Le savoir manger
un fantasme irréalisable?
MICHEL ONFRAY
Le nouveau corps repousse la mort de trente ans
et l'antique souffrance quasi définitivement;
diabétique, grignotant des calories du bout des dents,
il absorbe ce que ses pères n'auraient pas reconnu
pour nourriture ni pour breuvage.
MICHEL SERRES
Les animaux se repaissent; l'homme mange;
l'homme d'esprit seul sait manger.
BRILLAT-SAVARIN
Les Anciens soutenaient qu'on creuse sa tombe avec ses dents! Soit! Mais c'est aussi avec ses dents qu'on veut garder la forme, perdre du poids, recouvrer la santé. Nous sommes constamment à l'égard de la nourriture comme un soldat sur un champ de bataille: par où attaquer l'ennemi pour le vaincre? Paradoxe: l'ennemi, c'est la prodigieuse diversité des aliments résultant de l'industrialisation de l'agriculture et des techniques de conservation au cours des dernières décennies: depuis la stérilisation mise au point au XIXe siècle par un Français, Nicolas Appert – un procédé qui, pour la première fois dans l'histoire, assurait une sécurité alimentaire quasi totale – jusqu'à la pasteurisation, la congélation, le sous-vide, etc.
Brillat-Savarin s'émerveillait déjà, au milieu du XVIIIe siècle, de la diversité des vins provenant de Madère, d'Afrique et d'Espagne, qui accompagnaient un repas fin. Quel ne serait son étonnement devant des réseaux d'importation et de distribution tels que dans un supermarché, et sur notre table, se côtoient les fraises en décembre et les oranges en juillet? L'accès constant à toutes les variétés de fruits et de légumes a remplacé l'exclusivité des productions saisonnières et locales.
Comment se retrouver dans cette variété et cette abondance? Lorsque l'homme voyait pousser dans son jardin les légumes et les céréales arrachés par la force de ses bras aux caprices du sol et du temps, lorsqu'il se nourrissait des bêtes qu'il avait élevées, alors s'établissait entre la nourriture et lui un tendre rapport de nécessité. Et il bénissait la terre féconde qui avait répondu à ses efforts: la fête de l'Action de Grâces est toujours là pour en témoigner.
Le produit était consommé sur le lieu même de la cueillette ou de l'élevage, ou dans les régions relativement proches: une donnée en apparence insignifiante mais dont la quasi disparition, dans les pays industrialisés du moins, pose tout le problème de la perte de vie, de la déperdition des éléments nutritifs, enzymes et vitamines des aliments.
Avec l'industrialisation et la rapide expansion des importations, un nouveau rapport s'est établi entre les humains et la nourriture; laquelle leur est de plus en plus fréquemment offerte sous la forme d'un prêt à consommer tel que, dans beaucoup de foyers, l'acte de dégeler et de réchauffer un mets dans une cage à ondes d'invention récente a remplacé l'art antique de cuisiner sur un poêle.
Diverses pratiques diététiques – entre autres le végétarisme – se sont développées au cours des récentes décennies, comme réactions à la transmutation que font subir aux aliments les moyens techniques actuels. Nous verrons plus loin, lorsque nous aborderons ces pratiques à partir du livre passionnant de Michel Onfray, Le ventre des philosophes,que ce retour à la nature est dans la droite ligne de la pensée de Rousseau.
Comment s'y retrouver, non seulement dans la pléthore d'aliments offerts, mais aussi dans la variété des diètes et diktats dont nous inondent les médias? À quoi, à qui se fier, nous qui avons perdu l'innocence des affamés devant la nourriture et l'empirisme de nos ancêtres dans la composition des repas? Comment renouer avec l'instinct de ce qui nous fait du bien? Car l'instinct de ce qui nous fait plaisir, nous ne l'avons que trop! Qui peut résister à la montagne de frites légères, dorées (à la belge), ou aux profiteroles bien gonflées de crème Chantilly et arrosées de chocolat amer? Ou en pleine canicule, à la crème glacée fondante, rafraîchissante? Merci à Catherine de Médicis qui introduisit en France son petit frère, le sorbet, au XVIIe siècle!
N'y a-t-il pas moyen de réconcilier l'instinct qui est le plaisir, la volupté de manger («Ô volupté sans qui dès notre enfance le vivre et le mourir nous seraient égaux!»), avec l'art gastronomique qui s'est constitué autour de la chimie organique?
Ross Hume Hall, professeur de cette matière à l'université McMaster (du moins l'était-il, il y a quelques années) répond en partie à cette question complexe par trois principes tout simples en apparence.
Se fier aux ancêtres!
Par ancêtre, Hall désigne l'être humain vu sous l'angle de l'évolution. Nos processus digestifs et métaboliques actuels sont le fruit d'une adaptation aux produits de la nature s'étalant sur 50 000 ans! «Bien que nous ne puissions pas en établir la preuve, écrit Hall, nous sommes enclins à croire que nos ancêtres de la préhistoire étaient des chasseurs-cueilleurs et qu'ils devaient probablement consommer crus les produits ainsi obtenus.» Il n'y a pas lieu d'entrer ici dans le fameux débat du cru et du cuit. Mentionnons que des débris de feu et des ossements ont été trouvés sur des sites préhistoriques. On peut penser qu'il y a eu, selon la répartition géographique des premiers hommes, selon le degré d'évolution de chaque tribu – dont l'utilisation du feu est précisément un point de repère important pour en juger – et vraisemblablement, selon les saisons et les climats, consommation des aliments sous deux formes: crus ou cuits.
Diversité
De nombreux scientifiques sont d'avis qu'en raison de la complexité de l'organisme humain, nous devrions manger des nourritures variées pour nous procurer une ration suffisante de tous les éléments nutritifs connus et inconnus. Et Hall donne en exemple les Kalahari, qui consomment environ 80 espèces de plantes et plus de 50 espèces d'animaux!
Commentaire: une aussi grande variété est-elle nécessaire à ceux qui consomment les légumes de leur jardin potager; ne peut-on pas se procurer les éléments nutritifs nécessaires sur une échelle réduite?
Respecter les cycles de la nature!
Les Chinois, fait remarquer Hall, ont suivi instinctivement ce principe pendant quarante siècles et ils ont gouverné leur écosystème de façon à conserver la vitalité du sol nourricier. Question: ce respect survivra-t-il à l'agriculture intensive qu'ils se sont mis à pratiquer à l'instar des Occidentaux?
Ravir l'esprit
Quand on se gorge d'un potage
Succulent comme un consommé
Si notre corps en est charmé
Notre âme l'est bien davantage...
SCARRON
L'homme d'esprit seul sait manger.
SAVARIN
L'homme d'esprit! Voilà qui introduit la créativité, la finesse et les autres sens, dans l'art de s'alimenter. Comment ne pas alors évoquer le festin fastueux que Fouquet offrit en 1661 au jeune Louis XIV et à ses cinq cents convives dans son merveilleux château de Vaux le Vicomte (dépenses somptuaires qui révélèrent au roi envieux sa relative pauvreté et les extravagances de son Ministre des Finances, et qui entraînèrent la destitution et l'emprisonnement de ce dernier). Vatel avait présidé à l'organisation de ce repas, lequel se composait d'ortolans, de faisans, de cailles, de perdrix, de bisques et de ragoûts arrosés des meilleurs vins de Champagne et de Beaune. Pour le plaisir des autres sens, ce festin fut servi dans un jardin illuminé de milliers de lanternes et se termina par un ballet et des feux d'artifice féeriques...
Un siècle plus tard, Franklin écrira au sujet de la cuisine française: «La variété des assaisonnements conçus par les chefs cuisiniers pour un seul mets est étonnante. Ils montent cent mets de centaines de façons différentes dont presque toutes sont excellentes; et ils donnent à toutes les variétés de légumes une saveur, un goût exquis en les servant avec des sauces relevées qui font cruellement défaut à nos pauvres légumes bouillis. Notre dîner anglais composé d'une pièce de viande et d'un pudding est une bien pauvre chose; le même mets préparé en France donne par la magie du cuisinier au moins quatre plats différents qui rehaussent merveilleusement la table la plus humble.»
Élire son aliment, c'est élaborer son essence.
MICHEL ONFRAY
Par-delà cette gastronomie propre à l'ancien Régime, dans les deux sens du mot, Michel Onfray a eu l'idée d'aller repérer quels aliments avaient élus certains penseurs. Quelle conception de la nourriture avaient Nietzsche, Rousseau ou Kant? Et quelle influence a-t-elle exercée sur leur pensée? Car, nous dit Onfray, «l'alimentation est sans conteste la cause de plus de comportements qu'on ne l'imagine.»
Nietzsche ou la vertu diététique rêvée
Nietsche attachait à la diététique une importance si grande qu'il voulait en faire une matière obligatoire au primaire et au collégial;«pour comprendre ou connaître le comportement d'un criminel, soutenait-il, il fallait un savoir diététique!» «Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es»; cet aphorisme de Brillat a été repris un siècle plus tard par Feuerbach: «L'homme est ce qu'il mange.»
Que mangeait donc Nietzsche lui-même? Il dénonçait «l'alimentation de l'homme moderne ... [qui] s'entend à digérer bien des choses, et même presque tout – c'est là qu'il place toute son ambition.» Il dénonçait surtout l'alimentation de son propre peuple: «les viandes trop bouillies, les légumes rendus gras et farineux; les entremets qui dégénèrent en pesants presse-papiers!» Il était aussi violemment contre la bière à quoi il attribuait toutes les «lourdeurs de civilisation».
Mais il est également sévère pour le végétarien qu'il considère comme «un être qui aurait besoin d'un régime fortifiant. [...] La règle que fournit l'expérience en ce domaine est la suivante: les natures intellectuellement productives et animées d'une vie affective intense ont besoin de viande. [...] Lorsque l'on est mûr pour le régime végétarien, on l'est également pour la macédoine socialiste». Il faut s'arrêter à cette pensée, dont le caractère prémonitoire est évident si on remplace macédoine socialiste par nazisme. On sait que Hitler était végétarien et que Mein Kampf fourmille de conseils naturistes et végétariens!
Les conseils diététiques de Nietzsche nous étonnent, à la fois par leur pertinence: il faut d'abord, nous dit-il,«connaître la taille de son estomac», et par leur apparente absence de fondement: il soutenait qu'il fallait «préférer un repas copieux à un repas léger. La digestion est plus facile quand elle concerne un estomac plein. Enfin, il faut mesurer le temps passé à table: ni trop long, pour cause d'encombrement, ni trop court, pour éviter l'effort du muscle stomacal et l'hypersécrétion gastrique.»
Mais il y a loin de la règle à la pratique: la correspondance de Nietzsche prouve qu'il mangeait lourdement, saucisses et charcuteries. C'est à lui qu'il faut appliquer sa pensée sur le besoin qu'ont de viandes les êtres créateurs et passionnés. «(Sa) pensée diététique correspond sans nul doute à sa nature réelle, commente Onfray. Il a rêvé la légèreté; il était lourd de toute sa puissance de génie. [...] La diététique nietzschéenne est en fait une vertu rêvée, un souci fantasmé.»
Rousseau, père du végétarisme
Il aurait été étonnant que Rousseau ne tienne pas compte de la nourriture dans sa philosophie du retour à la nature. Il ne fait pas de doute que sa diététique a inspiré tous les végétarismes jusqu'à nos jours: le refus de la viande, de l'alcool, l'apologie des laitages et des légumes, tous les principes sont là, bien explicites: «Le goût de la viande, soutenait-il, n'est pas naturel à l'homme.[...] Notre premier aliment est le lait, nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes, d'abord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des herbes et enfin quelques viandes grillées sans assaisonnement et sans sel (retenons ce «sans sel») firent les festins des premiers hommes».
Quoi qu'il en soit, Rousseau est d'avis que notre «goût primitif» ne nous porte pas vers la viande et qu'il faut éviter «de rendre les enfants carnassiers: si ce n'est pour leur santé, c'est pour leur caractère». Car il était d'avis qu'un type d'alimentation produit un type d'homme: «Je pense qu'on pourrait souvent trouver quelque indice du caractère des gens dans le choix des aliments qu'ils préfèrent. Les Italiens qui vivent beaucoup d'herbages sont efféminés et vous autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturellement froid, impassible et simple, mais violent et emporté dans la colère, aime à la fois l'un et l'autre aliment, et boit du laitage et du vin. Le Français, souple et changeant, vit de tous les mets et se plie à tous les caractères.»
Son menu favori est proche de nos pique-niques estivaux: «Je ne connais pas, écrit-il dans les Confessions, de meilleure chère que celle d'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable on est toujours sûr de me bien régaler». Peut-être fallait-il du courage pour faire ainsi l'apologie d'une nourriture simple à une époque d'effervescence gastronomique!
Sartre ou la nausée
On sait que Sartre était un grand consommateur de drogues et d'alcool. Lorsqu'il a, sous la supervision d'un médecin, fait l'expérience de la mescaline, le délire dans lequel il a été jeté n'a rien eu de réjouissant. «Il souhaitait, écrit Onfray, mesurer sur lui les effets produits par un hallucinogène sur la formation des images chez un individu». Sartre avait depuis toujours une répugnance très grande pour les crustacés: «cette chair blanche n'est pas faite pour nous, on la vole à un autre univers». Or, ce sont précisément les fantasmes de ces bêtes (lesquelles d'ailleurs inspirent de la peur à de nombreux humains) qui surgirent dans l'esprit de Sartre. Pendant plusieurs semaines, il se croira poursuivi par des langoustes. «Sur ses côtés, par derrière (lui) grouillaient des crabes, des poulpes, des choses grimaçantes». Cette explicitation est de Simone de Beauvoir.
Avait-il des affinités électives avec certains produits? Était-il gastronome? «Il m'est tout à fait indifférent, disait-il, de sauter un repas le midi ou le soir, ou même les deux repas, de me nourrir de pain ou au contraire de salade sans pain, ou de jeûner un ou deux jours». Beauvoir confirme qu'il mangeait n'importe quoi, n'importe quand, n'importe comment. Réaction typique de l'alcoolique pour qui boire nourrit: Annie Cohen-Solal a recensé la consommation de Sartre: «Deux paquets de cigarettes [...] et de nombreuses pipes bourrées de tabac brun; plus d'un litre d'alcool – vin, bière, alcool blanc, whiskies, etc.; deux cents milligrammes d'amphétamines; quinze grammes d'aspirine; plusieurs grammes de barbituriques, sans compter les cafés, thés et autres graisses de son alimentation quotidienne». De quoi effectivement avoir la nausée et en conclure que l'enfer, c'est les autres!
Peut-être ne consommons-nous pas une telle panoplie de drogues. Mais nous sommes l'objet de multiples assauts médiatiques qui influencent notre consommation. «Depuis longtemps, écrit Michel Onfray, règne l'idée stupide qu'on peut produire à moindres frais un homme selon des désirs préétablis: eugénisme sommaire ou gestion mystérieuse des corps». Ainsi passons-nous notre existence à osciller entre des images télévisuelles qui nous font rêver de frites ou de crèmes glacées, dont nous connaissons hélas! trop bien la teneur calorique, et des prescriptions diététiques qui sont parfois bien éloignées de la définition que donne Brillat-Savarin de la gourmandise et qui devrait inspirer quelque régime que ce soit: «La gourmandise est un acte de notre jugement, par lequel nous accordons la préférence aux choses qui sont agréables au goût sur celles qui n'ont pas cette qualité.»
«En fait, écrit Onfray, on ne choisit pas son régime alimentaire: on trouve seulement celui qui est le plus en adéquation avec la nécessité de son propre organisme. La diététique est la science de l'acceptation du règne de la nécessité par la médiation de l'intelligence: il s'agit de comprendre ce qui convient le mieux au corps et non de choisir au hasard, suivant des critères ignorants de la nécessité corporelle.»
Conclurons-nous par cette admonestation de la raison diététique? Oui, à condition de marier la nécessité corporelle à toute la fine sensualité d'une gastronomie enracinée dans la tradition.
Livre recommandé: Michel Onfray, Le ventre des philosophes Critique de la raison diététique Les théories et les pratiques alimentaires de certains philosophes Paris, Bernard Grasset, 1989.