La résistance aux faits en santé mentale

Jacques Dufresne

Il existe, sur une large échelle, depuis quelques décennies, une médecine qui a plus d’affinités avec les statistiques qu’avec la physiologie. On l’appelle « médecine basée sur les faits », car elle consiste à évaluer les traitements, les programmes et les médicaments à l’aide d’une méthode aussi objective que possible. Armand Trousseau (1801-1867) invente les premières pilules placebos, faites à base de mie de pain et démontre ainsi leur équivalence au niveau efficacité avec les médicaments homéopathiques. À la même époque, Ignace Philippe Semmelweis dut conclure avec la même méthode que, dans un grand hôpital de Vienne, le taux de mortalité était beaucoup plus bas quand les accouchements étaient pratiqués par des sages-femmes, plutôt que par des internes.

Après la seconde guerre mondiale, c’est par un essai clinique semblable, un RCT (randomized control trial), selon ses propres mots que le docteur Archibald Cochrane a pu démontrer que de deux groupes de patients, atteints de la même maladie cardiaque, celui qui avait été traité à la maison avait eu un meilleur sort que celui qui était resté aux soins intensifs d’un hôpital anglais Le recours à cette méthode s’est généralisé depuis. Il existe même un haut lieu de la vérité en médecine. Il regroupe, sous le nom de Cochrane Collaboration des chercheurs du monde entier ayant en commun de ne jamais avoir reçu d’argent d’une compagnie pharmaceutique.

Le médecin danois Peter C. Gøtzsche a été l’un des fondateurs de cette institution. Il était le 20 janvier 2017, à Orford, le conférencier principal d’un colloque de l’Université de Sherbrooke sur le thème suivant : Surdiagnostic et surtraitement en santé mentale.

Plus de 200 personnes, des omnipraticiens surtout, participaient à ce colloque auquel j’ai eu le privilège d’être invité. Spectacle rassurant au premier abord, les participants, en bons premiers de classe qu’ils étaient et qu’ils sont toujours, écoutaient les conférenciers avec la plus grande attention et sans paraître outre mesure étonnés, alors que la plupart des conférenciers et Gøtzsche en particulier, démolissaient la psychiatrie actuelle depuis ses pseudo bases biologiques jusqu’à la dernière vague des médicaments.

Cette psychiatrie repose sur l’idée, présentée comme un fait, que les maladies mentales, y compris les dépressions, ont pour cause un déséquilibre chimique. Aux yeux de Gøtzsche, il s’agit d’un canular.

Le canular du déséquilibre chimique.

  • «Environ la moitié des patients (sinon plus) se sont fait dire:· « Vous avez un déséquilibre chimique dans le cerveau qu’il nous faudra corriger. » ou « Ceci est comme donner de l’insuline à un patient souffrant du diabète. »
  • Si cela était vrai, le nombre de malades mentaux souffrant d’incapacité aurait diminué après l'introduction des antipsychotiques et des antidépresseurs.
  • Le nombre des gens ayant un diagnostic psychiatrique et une pension pour incapacité a au contraire explosé.
  • Les médicaments CRÉENT un « déséquilibre chimique », ce qui explique pourquoi il est si difficile de cesser de les consommer. Au contraire de l’insuline, les médicaments sont complètement non spécifiques et ils transforment des problèmes temporaires en problèmes chroniques. »[1]
  • Gøtzsche vient aussi de publier un livre de 400 pages intitulé Psychiatrie mortelle et déni organisé.[2] Chacun peut consulter ce livre accablant pour vérifier la qualité des démonstrations et des sources. Évitons pour le moment de simplifier les choses au point de donner à entendre que Gøtzsche et ses collèges à l’esprit critique sont d’avis que l’absence de causes biologiques se vérifie dans 100 % des cas. Le pédopsychiatre Jacques Thivierge de Québec, autre conférencier au colloque, a rappelé par exemple que l’exposition fœtale à la cocaïne peut avoir des effets sur le cerveau de l’enfant. Ce sont toutefois là des phénomènes exceptionnels. Gøtzsche encore : «la consommation actuelle de psychotropes pourrait être réduite de 98%. Tout en améliorant la santé mentale et physique ainsi que la survie des patients. »

     Mon but ici n’est pas de résumer le livre et la conférence, mais de tenter de comprendre le fait qu’en dépit de la cascade de démonstrations irréfutables qui s’abattent sur eux depuis plus d’une décennie, psychiatres praticiens et omnipraticiens continuent de traiter les maladies mentales comme si elles avaient des causes biologiques comme celle du diabète.

    Ces professionnels de la santé ayant été sélectionnés en fonction de leurs bonnes notes en mathématique, on peut difficilement imaginer qu’ils soient emportés par une révolte inconsciente contre les chiffres. Est-ce donc l’habitude qui les enfonce dans leur ornière ? Quand on mise sur des médicaments depuis des décennies, ne perd-on pas une partie de son aura en changeant radicalement de cap? Peut-être faut-il d’abord mettre en cause la rémunération à l’acte, laquelle n’incite pas à consacrer beaucoup de temps à chaque patient. Gøtzsche justement recommande un traitement lent et long, la psychothérapie; elle a, dit-il, moins d’effets secondaires graves que les médicaments.

    Et elle doit toutefois être évaluée elle aussi. J'ouvre le Précis de psychiatrie de Duguay et Ellenberger, à la section traitant de la recherche sur l'efficacité de la psychothérapie en général. Le premier paragraphe se lit comme suit : « Hans Eysenck a fait sensation lorsqu'en 1952 il affirma, statistiques en mains, que la psychothérapie était complètement dénuée de toute efficacité. En 1965, il publia un nouveau rapport, confirmant son opinion négative. Il n'y avait, affirmait Eysenck, aucune différence entre le pourcentage des guérisons attribuées aux traitements psychothérapiques et le pourcentage des guérisons spontanées survenant dans un groupe de contrôle, avec la seule exception des sujets traités par la thérapie comportementale ».

    Des études de ce genre ont sans doute contribué à tourner les esprits vers l’approche biologique, aujourd’hui discréditée. Le colloque s’est heureusement terminé par la conférence d’Élisabeth Aubin, docteur en psychologie.

    Quelques extraits :

    « Aucune approche n’est vraiment supérieure aux autres » (Lecomte et al., 2004, p. 76) »

    « Impact de la technique : 2% de la variabilité dans certaines études. »

    « La psychothérapie est efficace mais sous-utilisée. La psychothérapie est efficace pour une variété de problèmes comportementaux ou de santé mentale, et ce, pour un large spectre de la population. Les effets moyens de la psychothérapie sont plus importants que les effets produits par de nombreux traitements médicaux. La psychothérapie apprend au patient des habiletés qui perdurent au-delà du traitement. Les résultats de la psychothérapie tendent à durer plus longtemps que les traitements pharmacologiques, et ce, en produisant rarement des effets secondaires nuisibles. Le succès de toute technique passe par la qualité du lien émotif perçu par le client avec son psychothérapeute » (Lecomte et al., 2004, p. 77).

    Patients, soyez patients

    Au colloque, j’ai entendu souvent le mot patience. On incite médecins et patients à la patience justement, incitation qui se double d’un acte de foi dans le pouvoir guérisseur de la nature. Retour à Hippocrate donc. Peut-être serions-nous bien avisés de revenir à l’ensemble de la doctrine hippocratique, à commencer par les quatre principes hippocratiques :

    PREMIÈREMENT, être utile, ou au moins ne pas nuire, PRIMUM NON NOCERE;

    DEUXIÈMEMENT, combattre le mal par son contraire, CONTRARIA CONTRARIUS: un patient flegmatique, «froid» et «moite» aura besoin de remèdes échauffants; un sanguin pléthorique, de rafraîchissants;

    TROISIÈMEMENT, mesure et modération;

    QUATRIÈMEMENT, « chaque chose à son temps ». Une intervention peut être nuisible un jour et sauver la vie du malade le lendemain. Le second principe, combattre le mal par son contraire est à l'origine du mot ALLOPATHIQUE qui sert à caractériser la grande tradition médicale occidentale. Allopathique vient du mot grec allos, qui veut dire autre.

    Le quatrième principe, appelé aussi kairos, me semble particulièrement indiqué dans le contexte actuel. Peut-être justement parce qu’il met en œuvre un savoir plus mystérieux, plus vital oserai-je dire, que celui qui s’exprime en chiffres. Ces extraits du dossier kairos de l’Encyclopédie de l’Agora, seront ma conclusion :

    Kairos est le dieu de l'occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse touffe de cheveux à l'avant d'une tête chauve à l'arrière; il s'agissait de "saisir par les cheveux" lorsqu'il passait...toujours vite.

    […] « S’il n'y a qu'une façon de faire le bien, il est bien des manières de le manquer. L'une d'elles consiste à faire trop tôt ou trop tard ce qu'il eût fallu faire plus tard ou plus tôt. Les Grecs ont un nom pour désigner cette coïncidence de l'action humaine et du temps, qui fait que le temps est propice et l'action bonne: c'est le kairos, l'occasion favorable, le temps opportun. »[3]

    Il en est ainsi dans l'ordre moral, mais aussi dans l'art : « Le temps de l'opération technique n'est pas une réalité stable, unifiée, homogène, sur quoi la connaissance aurait prise; c'est un temps agi, le temps de l'opportunité à saisir, du kairos, ce point où l'action humaine vient rencontrer un processus naturel qui se développe au rythme de sa durée propre. L'artisan, pour intervenir avec son outil, doit apprécier et attendre le moment où la situation est mûre, savoir se soumettre entièrement à l'occasion. "Jamais il ne doit quitter sa tâche, dit Platon, sous peine de laisser passer le kairos, et de voir l'œuvre gâchée." »[4]

     



    [1] Whitaker R. Anatomy of an Epidemic. New York: Broadway Paperbacks.

    [2] Presses de l’Université Laval

    [3] Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, pp. 96-97.

    [4] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, t. II p. 59.

     

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