Grâce

Jacques Dufresne

Première version 2002

Le mot grâce a deux sens bien distincts, selon qu'il désigne une qualité d'une personne ou une nourriture surnaturelle. Nous réunissons ces deux sens dans un même dossier parce qu'il existe au moins une analogie entre eux. Quand Bergson note que nous apercevons dans la grâce supérieure «l'indication d'un mouvement vers nous, d'une sympathie virtuelle ou naissante», il nous invite à voir une ressemblance entre le rayonnement d'une personne suprêmement gracieuse et celui d'une autre, sage ou sainte, dont on peut dire qu'elle a été touchée par la grâce.

La ballerine Margot Fonteyn, l'une des femmes les plus gracieuses du XXe siècle, a passé les dernières années de sa vie dans la campagne de Panama en compagnie d'un mari gravement handicapé. Un film tourné à ce moment, The Margot Fonteyn Story, nous la montre tendant un verre à son mari avec un geste empreint d'une grâce suprême, où le lien entre les deux premiers sens du mot grâce est manifeste.

On peut aussi distinguer une analogie entre chacun de ces deux sens et un troisième, où le mot est synonyme de clémence. Gracier quelqu'un c'est, pour un prince, recourir à un pouvoir analogue à celui de Dieu accordant sa grâce. Et il nous plaît de penser qu'un tel acte est généralement accompagné d'un geste gracieux.

Dans ce tableau évoquant la reddition de la ville hollandaise de Breda, les trois formes de grâce semblent réunies dans le geste du général espagnol Ambrosio de Spinola. On peut penser que Velasquez a voulu par là racheter l'injustice commise par son pays.


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Premier sens

Le sentiment de la grâce, selon Henri Bergson.

« Ce n'est d'abord que la perception d'une certaine aisance, d'une certaine facilité dans les mouvements extérieurs. Et comme des mouvements faciles sont ceux qui se préparent les uns les autres, nous finissons par trouver une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont indiquées et comme préformées les attitudes à venir. Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c'est parce que chacun d'eux se suffit à lui-même et n'annonce pas ceux qui vont le suivre. Si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c'est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui la précédait. La perception d'une facilité à se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir d'arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l'avenir dans le présent. Un troisième élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne. C'est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l'artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres. Comme nous devinons presque l'attitude qu'il va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire. Même, si elle s'arrête un instant, notre main impatientée ne peut s'empêcher de se mouvoir comme pour la pousser, comme pour la replacer au sein de ce mouvement dont le rythme est devenu toute notre pensée et toute notre volonté. Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espèce de sympathie physique, et en analysant le charme de cette sympathie, vous verrez qu'elle vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale, dont elle vous suggère subtilement l'idée. Ce dernier élément, où les autres viennent se fondre après l'avoir en quelque sorte annoncé, explique l'irrésistible attrait de la grâce : on ne comprendrait pas le plaisir qu'elle nous cause, si elle se réduisait à une économie d'effort, comme le prétend Spencer 1. Mais la vérité est que nous croyons démêler dans tout ce qui est très gracieux, en outre de la légèreté qui est signe de mobilité, l'indication d'un mouvement possible vers nous, d'une sympathie virtuelle ou même naissante. C'est cette sympathie mobile, toujours sur le point de se donner, qui est l'essence même de la grâce supérieure. Ainsi les intensités croissantes du sentiment esthétique se résolvent ici en autant de sentiments divers, dont chacun, annoncé déjà par le précédent, y devient visible et l'éclipse ensuite définitivement. C'est ce progrès qualitatif que nous interprétons dans le sens d'un changement de grandeur, parce que nous aimons les choses simples, et que notre langage est mal fait pour rendre les subtilités de l'analyse psychologique. » (Essai sur les données immédiates de la conscience)

Note
1. Essais sur le progrès (trad. fr., ) p. 283.



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Second sens

Simone Weil utilise ici la métaphore de la photosynthèse pour évoquer la nature et l'action de la grâce.

« Il y a analogie entre les rapports mécaniques qui constituent l'ordre du monde sensible et les vérités divines. La pesanteur qui gouverne entièrement sur terre les mouvements de la matière est l'image de l'attachement charnel qui gouverne les mouvements de notre âme. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l'énergie solaire. C'est cette énergie, descendue sur terre dans les plantes et reçue par elle qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l'acte de manger elle pénètre dans les animaux et en nous; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d'énergie mécanique, cours d'eau, houille et très probablement pétrole, viennent d'elle également; c'est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulève nos avions, comme c'est lui aussi qui soulève les oiseaux. Cette énergie solaire nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C'est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est la graine ensevelie sous terre, dans les ténèbres, et c'est là qu'elle a la plénitude de la fécondité et suscite le mouvement de bas en haut qui fait jaillir le blé ou l'arbre. Même avec l'arbre mort, dans une poutre, c'est elle encore qui maintient la ligne verticale; avec elle nous construisons nos demeures. Elle est l'image de la grâce qui descend s'ensevelir dans les ténèbres de nos âmes mauvaises et y constitue la seule source d'énergie qui fasse contrepoids à la pesanteur morale, à la tendance au mal. [...]

Ce n'est pas seulement la source d'énergie solaire qui est inaccessible à l'homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette énergie en nourriture. La science moderne regarde la substance végétale qu'on nomme chlorophylle comme étant le siège de ce pouvoir; l'antiquité disait sève au lieu de chlorophylle, ce qui revient au même. Comme le soleil est image de Dieu, de même la sève végétale qui capte l'énergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s'offre à nous pour être broyée et détruite en nous pour entretenir notre vie, cette sève est une image du Fils, du Médiateur. » (Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu)

La grâce, telle que l'évoque le théologien Karl Rahner correspond à la conception de Simone Weil. « Nous est-il déjà arrivé de pardonner sans attendre en retour une rétribution et même si le pardon silencieux était considéré comme allant de soi? Nous est-il déjà arrivé d'accomplir une tâche quand, apparemment, nous ne pouvons l'accomplir qu'avec le sentiment brûlant de faire vraiment abnégation de nous-mêmes et de nous effacer? Avons-nous déjà été bons envers un homme de qui nous n'attendons aucun écho de reconnaissance ou de compréhension, et sans même être récompensés par le sentiment d'avoir été désintéressés, maganimes, etc.? » (Vivre et croire aujourd'hui, Desclée de Brouwer, Paris, 1967, p. 37.)

Si, ajoute Rahner, nous avons déjà fait de telles expériences, c'est signe que nous avons aussi été touchés par la grâce, que nous avons fait l'expérience spirituelle: « Expérience de l'éternité, expérience de ce que l'esprit est plus qu'une parcelle de ce monde temporel, expérience de ce que la signification de l'homme n'apparaît pas dans le signification et le bonheur de ce monde, expérience du risque et de la confiance aveugle qui n'a vraiment aucun appui suffisant dans la réussite de ce monde. » (Vivre et croire aujourd'hui, Desclée de Brouwer, Paris, 1967, p. 37.)

Perspective historique

La chrétienté a été déchirée par un débat sur la part de la volonté et de la liberté humaines et celle de la grâce divine. Les calvinistes par exemple croient que les conséquences du péché originel sont telles que nous devons le salut à l'amour de Dieu infiniment plus qu'à nos mérites personnels. La catholicisme accorde une plus grande importance à la volonté.

Dès le début de la chrétienté, Pélage et saint Augustin se sont affrontés sur cette question, le premier magnifiant la liberté humaine, le second lui opposant la grâce divine, sans laquelle l'homme, dans sa faiblesse, ne peut rien, sans pourtant être réduit à la passivité, sa liberté n'étant pas anéantie par la grâce.

Le débat reprendra à la Renaissance. Les protestants, les calvinistes en particulier, ont une conception pessimiste de l'homme à laquelle les catholiques, sous l'influence des Jésuites opposeront une conception optimiste, plus proche de l'humanisme qui s'impose en Europe. «La grâce suffisante, écrira le père Molina, apporte à l'homme tout ce qui lui est nécessaire pour faire le bien, mais elle ne peut faire son effet que par la seule décision du libre arbitre de l'homme 1. »

Le père Molina échappa de justesse à une condamnation de Rome, qui craignait les excès en faveur de la liberté humaine autant que les excès en faveur de la grâce divine.

La polémique devait bientôt être relancée par un ouvrage de Jansenius, évêque d'Ypres. « Connu sous le nom d'Augustinius, ce livre reprend des textes d'Augustin et expose de nouveau que seule la grâce efficace, donnée gratuitement par Dieu, peut sauver l'homme corrompu depuis le péché originel. La volonté humaine est impuissante. Les jésuites renouvellent leurs accusations. Comme pour Baïus, l'ouvrage de Jansénius est condamné par Rome en 1642. En revanche, en France, l'Augustinius est bien accueilli. Dominicains, Oratoriens, quelques docteurs de la Sorbonne, et surtout les proches de l'abbaye de Port-Royal dans la vallée de Chevreuse, approuvent l'ouvrage. Les Jésuites, soutenus par Richelieu, le contestent 2. » Pascal prendra, dans Les Provinciales, le parti de Jansenius.

Les mêmes thèses, devenues floues, s'affrontent aujourd'hui sur les terrains les plus divers. À une volonté ivre d'elle-même on oppose, dans les psychologies et les spiritualités, diverses formes de passivité face à ce qu'on appelle plus souvent l'Énergie que la grâce. De nombreuses thérapies, situées à la frontière entre la spiritualité et la psychologie, reposent sur une telle opposition. On semble comprendre que la croissance personnelle, image généralement déformée de la montée vers la sainteté, est d'une toute autre nature que la performance de l'athlète, laquelle résulte presque exclusivement des efforts de volonté.

La pesanteur et la grâce selon Simone Weil

« Tous les mouvements naturels de l'âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception.

Il faut toujours s'attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel.

Deux forces règnent sur l'univers: lumière et pesanteur.

Pesanteur. - D'une manière générale, ce qu'on attend des autres est déterminé par les effets de la pesanteur en nous, ce qu'on en reçoit est déterminé par les effets de la pesanteur en eux. Parfois cela coïncide (par hasard), souvent non.

Pourquoi est-ce que dès qu'un être humain témoigne qu'il a peu ou beaucoup besoin d'un autre, celui-ci s'éloigne? Pesanteur.

Il faut faire telle chose. Mais ou puiser l’énergie? Une action vertueuse peut abaisser s'il n'y a pas d'énergie disponible au même niveau.

Le bas et le superficiel sont au même niveau. Il aime violemment mais bassement: phrase possible. Il aime profondément mais bassement: phrase impossible.

Queues alimentaires. Une même action est plus facile si le mobile est bas que s'il est élevé. Les mobiles bas enferment plus d'énergie que les mobiles élevés. Problème: comment transférer aux mobiles élevés l'énergie dévolue aux mobiles bas?

La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance. »

Extraits de Simone Weil, La pesanteur et la grâce.

Notes

1-2 : La querelle janséniste.


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« Ne forcez pas votre talent, vous ne feriez rien avec grâce! » Cette pensée qui s'applique aussi bien à la grâce du geste qu'à celle de l'âme, nous rappelle que la question de la volonté et de la grâce... ou du don naturel est, depuis toujours, au coeur de la vie quotidienne de tous les hommes.

Lectures

Traité de la grâce et du libre arbitre par saint Bernard.

Henri de Lubac, Petite catéchèse sur Nature et Grâce, Paris, Fayard, 1980.

Charles Journet, Entretiens sur la grâce. 2e éd. Éd. Saint-Augustin/Saint-Maurice, 1985.

Textes en ligne

La pensée de saint Augustin.

 

 

 

Enjeux

La chrétienté a été déchirée par un débat sur la part de la volonté et de la liberté humaines et celle de la grâce divine. Les calvinistes par exemple croient que les conséquences du péché originel sont telles que nous devons le salut à l'amour de Dieu infiniment plus qu'à nos mérites personnels. La catholicisme accorde une plus grande importance à la volonté.

Dès le début de la chrétienté, Pélage et saint Augustin se sont affrontés sur cette question, le premier magnifiant la liberté humaine, le second lui opposant la grâce divine, sans laquelle l'homme, dans sa faiblesse, ne peut rien, sans pourtant être réduit à la passivité, sa liberté n'étant pas anéantie par la grâce.

Le débat reprendra à la Renaissance. Les protestants, les calvinistes en particulier, ont une conception pessimiste de l'homme à laquelle les catholiques, sous l'influence des Jésuites opposeront une conception optimiste, plus proche de l'humanisme qui s'impose en Europe. «La grâce suffisante, écrira le père Molina, apporte à l'homme tout ce qui lui est nécessaire pour faire le bien, mais elle ne peut faire son effet que par la seule décision du libre arbitre de l'homme 1. »

Le père Molina échappa de justesse à une condamnation de Rome, qui craignait les excès en faveur de la liberté humaine autant que les excès en faveur de la grâce divine.

La polémique devait bientôt être relancée par un ouvrage de Jansenius, évêque d'Ypres. « Connu sous le nom d'Augustinius, ce livre reprend des textes d'Augustin et expose de nouveau que seule la grâce efficace, donnée gratuitement par Dieu, peut sauver l'homme corrompu depuis le péché originel. La volonté humaine est impuissante. Les jésuites renouvellent leurs accusations. Comme pour Baïus, l'ouvrage de Jansénius est condamné par Rome en 1642. En revanche, en France, l'Augustinius est bien accueilli. Dominicains, Oratoriens, quelques docteurs de la Sorbonne, et surtout les proches de l'abbaye de Port-Royal dans la vallée de Chevreuse, approuvent l'ouvrage. Les Jésuites, soutenus par Richelieu, le contestent 2. » Pascal prendra, dans Les Provinciales, le parti de Jansenius.

Les mêmes thèses, devenues floues, s'affrontent aujourd'hui sur les terrains les plus divers. À une volonté ivre d'elle-même on oppose, dans les psychologies et les spiritualités, diverses formes de passivité face à ce qu'on appelle plus souvent l'Énergie que la grâce. De nombreuses thérapies, situées à la frontière entre la spiritualité et la psychologie, reposent sur une telle opposition. On semble comprendre que la croissance personnelle, image généralement déformée de la montée vers la sainteté, est d'une toute autre nature que la performance de l'athlète, laquelle résulte presque exclusivement des efforts de volonté.

Notes

1-2 : La querelle janséniste.


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« Ne forcez pas votre talent, vous ne feriez rien avec grâce! » Cette pensée qui s'applique aussi bien à la grâce du geste qu'à celle de l'âme, nous rappelle que la question de la volonté et de la grâce... ou du don naturel est, depuis toujours, au coeur de la vie quotidienne de tous les hommes.

 

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