Émile ou l'éducation selon Rousseau

Harald Höffding
Dans son Émile, Rousseau prétend qu'il faut laisser libre jeu à la nature; l'art de l'éducateur consiste à écarter les obstacles et à créer les meilleures conditions possibles, qui permettent aux facultés et aux instincts de se développer conformément à leur propre nature. On ne doit imposer aucune culture du dehors, ni par le moyen de l'autorité, ni par celui des lumières, L'enfance a sa fin en elle-même, comme toute autre période de là vie, et elle ne doit pas être traitée comme une simple préparation. On ne connaît pas l'enfant, car jusqu'ici on ne le considérait qu'au point de vue des adultes. Il a le droit naturel de se développer librement.

Ne l'enveloppez donc pas dans un maillot, allaitez-le avec le lait de sa mère, ne le dorlottez pas, laissez-le suivre son instinct de conservation et faire lui-même ses expériences, ne l'instruisez.pas de ce, qu'il peut apprendre lui-même, ne lui faites pas de sermons, n'excitez pas en lui des désirs et des besoins avant qu'ils ne puissent être satisfaits! — Plus on peut reculer le développement intellectuel, mieux cela vaut. Il importe que l'esprit soit formé, afin que l'usage prématuré de ses facultés ne le fasse pas dépérir. Autant que possible, conduisez l'enfant jusqu'à sa douzième année, sans qu'il puisse distinguer sa main droite de sa main gauche. Ses yeux s'ouvriront d'autant plus vite à la raison, lorsque le temps sera venu! Laissez-le grandir sans préjugés, sans habitudes et sans connaissances! Autrement, on n'apprend pas à connaître la nature particulière à l'enfant. L'embryon du caractère demande du temps pour se développer: ce n'est que lorsqu'il s'est développé qu'on peut le traiter convenablement. Les tendances et les instincts demandent également du temps pour se former, et c'est produire la satiété que d'imposer à l'enfant quelque chose qu'il ne peut apprécier. En d'autres termes: l'éducation doit être négative, et non positive.

«J'appelle éducation positive, dit Rousseau (dans la lettre à M. de Beaumont, la sublime défense de l'Émile), celle qui tend, à former l'esprit avant l'âge et à donner à l'enfant la connaissance des devoirs de l'homme. J'appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare à la raison par l'exercice des sens. L'éducation négative n'est pas oisive, tant s'en faut; elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur; elle dispose l'enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l'entendre, et au bien quand il est en état de l'aimer.» Cette notion d'éducation négative exprime certes d'une façon frappante l'idée fondamentale proprement dite de Rousseau. La civilisation doit être l'épanouissement de la nature, et non une enveloppe, non une lourde forme imposée du dehors. La civilisation est seule bonne qui est la nature même à un degré de développement supérieur. Aussi recommande-t-il d'être prudent en «introduisant» la civilisation. Rousseau a une vue plus profonde du caractère particulier de la vie de l'esprit que les partisans de l'autorité, et même que les partisans des «lumières». Est bon pour lui cela seul qui a été développé d'une façon naturelle et produit par l'activité personnelle.

Le développement d'une civilisation naturelle permet seul de quitter la période calme et insouciante de l'instinct et de conserver néanmoins l'harmonie entre le besoin et la faculté, entre la pensée et le sentiment, entre l'extérieur et l'intérieur. Comme tant de mystiques, il a un sens délicat des conditions de lacroissance intellectuelle. Le fait même de poser une notion comme celle de l'éducation négative trahit déjà ce sens; c'est là un caractère socratique. Cependant Rousseau se montre bien l'enfant de son siècle. Il n'a pas véritablement confiance dans l'usage involontaire des facultés, car il a recours à un sage éducateur et à tout un système d'intrigues et de conventions pour empêcher Émile de subir d'autres influences que celles qui sont prétendues convenir à son âge. La construction systématique est caractéristique de Rousseau dans tous les domaines. Son vif sentiment et son enthousiasme lui firent voir ce qu'aucun autre ne put voir: mais il eut cette inspiration grandiose et ce fut tout: quand on veut pousser la pensée dans le détail, on voit combien il est loin du monde réel; au lieu de prendre pour guide les points de détail des expériences réelles, il laisse libre jeu à sa faculté de construction. «Le gouverneur» assiste même dans la coulisse aux fiançailles et au mariage d'Émile et arrange tout — et il ne le fait pas toujours d'une façon négative et indirecte.

Autres articles associés à ce dossier

Rousseau, l'homme qui s'est fait saint

Pierre Savinel

Pour un critique brillant et compétent, le compte-rendu d'une biographie, est souvent  l'occasion de formuler son propre jugement avec une étonnant

Les deux natures de Rousseau

Gabriel Tarde

(,,,) Il eut de tout temps, lui aussi, deux âmes qui le dominaient alternativement. La première est tranquille, franche et confiante, naïvement amo

L'unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau

Gustave Lanson

Réfutation d'une certaine critique du philosophe qui le présente comme prisonnier de l'insoluble dilemne entre l'indivualisme exacerbé et le social

Voltaire et Rousseau

Elme-Marie Caro

C'est vers 1756 que le premier malentendu grave éclata entre Voltaire et Rousseau. Jusque-là une sorte de neutralité avait régné entre eux, non s

Une satire de Rousseau: la «Lettre au Docteur Jean Jacques Pansophe»

Voltaire

«Tout, nous rappelle l'écrivain Elme Caro, les séparait violemment l'un de l'autre, les idées, la métaphysique, la morale, la manière de compren

L'héritage de Rousseau

Gustave Lanson

Rousseau n'a pas donné d'exposé complet et cohérent de son système. Il a plutôt des tendances qu'un système, et des sentiments que des idées. L

Les dernières années

Gustave Lanson

L'Émile et le Contrat social furent mal accueillis des gouvernements et des Églises: l'Émile surtout, à cause du Vicaire savoyard. L'Émile fut co

Émile ou de l'éducation

Gustave Lanson

L'Emile fut achevé en 1760. Par la volonté de M. de Malesherbes, l'ouvrage fut publié en France; Néaulme, de La Haye, l'imprima pour Duchesne. Les

les Confessions

Gustave Lanson

Les Confessions sont nées du regret de vieillir et de la joie de se souvenir: à ces sentiments se joint le désir, chez un timide et un glorieux, d'

Le Contrat social

Gustave Lanson

Tandis que la Nouvelle Héloïse et l'Émile prennent l'homme pour le réformer dans le cadre des institutions sociales de la civilisation européenne

la Nouvelle Héloïse

Gustave Lanson

À Montmorency, Rousseau finit 1'Héloïse et l'Emile, et rédige le Contrat social. La Nouvelle Héloïse, ou Lettres de deux armants habitants d'une

Les Discours

Gustave Lanson

En 1749, Diderot étant prisonnier à Vincennes, Rousseau va le voir; chemin faisant, une question de l'Académie de Dijon, dans un volume du Mercure

Le contrat social selon Rousseau

Harald Höffding

Le troisième (voir textes précédents) domaine, où Rousseau crut voir un nouveau monde, était le monde social et politique. Ici encore on constate

La religion de Rousseau

Harald Höffding

D'accord avec la pensée fondamentale de sa pédagogie, la conception religieuse ne doit pas, d'après Rousseau, être donnée à l'enfant du dehors,

Rousseau et l'état de nature

Harald Höffding

Rousseau a développé dans trois ouvrages la conception de la vie qu'il oppose au raffinement et à la corruption de la civilisation. Dans La Nouvell

La pensée éducative de Rousseau

Michel Soëtard

Article publié dans Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 3/4,

Du Contrat social ou Principes du Droit

Jean-Jacques Rousseau

Livre premier Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir quelque règle d'administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels q

Les Rêveries du promeneur solitaire

Jean-Jacques Rousseau

PREMIÈRE PROMENADE Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même Le plus sociable et le pl

À lire également du même auteur

Rousseau et l'état de nature
Rousseau a développé dans trois ouvrages la conception de la vie qu'il oppose au raffinement et à la corruption de la civilisation. Dans La Nouvelle-Heloïse (1761) il peint le fort et profond amour, la beauté et la dignité du mariage et de la vie de famille, la noblesse de la ré

Principes fondamentaux du système de Spinoza
En commençant son exposé déductif par une définition de ce qu'il entend par cause de soi-même et par substance, et en posant ce principe, que ce qui n'a sa cause en rien d'autre, doit l'avoir en soi-même, Spinoza n'a fait à vrai dire que postuler la possibilité d'une connaiss

Pascal et Kierkegaard
À deux siècles de distance, deux penseurs, également attachés pourtant au christianisme jusqu'au tréfonds de leurs âmes ferventes, se sont rencontrés dans le procès de leur religion telle que les temps l'ont déformée. L'un et l'autre dénoncent l'incompatibilité qu

Newton et son importance en philosophie
En passant de la Renaissance au XVIIe siècle, il a fallu intercaler un examen du fondement donné à la science moderne de la nature, sans lequel il eût été impossible de comprendre le développement philosophique consécutif. De même, au seuil du XVIIIe siècle, il nous fau

Le contrat social selon Rousseau
Le troisième (voir textes précédents) domaine, où Rousseau crut voir un nouveau monde, était le monde social et politique. Ici encore on constate qu'il ne désespérait pas de voir succéder à l'étiolement et à l'oppression de la nature un développement qui rendrait

La théorie de la connaissance chez Spinoza
Si pour exposer le système de Spinoza on voulait suivre soi Éthique, il faudrait commencer par certaines définitions et certains principes pour en faire dériver une série de théorèmes. Alors la question de savoir comment Spinoza parvint à ses définitions et à ses princi

La religion de Rousseau
D'accord avec la pensée fondamentale de sa pédagogie, la conception religieuse ne doit pas, d'après Rousseau, être donnée à l'enfant du dehors, elle doit être tirée de lui-même sous l'influence des besoins du cœur. Rousseau nous fait connaître sa religion dans le c

La philosophie de Montaigne
Chez aucun autre penseur de l'époque, les différents caractères de la Renaissance ne ressortent avec une évidence aussi complète que chez Montaigne. D'abord, il possédait l'individualisme marqué qui se développa en France au XVIe sicle, comme aux siècles précédents e




L'Agora - Textes récents