La théorie de la connaissance chez Spinoza

Harald Höffding
Si pour exposer le système de Spinoza on voulait suivre soi Éthique, il faudrait commencer par certaines définitions et certains principes pour en faire dériver une série de théorèmes. Alors la question de savoir comment Spinoza parvint à ses définitions et à ses principes, qui sont la clef de tout le système, resterait sans réponse, et pourtant; c'est bien cette question qui historiquement a le plus d'intérêt. Si l'on commence, comme Spinoza a fait lui-même, par le terrain aride des définitions et des principes, on est tenté de supposer que ces premiers principes ont été posés tout à fait arbitrairement, comme le pensait Hobbes, ou alors qu'ils sont. objet d'intuition immédiate. Ni l'un ni l'autre n'était dans l'idée de Spinoza. En suivant la mode du temps, qui demandait une forme rigoureusement déductive, il s'est exposé à ce que son système fût incompris. On voit au traité malheureusement inachevé De la Réforme de l'entendement qu'il avait consacré à la méthode scientifique une sérieuse réflexion et qu'il avait l'intention de composer une sorte de logique inductive. On peut dire en un certain sens que les principes sur lesquels Spinoza appuie l'exposition déductive de l'Éthique ont été obtenus par lui en recherchant et en construisant les à hypothèses sur lesquelles repose notre connaissance empirique du monde.

Si par expérience on entend seulement la perception des choses telles qu'elles se présentent involontairement et par hasard à nous, elle ne nous donne pas de connaissance vraie. Elle se contente des données telles qu'elles s'offrent en un temps et en un lieu déterminés, et il se fixe alors une idée dans la conscience uniquement due à ce que jusqu'ici il ne s'est pas montré de faits contraires, sans que nous ayions la garantie qu'il n'existe pas de ces sortes de faits. Spinoza nomme cette sorte d'expérience experientia vaga; elle correspond à l'inductio per enumerationem simplicem de Bacon. La connaissance vraie doit être une connaissance rationnelle, ne se contentant pas du phénomène donné isolé, elle voit dans celui-ci la conséquence d'une loi générale, la manifestation particulière d'un ordre universel des choses, qui s'étend bien au delà de ce phénomène. La connaissance rationnelle considère dans les phénomènes empiriquement donnés leur lien de continuité interne, et en celui-ci elle trouve l'explication de tout phénomène particulier. La connaissance rationnelle (ratio) part de ce qui est donné. Spinoza insiste sur la nécessité «de dériver toujours nos idées d'êtres réels, en suivant, autant que possible, l'ordre des causes». il faut donc d'abord procéder à un exposé de faits dont on dérivera ensuite les idées fondamentales et les principes. Dans son Traité théologico politique, Spinoza établit une analogie entre l'interprétation d'un livre (la Bible) et l'explication de la nature. Il faut commencer par montrer ce qu'est le contenu donné. Ensuite il faut s'assurer de certains rapports et de certaines lois générales, valables en tous les points. Dans la nature physique, ce sont les lois du mouvement; en ce qui concerne la nature intellectuelle, ce sont les lois de l'association des idées que Spinoza pourrait d'abord nommer. En un mot: l'idée du système de lois qui règnent en toutes choses se manifeste dans les phénomènes changeants particuliers et elle seule nous axplique chacun d'eux. Dans ce système de lois se manifeste pour Spinoza l'essence vraie et éternelle des choses. Ce n'est pas précisément pour plus de clarté qu'il nomme les lois générales des phénomènes «les choses fixes et éternelles, dont les choses individuelles, variables, dépendent d'une façon si immédiate et si-nécessaire que sans elles, celles-ci ne pourraient ni exister ni se comprendre». Ces lois se manifestent complètement dans la nature aussi bien dans son ensemble, que dans ses parties isolées. Il faut remonter à elles si l'on veut parvenir au terme de la connaissance. La succession des phénomènes est infinie, inépuisable; ici nous pouvons poursuivre notre route, aller de chainon en chaînon. Mais la vraie connaissance porte sur l'enchainement des termes, qui est par conséquent partout présent. Et de même que Spinoza distingue nettement l'ordre causal consistant dans «les choses fixes et éternelles» qui ne font qu'un avec les lois des phénomènes, de l'ordre de phénomènes qui ont nom aussi causes et aflets dans leurs rapports réciproques, de même il ne distingue pas moins nettement les lois générales, qui sont pour lui une réalité (entia realia) aussi bien que les phénomènes particuliers, des idées générales (abstracts et universalia), qui n'ont pas de réalité objective.

La vérité et la légitimité de notre connaissance ne dépendent pas pour Spinoza d'une marque extérieure, ou d'un accord avec quelque chose situé en dehors d'elle. C'est la clarté et l'évidence produites par la logique parfaite qui nous donnent la certitude de la vérité. Une erreur tient toujours à ce que l'on fait un tout d'une chose bornée et isolée. L'erreur disparaît, quand des hypothèses inexactes où l'on est engagé, on avance avec une rigoureuse logique: intellectio fictionem terminat. Notre pensée a ainsi dans la stricte conséquence logique une norme de la vérité qu'elle peut appliquer partout, même là où elle se trompe. La vérité, dit Spinoza, s'éclaire elle-même et éclaire l'erreur (veritas norma sui et falsi est); de même la lumière se révèle elle-même et découvre les ténèbres. Le point de départ de toutes nos investigations sera donc naturellement l'examen du criterium de la vérité, donné par la nature de notre entendement. Tel est le fondement sur lequel nous bâtissons quand nous recherchons la raison éternelle et nécessaire des choses, ce qui est au fond de toutes choses (res omnium prima).

Spinoza donne ici à entendre que nous ne pouvons trouver «les choses éternelles», «la première de toutes choses» qu'au moyen de notre raison subjective. S'il avait poursuivi davantage cette indication, le problème de la connaissance se serait présenté à lui dans toute son acuité: de quel droit croyons-nous que l'existence même observe la norme valable pour les rapports. réciproques de nos pensées? Mais ce problème ne se posa pas pour lui. Il est certain pour lui que nos postulats rationnels sont aussi ceux des choses, et même que le fond éternel des choses leur correspond; un ordre universel objectif correspond à l'ordre subjectif des pensées. Entre les objets objectifs de nos pensées (que Spinoza désigne par l'expression scolastique essentim formales) il y a les mêmes relations qu'entre nos pensées. À ce qui est notre première pensée, de laquelle toutes les autres pensées sont dérivées, correspond ce qui dans l'existence est la première chose, le créateur et la source de toutes les autres choses. De là vient que Spinoza désigne du nom de choses ou êtres les lois qui expliquent les phénomènes particuliers. Par là il veut exprime (nous pouvons le dire à notre point de vue) que l'enchaînement qui rend les choses intelligibles est une réalité aussi bien que les choses individuelles détachées en elles-mêmes, et même qu'étant éternel et embrassant tout, il mérite bien plutôt le nom de réalité que celles-ci. Mais en appelant les lois, ou l'enchaînement régi par des lois, des choses ou des êtres sans lesquels les phénomènes particuliers ne pourraient pas exister et ne seraient pas intelligibles, Spinoza nous donne l'origine et la signification de ce qu'il nomme substance dans son exposition déductive. Car par substance il entend ce qui existe en soi et pour soi et ce qui se comprend de soi-même, et ce par quoi tout existe et tout est intelligible. La substance de Spinoza, l'idée fondamentale de toute sa philosophie, est donc à vrai dire la causalité représentée sous les traits d'une chose ou d'un être. Car la causalité, le rapport de cause à effet, se comprend pour Spinoza d'elle-même et nous rend toute autre chose intelligible. Et le rapport de cause à effet étant la supposition nécessaire à la connaissance de l'existence réelle, qui se révèle à nous par l'expérience, nous voyons que toute la philosophie de Spinoza peut être appelée une construction des hypothèses valables pour toute expérience scientifique, ce qui fait que ces hypothèses deviennent identiques à l'essence la plus intime des choses. Mais la causalité, ou rapport de cause à effet, que Spinoza se représente comme une force réelle dont dépendent les choses individuelles et dans laquelle elles existent, correspond à son tour à la nécessité avec laquelle nous tirons des conclusions de prémisses données. En d'autres termes: Spinoza ne fait aucune différence entre raison et cause; le.rapport de causalité n'est pas pour lui un rapport dans le temps, où la cause précède et où l'effet suit, mais un rapport éternel et primitif; le rapport entre «les choses fixes et éternelles» (ou «la première de toutes choses») et les phénomènes individuels ne signifie pas que les premiers ont commencé par exister et que les autres sont nés ensuite comme effets. D'après Spinoza le rapport de temps disparaît pour la connaissance vraie. La connaissance rationnelle est, d'après lui, une perception des choses «sous le point de vue de l'éternité» (sub specie æterni): elle n'envisage dans les choses que ce qui manifeste en elles la nécessité éternelle et elle ne voit en elles que des exemples de cette nécessité. Spinoza regarde le rapport de causalité lui-même comme un principe nécessaire de la raison. Dans l'Éthique il pose en principe qu'une chose doit avoir sa cause ou bien en soi-même ou bien en quelque chose d'autre. Or la substance, qui est ce qui existe par soi-même et est intelligible par soi-même, ne pouvant avoir sa cause dans une autre chose, doit avoir sa cause en elle-même et par suite exister nécessairement. Si l'on nie ce principe, il faut nier également le principe que toute chose doit nécessairement avoir une cause (ou bien en soi, ou bien en dehors de soi). Et que cela est un principe de raison, cela ressort également de ce que le rapport de deux choses entre elles, considérées comme effet et comme cause, signifie que l'idée de l'une peut se dériver de l'idée de l'autre; la connaissance de l'effet est seulement la connaissance d'une propriété spéciale de la cause; les deux idées ont quelque chose de commun. Ce n'est que si le rapport dans le temps et d'une manière générale la différence entre cause et effet disparaît, en voyant dans l'effet la conséquence logique de la cause (ce qui serait, il est vrai, l'achèvement idéal de la connaissance), que l'on peut nommer la substance ou «les choses éternelles» la cause des phénomènes. Et ce n'est qu'en supposant cette confusion de raison et de cause qu'on comprend que Spinoza ait pu espérer édifier une connaissance purement rationnelle de l'existence, ou comme on peut encore l'exprimer, concevoir l'existence comme un système rationnel dans son essence la plus intime. Le contre-pied de Spinoza est formé ici par la conception déjà indiquée par Brooke et par Glanvil (ainsi que par les occasionnalistes) et que Hume développa plus tard que la cause et l'effet sont des choses totalement différentes, manière de voir qui porte fatalement à douter de la possibilité de comprendre l'existence.

La connaissance rationnelle (ratio) nous porte bien à voir l'éternel et le nécessaire dans les choses, mais elle n'est pas pour Spinoza la forme suprême de la connaissance. Elle nous montre encore des antinomies entre la loi universelle et les phénomènes individuels, et ici la pensée est encore discursive, aboutit à ses résultats par comparaison et par conclusion. La forme suprême de connaissance est pour Spinoza la forme intuitive, où l'on aperçoit immédiatement le phénomène individuel comme baigné de himière par l'ordre général des choses, de même que je vois immédiatement par exemple que deux lignes sont parallèles, quand elles sont parallèles avec une seule et même troisième ligne, ou que je vois immédiatement dans la science que j'ai d'une chose ce qu'il faut pour savoir une chose. La différence entre l'universel et l'individuel a ici complètement disparu; on embrasse leur unité d'un seul coup d'œil. Le but suprême pour Spinoza, c'est de comprendre le plus possible de cette façon immédiate, intuitive. Dans le dernier livre de l'Éthique, il cherche à comprendre l'âme individuelle dans son unité intime avec l'être éternel: intuition qui forme la conclusion de ses recherches théoriques et pratiques. La condition principale pour s'élever jusqu'à cette intuition, c'est de se détacher de l'expérience extérieure, contingente, et de trouver l'enchaînement nécessaire à l'aide de la connaissance rationnelle. Toutefois il n'est pas facile d'établir une différence bien tranchée entre la connaissance rationnelle et l'intuition; toutes deux nous montrent en effet les choses «sous le point de vue de l'éternité»; et de plus, Spinoza dit dans sa description de la science intuitive, qu'elle «avance de l'idée parfaite de l'essence de certains attributs divins jusqu'à la connaissance parfaite de l'essence des choses»: la science discursive n'a donc pas complètement disparu. — Ce que Spinoza a en vue, ce n'est rien moins que le but suprême de toute connaissance: d'unir individualité et continuité, le particulier et l'ordre total de la façon là plus intime possible. Il n'y parvient qu'en postulant une idée qui rappelle tantôt la conception artistique, tantôt l'intuition mystique, selon qu'il insiste sur le côté individuel ou sur le côté universel.

Il est très regrettable que Spinoza n'ait pas pu achever sa théorie de la connaissance. Le fragment que nous en possédons montre néanmoins que ses définitions fondamentales et. ses axiomes ne venaient pas chez lui comme un éclair.dans un ciel serein, mais qu'il les avait édifiés en méditant sur les conditions suprêmes de toute connaissance de l'existence. Le dogmatisme apparaît chez Spinoza dans la sûreté avec laquelle il établit et manie ces postulats comme des réalités, mais non en ce qu'il aurait absolument ignoré l'existence de ces postulats.

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