L'art de la greffe... sur un milieu vivant

Jacques Dufresne


Suite de l’article La culpabilité de l’Occident ou la recherche de la vie perdue. Cette vie perdue comment la retrouver? Comme la greffe d’une plante sur une autre, la greffe d’un humain déraciné sur un milieu vivant est un art subtil incompatible avec les méthodes qui nous viennent spontanément à l’esprit suite à notre addiction à la satisfaction immédiate, à l’efficacité, à la vitesse et au grégarisme médiatique. Nous croyons pouvoir tout obtenir sur le champ en un clic sur un écran.

Comment renouer avec la vie sous ses diverses formes : élémentaire, psychologique, spirituelle, intellectuelle aussi. Elles sont indissociables. On a tendance aujourd’hui à exclure la dimension intellectuelle de la sphère de la vie, l’éducation étant d’abord conçue, non comme une quête de nourriture pour l’esprit mais comme un moyen d’acquérir une méthode pour réussir dans une carrière de technicien.  Klages dirait que du désir de créer une œuvre (Werk) qui est une fleur de la vie, on est passé à celui de poser un acte (Tat) consistant à résoudre un problème. Si bien que nous en sommes réduits à rêver d’échapper à nos maux par la conquête de la planète Mars.

Puisque nous naissons avec les gènes et sans doute aussi avec l’inconscient enchanté de nos ancêtres, la réinsertion dans le flux de la vie demeure possible, mais à certaines conditions.  Tout a été dit sur ces conditions dans les grandes traditions spirituelles et philosophiques. Avec raison, plusieurs reviennent en ce moment aux enseignements de Lao Tseu et de Maître Eckhart sur le détachement de soi en vue du rattachement à mieux que soi. Le contexte nouveau nous oblige toutefois à une mise à jour de ces invariants.  Dans un retour au réel aujourd’hui, le jeûne médiatique pourrait bien être la première chose qui s’impose.

Comme la greffe d’une plante sur une autre, la greffe d’un humain déraciné sur un milieu vivant est un art subtil incompatible avec les méthodes qui nous viennent spontanément à l’esprit suite à notre addiction à la satisfaction immédiate, à l’efficacité, à la vitesse et au grégarisme médiatique. Nous croyons pouvoir tout obtenir sur le champ en un clic sur un écran. Nous tentons de ranimer nos instincts par des commandes semblables à celles que nous adressons à nos machines, par des sois spontané, des sois bien dans ta peau sans réaliser que nous introduisons ainsi le venin de la raison instrumentale plus en profondeur de notre psychisme.

 Un lieu fixe

Dans cette quête de l’essentiel, il s’agit non d’obtenir un résultat ou de résoudre un problème mais de se préparer à accueillir un don., par le désir, l’attente, l’attention, la patience, dispositions compatibles avec des actions comme la marche et des travaux effectués sans objectifs contraignants, dans un esprit proche du zen. La réussite de la greffe suppose la fidélité à un même lieu. Nos sens sont nos racines. À chaque nouveau contact avec un même paysage, qui n’est d’ailleurs jamais tout-à-fait le même, ils y pénètrent un peu plus profondément. En tirent-ils des sucs plus riches?  Cela nous pouvons le présumer mais ne pouvons pas et ne pourrons jamais le mesurer. L’effet de ces dons de la vie appartient à la sphère de l’invérifiable, du mystère. Si un jour nous devenons plus attentifs à nos proches et plus heureux en leur présence ce sera peut-être le fruit de nos petites, extases, mais il n’est ni nécessaire ni souhaitable que nous le sachions. Les changements essentiels en nous s’opèrent à notre insu.

Vue sous cet angle, la mobilité géographique et sociale, de rigueur dans l’économie actuelle, est une bien mauvaise chose. La plante la plus vigoureuse résiste mal à des transplantations trop fréquentes. La même tige ne gagnerait rien à être greffée sur un nouveau tronc chaque année. C’est sans doute la raison pour laquelle tant de gens obligés à la mobilité et devant se satisfaire d’un logement fonctionnel en milieu urbain rêvent d’un lieu fixe à la campagne, fût-il un humble camp de pêche ou de chasse. Il y a certes, parmi les humains,  à côté des sédentaires,  des nomades dont les aptitudes à l’adaptation sont prodigieuses, mais cela n’invalide pas la règle générale et les nomades eux-mêmes, comme jadis les Amérindiens et les bergers retrouvent souvent le même paysage en passant d’un lieu à un autre.

La consommation, le crédit et l’endettement font aussi obstacle à l’enracinement dans un lieu fixe. Nos réserves matérielles sont garantes de nos réserves intérieures et de notre aptitude à les conserver et à les accroître. Me viennent ici à l’esprit plusieurs exemples de personnes qui ont réussi à faire graviter leur existence autour d’un milieu vivant de leur choix. Elles ont en commun d’avoir pratiqué, à leur échelle, la simplicité volontaire. Le choix des biens de consommation doit être subordonné à celui d’un milieu et d’un mode de vie.

 Le vide

C’est à la connaissance immédiate que nous aspirons quand nous nous greffons sur un milieu vivant. Immédiate, cela veut dire sans l’intermédiaire des concepts, des théories, les idéologies. À ces représentations qui existent depuis l’âge de raison de l’humanité, s’ajoutent aujourd’hui les images et les sons provenant des médias, lesquels, le mot le dit, appartiennent à la sphère des connaissances médiates. Quelles traces notre cerveau conserve-t-il  de tout ce qui entre en nous par les écrans? Quel maître, quel psychologue nous dira l’épaisseur des nuages opaques qui se forment ainsi dans notre âme et quel soleil les dissipera, comment, en combien de temps, quelle muse nous apprendra à distinguer les souvenirs vivants gorgés de sens des produits de remplissage.

Le passage par un état dépressif peut-il être évité. Jeune encore, j’ai mené dans l’administration d’une institution d’enseignement supérieur, une vie hyperactive, avec une multitude d’objectifs à atteindre. Nous passions heureusement nos étés immobiles, hors du temps, dans la grande maison d’une bergère du Midi de la France. Les premiers jours dans ce paysage de Virgile étaient pour moi une petite mort. Résister à la tentation d’échapper à cet effondrement intérieur par du tourisme quotidien dans les environs était une seconde petite mort. Notre hôtesse , qui elle-même ne s’ennuyait jamais en gardant ses chèvres, mit une première fin à ma torpeur en me révélant ces vers de Valéry :

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts
[...]
Patient, patience,
Patience dans l’azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr!
[...]

Je les ai immédiatement appris par cœur. Ils ont pris racine depuis dans mon humus intérieur et me protègent, tel un talisman, contre la fuite dans la distraction. Les semences de ce genre existent en surabondance dans le patrimoine culturel de l’humanité. Il faut savoir cueillir ce pollen au passage, ce qui suppose une âme désencombrée de ces besoins d’excitations qui la distraient à en mourir… sans la nourrir.

Le silence

Notre fermette en Estrie, oasis humanisée au milieu d’une nature encore sauvage, est entourée de ruisseaux et d’étangs. Aux premiers beaux soirs de mai, l’horizon s’embrase du chant des rainettes. La première fois que j’ai été pénétré de toutes parts par cette musique, j’ai eu le sentiment qu’elle faisait vibrer en moi les cordes de je ne sais quel lointain passé batracien.  Par un de ces crépuscules enchantés, un camion bruyant vint à passer près de l’étang où je méditais en écoutant mon orchestre préféré : les rainettes se turent subitement et après une pause de quelques minutes, elles ne reprirent leur concert que timidement et une à une. J’en ai tiré la conviction que la même chose se passe en nous quand nous sommes exposés à un bruit de machine excessif. Faut-il exclure que le bruit latent des moteurs de nos maisons ait le même effet, ce qui expliquerait pourquoi nous éprouvons un tel sentiment de détente, de paix intérieure quand nous nous immergeons dans le silence animé de la nature sauvage. Tout se passe comme si, sous l’effet du bruit, les dépôts de notre passé biologique remontaient, agités, à la surface de notre être, troublant ainsi nos eaux intérieures.

Les chocs les plus violents sont aussi les plus instructifs. Je me suis trouvé un jour au terme d’une excursion de rêve à la découverte de roseraies sauvages et de sarracénies pourpres, au cœur de la forêt boréale du Québec, quand un F-!6 est passé à dix mètres au-dessus de nos têtes., avec ses bruits à vous jeter par terre. Les pilotes faisaient leurs exercices dans ce coin perdu pour épargner les habitants des zones urbanisées Ce n’est pas pour nous que je me suis fait du souci, nous étions nous aussi des intrus, mais pour la faune et la flore de cet espace vierge. J’ai eu le sentiment d’un sacrilège contre la vie dont nous sommes nous-mêmes les victimes quand nous vivons près d’un aéroport. Les pilotes évitaient-ils les réserves amérindiennes?

Pourquoi ce bruit est-il devenu un bien de consommation désirable pour tant de gens? Pourquoi est-il présent dans la musique diffusée en continu jusque dans les cimetières? Le mot absurde prend ici tout son sens. Même quand la musique est belle, est-il bon que nous l’écoutions en permanence? Les oiseaux entendent la musique des autres oiseaux mais ils leur répondent en chantant à leur tour. Il y a chez eux un équilibre entre la musique créée et la musique entendue, subie.  Dans les cultures traditionnelles, il en était de même. La musique commerciale a brisé cet équilibre en faveur de la musique subie : l’oiseau vedette, endisqué réduit tous les autres à un triste silence ou à une mémorisation de mélodies ayant souvent perdues toute couleur et toute saveur locales. Les draveurs du St-Laurent ne chantaient pas comme les bateliers de la Volga.

Il y a aussi un temps pour la musique. Sur ce point comme sur tant d’autres, nous avons tout à apprendre des cultures primitives et traditionnelles. Qui ne se souvient pas d’avoir participé à l’une de ces chorales qui se forment spontanément autour d’un feu de camp? Pourquoi les moines entonnent-ils tel ou tel chant à telle ou telle heure du jour et de la nuit?

L’immobilité

L’homme, répète-t-on depuis Aristote, est un animal raisonnable. Aristote avait pourtant lui-même évoqué l’existence d’une troisième âme, végétative. Pour lui être fidèle, il faudrait concevoir l’homme comme un végétal animal raisonnable. C’est là une autre condition à remplir pour que la greffe réussisse. Le végétal, dont le tournesol est le parfait exemple, n’a pas à bouger pour recevoir sa nourriture et s’élever vers le ciel. Et même quand il paraît destiné à ramper, il se dresse si on lui fournit une tige comme support. Tandis que dans l’animal qui doit se déplacer pour trouver sa nourriture on voit déjà des hommes qui s’agitent sur le parquet d’une bourse.

L’intérêt croissant pour l’étude des arbres et des forêts, pour la méditation, à genoux ou dans la position du lotus, pour les randonnées pédestres dans la nature indique-t-il un retour aux conditions de la connaissance immédiate? Faut-il interpréter la montée du végétarisme de la même manière? Les sports extrêmes, les prouesses des athlètes du cirque et des adolescents sur leurs planches, les records battus aux Jeux olympiques ne montrent-ils pas au contraire que la tendance dominante est de pousser à sa limite la mobilité de l’animal? Où situer dans ce contexte ces sports consistant à courir les bois sur des véhicules récréatifs bruyants ? Est-ce là une soumission à la machine ou une façon de l’utiliser pour faire des pauses contemplatives devant les plus beaux paysages? Comment infléchir peu à peu l’ensemble de ces pratiques vers la greffe ?

Question ultime

J’écris ces lignes sur un clavier d’ordinateur lui-même relié à un satellite; j’ai même été un pionnier dans l’usage de ces technologies, ce qui ‘a permis de passer la plus grande partie de mon temps dans mon oasis tout en restant en contact avec le reste du monde. Ma greffe a-t-elle réussi ? Je ne le saurai jamais et si je pouvais le savoir ce ne serait pas à moi d’en juger. Une chose est certaine : quand ils sont en concurrence avec l’apparition des fleurs sauvages, l’arrivée des goglus, les déjeuners sous les pommiers et la pêche à la truite dans le ruisseau , les couleurs des écrans ont la pâleur de la mort. On y vient par nécessité, ce qui n’exclut pas qu’on en apprécie la vitesse et l’efficacité.

N’est-on pas insidieusement contaminé par cette vitesse? Ce danger m’incite à souhaiter qu’il subsiste des objecteurs d‘Internet pour témoigner un jour de ce qu’on peut gagner ou perdre à ce jeu devenu universel et incontournable. Reste cette grande question. Est-il possible, dans une nouvelle synthèse vécue, de réunir les avantages d’une connaissance immédiate purgée des préjugés comme des terreurs de l‘humanité enfant et d’une connaissance médiate toujours nécessaire? Je réponds oui à la lumière des modèles qu’ont été pour moi Gustave Thibon et René Dubos notamment. Ce dernier a fait le va et vient entre les laboratoires de l’Institut Rockefeller et son jardin près de la rivière Hudson, il a écrit Les dieux de l’écologie sur un mode poétique après avoir découvert le premier antibiotique. Y a-t-il une autre voie possible outre la migration imaginaire vers la planète Mars et un séjour par trop réel sur  une terre devenue elle-même martienne?

Dans le paysage naturel, nous avons besoin d’un territoire limité, d’une oasis. Il en est de même dans le paysage culturel. Nous avons besoin d’un cercle restreint, intime d’oeuvres, d’auteurs, d’artistes auxquels nous reviendrons constamment tout en  reportant à la périphérie la variété illimitée des informations qui nous sont proposées D’où l’importance de bien faire les choix initiaux et de bien filtrer les passages de la périphérie au cercle intime. C’est là aujourd’hui le plus grand défi à relever pour que la greffe réussisse. Quand, sur les médias sociaux, on ne distingue plus les amis des contacts, il est bien difficile de rassembler les plus beaux fruits de la culture dans un même jardin intime. Si l’égalité dans l’accès aux sources universelles n’est pas complétée par un sens aigu de la hiérarchie, on confondra toujours le vrai et lent retour aux profondeurs de la vie avec l’agitation à sa surface.

Voici deux poèmes qui méritent l’accès au cercle le plus intime de chacun :

Moi qui passe et qui meurs, je vous contemple, étoiles!

La terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté.
Debout, tout près des dieux, dans la nuit aux cent voiles,

Je m'associe, infime, à cette immensité;
Je goûte, en vous voyant, ma part d'éternité

(Ptolémée)


Chant spirituel

Si le monde est déjà si beau, Seigneur, quand on le contemple
De cet œil où vous avez mis votre paix,
Que nous donnerez-vous de plus, dans une autre vie ?

[…]


Voilà pourquoi je suis si jaloux des yeux et du visage,
Du corps que vous m’avez donné, Seigneur,
Et du cœur qui toujours y remue… j’ai si peur de la mort.

[…]

Ce monde tel qu’il est
Si divers, spacieux et périssable
Cette terre et tout ce qui s’y crée
C’est ma patrie, Seigneur !
Puisse-t-elle être aussi ma patrie céleste.

Ailleurs, je vois le ciel et les étoiles,
Et là aussi, je voudrais être
Mais si vous avez fait les choses si belles à mes yeux,
Si vous avez fait mes yeux pour elles
A quoi bon les fermer, cherchant un autre « Comment »
Quand pour moi, ce monde est irremplaçable ?

[…]

Et, quand viendra cette heure d’angoisse
Où mes yeux d’homme se fermeront,
Ouvre-moi, Seigneur, d’autres yeux plus grands
Que je contemple votre face immense
Et que la mort me soit une plus grande naissance.

Traduït per Albert Camus i Víctor Alba. Pont Blau

Joan Maragall, Chant spirituel. [Mèxic D. F.], núm. 62 (desembre 1957)

Voir aussi: La culpabilité de l’Occident ou la recherche de la vie perdue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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