mêlent à nos jugements et les corrompent, on pût attendre de la raison seule la chute des erreurs; il croyait que, dans les sciences naturelles même, la vérité ne triomphe qu'avec une lenteur extrême lorsque les causes morales n'en accélèrent point les progrès.

Ainsi Pascal, convaincu que les vérités morales ne germent que dans une terre bien préparée, crut qu'il fallait n'offrir qu'à l'homme effrayé de sa faiblesse et tourmenté des terreurs de l'avenir ces preuves de la vérité du christianisme; selon lui, des esprits plus calmes n'en seraient frappés que trop faiblement; peut-être même ils négligeraient ou dédaigneraient de les examiner.

Cette méthode d'aller à la raison en ébranlant d'abord l'imagination n'a qu'un inconvénient, terrible à la vérité: c'est que l'homme intimidé qui cherche un appui dans la religion doit naturellement se jeter dans les bras de celle dont l'habitude de son enfance lui cache les absurdités et les inconséquences: aussi cette méthode est-elle surtout propre à raffermir en général les hommes dans leur religion fausse ou vraie. Mais le but principal de Pascal était de ramener au christianisme les incrédules élevés dans son sein; et il suffirait de leur faire sentir vivement les horreurs du doute et la paix qui accompagne une foi aveuglément soumise, afin que, fatigués de leur incertitude, ils se rendissent moins difficiles sur les preuves de la religion chrétienne. D'ailleurs le christianisme doit à ses nombreux ennemis et à la supériorité de lumières qui règne dans les pays chrétiens l'avantage d'être la seule religion qui puisse parler de ses preuves. Les autres règnent sur des peuples abrutis et crédules, et leurs ministres n'ont jamais connu d'autre manière de raisonner que de menacer au nom du ciel, d'ordonner des pratiques et d'inventer des miracles: ainsi l'homme convaincu du besoin d'une religion, et qui cherche la véritable, sera plus naturellement porté vers celle dont les sectateurs ont daigné raisonner. Enfin Pascal, fortement convaincu de sa religion, croyait que, pour la faire embrasser à l'univers, il suffirait d'inspirer aux hommes le désir violent et durable de n'être point trompés sur cet objet.

Un tel ouvrage, écrit avec une éloquence forte et passionnée, eût été sans doute utile au christianisme; il eût encore servi à rendre en général les hommes religieux. Cela même devait être un grand avantage aux yeux d'un philosophe quine voyait dans la morale humaine aucune base fixe sur laquelle on pût appuyer la distinction du juste ou de l'injuste.

La nature de l'ouvrage que Pascal méditait, la réputation de sainteté unie à celle du génie, l'adoration d'un parti, les clameurs d'un autre, tout inspira pour ces pensées une sorte de culte; et lorsqu'un homme célèbre, rival digne de Pascal comme philosophe et comme écrivain, et aussi grand poète que Pascal avait été grand géomètre, osa attaquer quelques-unes des pensées, et avoir presque toujours raison, on regarda cette entreprise comme un sacrilège. Il faut pourtant oser le dire: quoiqu'en général le tableau que Pascal a fait de l'homme soit aussi vrai qu'il est fortement tracé, cependant dans ces pensées jetées au hasard, et que Pascal devait revoir, il lui en est échappé beaucoup de fausses. D'ailleurs si Pascal a presque toujours raison lorsqu'il peint la corruption des hommes, il cesse de l'avoir lorsqu'il regarde cette corruption comme générale, et surtout comme naturelle et incurable. Des philosophes plus doux, peut-être plus raisonnables, ne voient dans l'homme qu'un être faible et sensible, plutôt bon que méchant, puisque les maux d'autrui sont des maux pour lui lorsqu'il est sans passion et sans intérêt. De longues erreurs l'ont abruti et corrompu; les maux qu'elles ont accumulés sur lui l'ont rendu méchant; mais on ne doit pas désespérer trop tôt de lui rendre, en l'éclairant. le courage de devenir meilleur et plus heureux.

Nous avons une vie de Pascal écrite par sa sœur: on y chercherait en vain les mots profonds ou fins qui devaient échapper souvent à l'auteur des Provinciales et des Pensées; on y trouvera encore moins le caractère de cet homme illustre: cette vie est l'ouvrage d'une dévote janséniste, plus occupée de prouver que son frère était un saint que de faire connaître un grand homme.

Il paraît qu'il était peu sensible; du moins sa sœur admire ce parfait détachement de tout lien profane, qui rendait son frère indifférent aux soins qu'elle lut prodigua pendant sa longue et cruelle maladie. Il ne pleura point la mort de sa sœur, religieuse de Port-Royal, qui avait terminé une vie sainte par une fin digne de sa vie. On a de lui une lettre de consolation sur la mort de son père, adressée sans doute à quelqu'une de ses sœurs; et cette lettre est plutôt un sermon que l'épanchement d'une âme abattue par une perte si grande et si irréparable. On est étonné, en lisant cette lettre, que, sur un sujet qui lui offrait tant de réflexions touchantes ou profondes, Pascal ait pu trouver tant d'idées mystiques, qu'il assure modestement être bien supérieures à tout ce que Sénèque ou Epictète ont dit sur la mort.

Cependant un héros ou un philosophe dans le malheur peuvent lire Sénèque avec fruit, et Pascal ne peut apprendre à mourir qu'à des religieuses.

Pascal était bien éloigné de cette haine pour la vérité qu'il reprochait si fortement à la vanité et à la faiblesse humaines. Il souffrait sans peine qu'on l'avertit de ses défauts et de ses fautes; douceur, au reste, qui n'est jamais bien méritoire dans ceux qui ont de petits défauts et de grandes qualités.

C'est à lui que les jansénistes ont dû l'usage de ne jamais parler de soi qu'à la troisième personne, et de substituer partout l'on au moi; comme s'il n'y avait pas bien plus de véritable modestie à parler de soi avec simplicité qu'à chercher des tournures pour avoir l'air de n'en point parler. C'était surtout à la vanité des auteurs que Pascal imposait cette loi; il ne pouvait souffrir qu'on dit mon discours, mon livre; et il disait assez plaisamment à ce sujet Que ne disent-ils notre discours, notre livre, vu que d'ordinaire il y a plus en cela du' bien d'autrui que du leur? Il portait dans son cœur le sentiment de l'égalité primitive de tous les hommes aux yeux de la nature et de la religion. Il ne pouvait se résoudre à exiger de ses domestiques ces services qui semblent dégrader l'homme, quand c'est la vanité qui les exige et non la faiblesse qui les demande. Il ne voulait pas employer en superfluités un bien auquel les pauvres, privés du nécessaire, avaient, selon lui, un droit plus sacré que celui de la propriété. Telle fut, à la fin de sa vie, la source de cette fantaisie respectable, d'avoir dans son appartement un pauvre à qui il eût voulu qu'on rendit les mêmes soins qu'à lui-même. Peu de jours avant sa mort, l'enfant d'un homme qu'il logeait chez lui par humanité fut attaqué de la petite vérole. Il fallait que l'un ou l'autre fût transporté, parce que Pascal avait besoin du secours de sa sœur, qui eût craint pour ses enfants la contagion de la petite vérole. Une opinion bien mal fondée faisait regarder ce transport comme dangereux pour l'enfant; Pascal voulut donc avoir la préférence, et il sortit de chez lui, quoique malade lui-même, et épuisé par de longues douleurs. Il jugea entre cet enfant et lui comme un homme qui ne voyait pas de différence entre des hommes tous enfants d'un même père.

Le caractère naturellement vif et impatient de Pascal avait été aigri parla douleur et par une mélancolie qui altérait même sa raison. Mais ces écarts étaient courts, et il se hâtait de les réparer par son repentir et ses excuses. Les derniers mois de sa vie furent remplis de souffrances, auxquelles on ne peut comparer que la résignation avec laquelle il les supporta. Il y succomba le 19 août 1662, âgé de trente-neuf ans et deux mois.

La réputation de Pascal après sa mort fut si grande, le nom imposant de défenseur de la religion contre les incrédules fut répété avec tant d'avantage, les gens de lettres, français ou étrangers, se réunirent pour l'admirer d'une voix si unanime, que les jésuites mêmes furent, en quelque sorte, forcés de respecter sa mémoire. Maintenant qu'ils ne sont plus, que le parti janséniste, soutenu par quelques hommes de mérite que les jésuites avaient eu la maladresse de se rendre coritéairee, va être anéanti avec eux, le nom de Pascal survivra seul à ces querelles, parce que, de tous ceux qu'elles ont agités, lui seul a eu un véritable génie, et qu'elles n'ont pu l'absorber tout entier. Ses Provinciales et ses Pensées l'ont placé au rang des hommes éloquents et des grands écrivains; son nom, lié avec la découverte de la pesanteur de l'air tiendra toujours une place honorable dans l'histoire de la physique, et son Traité de la Roulette sera regardé comme un monument imposant de la force de l'esprit humain.

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