Rousseau Jean-Jacques

28 / 06 / 1712-02 / 07 / 1768

 
Cette biographie est tirée d'un livre, paru en 1858 à Gevève, sous le titre: Rousseau et les Genevois. L'auteur J.Gaberel est un ancien pasteur. On comprendra qu'il puisse souvent rattacher Rousseau au républicanisme suisse et qu'il réduise à ce commentaire l'accueil fait au futur écrivain en France quand,  à l'âge de 16 ans,  il a fui la Suisse pour le grand  pays voisin: «il tombe entre les mains du clergé savoyard et abjure le protestantisme le 21 avril 1728 à Turin.»

 

«Les ancêtres de Rousseau étaient libraires à Paris. En 1550 ils s'expatrièrent pour conserver la liberté de conscience et le droit d'exercer la foi évangélique. Didier Rousseau fut reçu bourgeois de Genève le 21 avril 1555. 1

Cette famille tint, durant deux siècles, un rang honorable dans la bourgeoisie et fut alliée aux membres les plus distingués de la magistrature.

Isaac Rousseau, père du philosophe, avait un peu déchu : c'était un homme d'un caractère frivole, il faisait des montres et donnait des leçons de danse. Il avait épousé, le 2 juin 1704, Susanne Bernard, fille d'un maître horloger et nièce d'un ministre. De ce mariage naquit, le 28 juin 1712, Jean-Jacques Rousseau, baptisé en la cathédrale de Saint-Pierre, le 4 juillet suivant, par M. Senebier, pasteur. L'enfant eut pour parrain J.-J. Valançan, et sa mère mourut, le 7 juillet, à l'âge de 39 ans. 


Dans quelle rue et dans quelle maison de Genève Jean-Jacques Rousseau a-t-il reçu le jour ? La question semble superflue... Genève possède une rue qui porte le nom de son illustre citoyen ; le No° 69 de cette rue présente une plaque portant ces mots :

Ici est né
Jean-Jacques Rousseau
le 28 juin 1712. 


L'inscription est claire, la date récente, le personnage bien connu... nul doute à cet égard ; les voyageurs qui s'arrêtent devant cette demeure ne sont point induits en erreur, et cette rue s'honore à juste titre d'avoir vu naître J.-J. Rousseau. 


Or, de toutes ces affirmations, la date de la naissance est la seule exacte. Non-seulement Rousseau n'est point né dans la rue qui porte son nom, mais il ne l'a jamais habitée... Voici l'origine de cette étrange erreur. 



En 1793 le gouvernement révolutionnaire voulut rendre des honneurs publics à la mémoire de Rousseau. On savait qu'il avait été baptisé dans la cathédrale, mais la tradition portait qu'il avait demeuré à Saint-Gervais, ses souvenirs d'enfance relatés dans ses Confessions se rapportent à ce quartier, et comme derrière le No 69 de la rue Rousseau se trouvait une petite maison qui avait appartenu à David, aïeul du philosophe, on ne poussa pas plus loin les recherches, et l'inscription fut placée sur la façade la plus voisine de l'immeuble du grand-père. 


Les archéologues genevois, du commencement du siècle, mirent bientôt en question la réalité de cette tradition. M. de Grenus affirmait que Jean-Jacques était né dans une maison à lui appartenant près de l'hôtel de ville ; le problème n'était pas résolu, lorsque notre savant et infatigable archiviste, M. Th. Heyer, voulut savoir la vérité et déterminer exactement les lieux habités par Rousseau, depuis le jour de se naissance, le 28 juin 1712 jusqu'en 1728, moment où il s'enfuit de Genève. 


Dans ce but M. Heyer met en regard : 

10.- Les registres de l'état civil où Jean-Jacques Rousseau est inscrit ; 


20.- Les registres des propriétaires d'immeubles et les rôles des contributions indiquant exactement les domiciles des citoyens genevois ; 


30.- Enfin, les registres de paroisses où chaque année les pasteurs et les dizeniers (diacres) inscrivent en grand détail les personnes habitant la circonscription confiée à leurs soins. 


Or ces documents officiels établissent que Jean-Jacques Rousseau est né dans la Grand'rue, No 2, dans la maison possédée par son père, et qu'il y demeura jusqu'en 1719. 


De 1720 à 1722 Jean-Jacques habite avec son père, rue de Coutance, No 73, au troisième étage, sur le devant. 


En 1722, Isaac Rousseau, le père, est obligé de s'expatrier : Jean-Jacques, âgé de 10 ans, demeure successivement chez son oncle Bernard, Grand'rue, No 19, et à Bossey chez le pasteur Lambercier. Le 26 avril 1725 il est mis en apprentissage chez un graveur nommé Abel Ducommun, rue des Etuves, N° 96, au troisième étage. Au mois de mars 1728, âgé de 16 ans, il s'enfuit de Genève craignant d'éprouver une rude correction pour une faute légère ; il tombe entre les mains du clergé savoyard et abjure le protestantisme le 21 avril 1728 à Turin, après une instruction préliminaire qui dura neuf jours. Ces dates, et plusieurs autres que nous produirons durant le cours de ce travail, sont en désaccord, nous le savons, avec quelques-uns des récits de Rousseau. Mais rien n'est inflexible comme un acte notarié, un registre d'état civil, et du reste Jean-Jacques, écrivant ses mémoires à l'âge de 58 ans, nous déclare lui-même que pour les années de sa jeunesse les pièces écrites lui manquent, et l'on sait combien, les faits se transposant aisément lorsqu'il s'agit des premiers temps de la vie, on commet des erreurs, sans que la vérité soit volontairement altérée. 


Rousseau reçut la simple et sévère éducation dont profitait la jeunesse genevoise. 


Dans les villes de la Suisse romande, tous les enfants étaient initiés aux richesses littéraires de l'antiquité. Au collège on traitait les élèves comme s'ils eussent tous été destinés à la médecine, au barreau ou à la théologie. Cette instruction, fruit des institutions du XVIe siècle réformé, élevait considérablement la moyenne des intelligences, et plus tard, grâce à cette excellente préparation, tous les citoyens se trouvaient capables de remplir les fonctions les plus importantes de l'Etat et soutenaient dignement au dehors le caractère républicain. 


L'instruction fournie par le collège se complétait dans la maison paternelle. « À l'âge de sept ans, dit Rousseau, je lisais avec mon père des livres d'histoire ; Plutarque devint mon étude favorite. Agésilas, Brutus, Aristide, furent mes héros ; des entretiens que ces lectures occasionnaient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient du joug et de servitude, qui m'a tant tourmenté tout le temps de ma vie. Né citoyen d'une république, fils d'un père dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je m'enflammais à son exemple : sans cesse occupé d'Athènes et de Rome, je devenais le personnage dont je lisais la vie ; le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé, me rendaient les yeux étincelants, la voix forte. Un jour que je racontais à table l'histoire de Scevola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action... » 


Cette éducation à la fois forte et lettrée eut une action singulièrement favorable sur le développement de Rousseau. Lorsqu'il se trouva initié aux misères de la civilisation française les habitudes sociales des enfants le frappèrent péniblement... « N'est-il pas souverainement ridicule, dit-il, qu'on élève des garçons comme des jeunes demoiselles ? Ah ! c'est vraiment beau que de voir ces petits maîtres de douze ans, les mains potelées, la voix flûtée, un joli parasol vert à la main pour les garantir du soleil à la promenade . » 


« On était plus grossier dans mon pays ; les enfants rustiquement élevés, n'avaient point de teint à conserver, ils ne craignaient point les injures de l'air. Les pères les menaient à la campagne, à la chasse, à tous les exercices ; timides et modestes devant les gens âgés, ils étaient hardis, fiers, querelleurs entre eux : ils se défiaient à la lutte, à la course, aux coups, ils se battaient à bon escient. Ils revenaient au logis déchirés, c'étaient de vrais polissons ; mais ces polissons ont fait des hommes qui ont dans le coeur du zèle pour servir la patrie et du sang à verser pour elle. » 


Qui ne reconnaîtrait dans ces impressions du jeune âge la source des réformes introduites plus tard dans le système général de l'éducation européenne ? 


Les sentiments religieux de Rousseau reçurent également une direction excellente des institutions de son pays natal. 


« Jamais, ajoute-t-il, un enfant ne reçut une éducation plus saine que moi. Mon père avait beaucoup de religion, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. Puis, je passai chez M. Lambercier, pasteur de Bossey, homme d'église, croyant en dedans, et faisant presque aussi bien qu'il le disait. Sa soeur et lui cultivèrent par des instructions douces et judicieuses les principes de piété qu'ils trouvèrent dans mon coeur. Les dignes gens employèrent pour cela des moyens vrais, si discrets, si raisonnables que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans être entièrement touché et sans faire des résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement ; en y pensant, j'avais de la religion, tout autant qu'un enfant, à l'âge où j'étais, pouvait en avoir. » 


Ces instructions, fruits des usages chrétiens, qui donnaient aux enfants des notions claires et précises sur les faits évangéliques, ne furent jamais oubliées, et, malgré les exemples fâcheux dont Rousseau subit plus tard l'influence, il demeura toujours religieux, et voici comment il décrit son culte à l'âge de 17 ans : 


« Je me levais matin, et tout en me promenant je faisais ma prière qui ne consistait pas en un vain balbutiement des lèvres, mais dans une sincère élévation de coeur à l'Auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux. Cet acte se passait plus en aspirations qu'en demandes. Je savais qu'auprès du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires, est moins de les demander que de les mériter. » 


Les deux années que Rousseau passa dans le presbytère de Bossey contribuèrent à développer éminemment chez lui ce goût, ce culte des beautés de la nature qui devait plus tard opérer une révolution complète dans les tendances esthétiques et littéraires du siècle. La vue du lac et des montagnes, les courses à travers champs lui faisaient oublier toutes les occupations matérielles, il était transporté de joie à chaque objet nouveau. Le lac surtout le tenait dans un perpétuel enchantement, et dans les années d'absence son souvenir est des plus doux : « O mon lac ! dit-il, sur les bords duquel j'ai passé les heures paisibles de mon enfance, charmants paysages, où j'ai vu pour la première fois le majestueux et touchant lever du soleil, où j'ai senti les premières émotions du coeur, les premiers élans d'un génie, hélas ! devenu trop impérieux. O mon lac, je ne te verrai plus. »

 Telles furent les premières impressions de Rousseau. Exposons rapidement les circonstances qui l'éloignèrent de son pays et paralysèrent durant de longues années le développement de ce génie qui dirigea la pensée philosophique et sociale de son siècle. 


Nous avons dit que le père de Jean-Jacques était un homme fort léger et au fond peu estimable ; son fils en parle avec le respect et l'affection dont les enfants bien nés voilent les défauts paternels ; mais l'histoire a une autre mission, et si la carrière de Jean-Jacques fut semée de fautes et de chagrins, la responsabilité de ses misères morales doit retomber sur son père. 


Qu'on en juge ! 


Le futur philosophe avait dix ans, lorsque Isaac Rousseau se prend de querelle avec un capitaine retraité, M. Gautier. On sait comment Jean-Jacques raconte cette aventure d'après les récits de son père. « Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et pour se venger accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans la ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinait à vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que lui ; n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et s'expatrier, pour le reste de sa vie, que de céder sur ce point, où la liberté et l'honneur lui paraissaient compromis. » 


Malheureusement pour la réputation de Rousseau père, le procès-verbal des Conseils de Genève (19 octobre 1722) raconte l'affaire tout différemment, et l'on ne comprend pas qu'après un duel fort honorable pour les deux parties, Isaac Rousseau se soit permis de diffamer gratuitement son adversaire. 


Voici le récit officiel de l'aventure. 


M. Gautier et M. Rousseau le père ont une violente querelle, ils se battent en duel malgré les lois qui prohibent sévèrement cet acte ; M. Gautier est blessé, le magistrat apprenant ce fait interroge M. Gautier, qui déclare qu'il ne portera point d'accusation contre son adversaire. Néanmoins l'information se continue et Isaac Rousseau est condamné, d'après les ordonnances, à comparaître devant le Conseil, à demander pardon, genoux en terre, à Dieu et à la seigneurie, puis à garder les arrêts pendant trois mois ; il s'y refuse, s'expatrie et met le comble à son tort en racontant ce fait à son enfant d'une manière manifestement fausse.


Rousseau délaissé par son père fut également abandonné de ses autres parents. En étudiant plus tard les faits qui exercèrent une grave influence sur les sentiments religieux du futur philosophe, nous raconterons, d'après des documents inédits, la méprisable conduite du patron chargé de son apprentissage, sa fuite de Genève, les efforts du clergé savoyard désireux d'amener son abjuration et les tristes résultats de ces intrigues. Notre but étant d'exposer maintenant les circonstances qui déterminèrent le développement général de Rousseau nous nous bornerons à rappeler son admission à titre de protégé de l'église dans la maison de Mme de Warens, et son retour dans cette demeure hospitalière, après avoir consommé son abjuration à Turin, et souffert durant deux ans dans cette capitale toutes les épreuves qui attendent un jeune homme sans ressources pécuniaires et sans expérience du monde... Agé de 18 ans, il fut de nouveau recueilli par Mme de Warens : il trouva chez elle le vivre et le couvert. Mais ce temps si agréable au point de vue matériel fut à peu près perdu pour le développement intellectuel de Jean-Jacques. Les bons abbés savoyards n'étaient pas des précepteurs fort éminents, et Rousseau, doué d'une extrême timidité, manifestant une répulsion presque invincible pour la conversation, ne donnait aucune espérance. Cet état ne pouvait durer. Aussi en 1732 Mme de Warens trouvant qu'un jeune homme de 20 ans devait embrasser une carrière active, pria un sien cousin, M. d'Aubonne, agréable versificateur, d'examiner son protégé afin de savoir si elle devait en faire un commis, un abbé ou un ingénieur. M. d'Aubonne interroge le jeune sauvage et dit : « Rousseau est un garçon sans idées, très-borné, s'il n'est pas tout à fait inepte... » Ne blâmons pas trop M. d'Aubonne ; nous l'avons dit, Rousseau, dès qu'il était questionné sur des sujets littéraires, ne pouvait répondre un mot : et l'on conçoit qu'il est difficile d'augurer favorablement d'un garçon de 20 ans, qui ne sait ni parler, ni écrire. 


Toutefois l'adolescent timide et rêveur sent par instinct qu'une inféconde médiocrité n'est pas son lot définitif. M. d'Aubonne envoie à Mme de Warens une comédie de sa façon, Jean-Jacques la lit, et prenant la plume... « Voyons, se dit-il, si je suis aussi bête que l'affirme M. d'Aubonne... je veux faire une pièce comme lui. » Aussitôt il invente un sujet, le distribue en scènes comiques et ne s'interrompt qu'après avoir terminé son oeuvre, qu'il intitule : Narcisse ou l'amant de lui-même. Cette pièce renferme des germes de talent ; c'est une pierre d'attente pour l'avenir, mais on n'y trouve rien qui puisse faire présager la nature et la grandeur du génie de Rousseau. Jean-Jacques se fit illusion sur la valeur dramatique de Narcisse. Dix-huit ans plus tard, lorsque le Devin du village eut assuré sa réputation, il céda à cette faiblesse paternelle que trop souvent les auteurs conservent pour les premiers produits de leur plume ; il fit représenter cette pièce à Paris, et bientôt, dans sa franchise républicaine, il prononça courageusement la condamnation littéraire de sa comédie. Le parterre l'écoutait froidement, Rousseau sort du spectacle, entre au café Procope, rendez-vous de tous les beaux esprits, et dit à haute voix, devant tout le monde : « La pièce nouvelle est tombée : elle mérite sa chute, elle m'a ennuyé. Elle est de Rousseau, de Genève.... et je suis ce Rousseau ! » 


Ce résultat n'est pas étonnant. Après dix années perdues en Savoie, Rousseau ne connaissait pas la langue française. 


Une circonstance des plus favorables lui ouvrit les yeux sur ce grave déficit. Voici ce que raconte à ce sujet M. de Conzié, d'Annecy, homme distingué, qui aimait beaucoup le jeune Genevois. « A vingt-huit ans, dit-il, Jean-Jacques s'en fut à Paris ; il voulut faire imprimer, comme ballon d'essai, une méthode nouvelle pour apprendre la musique. Heureusement qu'il tomba entre les mains de l'abbé des Fontaines, critique aussi instruit que sévère. Cet habile grammairien jugeant qu'il y avait beaucoup d'étoffe chez ce jeune homme, pulvérisa son ouvrage et lui fit comprendre qu'il ne savait pas un mot de français ; il le conjura d'étudier la grammaire, puis de lire beaucoup, et de bien lire, avant de s'essayer de nouveau comme écrivain. » 


Ces conseils paternels furent appréciés à leur juste valeur. Rousseau comprit la nécessité des études sérieuses. Il échangea totalement son régime intellectuel : au lieu de se complaire dans le vagabondage de l'imagination, il voulut se rendre maître de toutes les règles de sa langue maternelle. Les heures de loisir qu'il passait dans la rêverie, il les utilisa de la manière la plus fructueuse ; il surmonta toutes les difficultés de la grammaire, et pour en adoucir l'aridité, il choisit comme thèmes d'application les plus beaux morceaux de Bossuet, de Voltaire et de Montesquieu. « Le goût, dit-il, que je pris à ces lectures, m'inspira le désir d'écrire avec élégance, afin de tâcher d'imiter le beau coloris de Voltaire dont j'étais enchanté ; ainsi se développa le germe de littérature et de philosophie qui commençait à grandir dans ma tête. » 


Cette naïve franchise de Rousseau, les hommages sincères qu'il rend à ses maîtres en littérature, lui ont valu de singuliers jugements...« Voyez, vous disent certains critiques, Rousseau l'avoue lui-même ! ses idées lui viennent d'autrui, son talent consiste à traduire dans un beau langage les pensées et les faits qu'il puise chez ses contemporains et ses devanciers ; il n'est qu'un élégant compilateur... » Rousseau plagiaire !! Nous répondrons à cette allégation par quelques mots de notre Töpffer : « Rousseau plagiaire ! dit-il ; mais c'est aussi juste de dire : que Molière et Corneille ne sont que des copiste-versificateurs, parce qu'ils ont pris des traits heureux dans Plaute, Sénèque ou Térence... Et la Fontaine qui s'imagina toute sa vie qu'il copiait les fables de Phèdre et d'Esope.... Ah ! critique, mon ami...tu ne seras ta vie durant qu'un critique. » 


Ailleurs, Töpffer entendant appliquer à Rousseau le même jugement, établissait par un apologue la différence qui existe entre le talent et le génie. 


« J'ai chez moi un serin qui apprend volontiers différents airs, il est charmant ou ennuyeux, suivant le musicien qui le dirige.... Puis j'ai, chaque printemps, dans mon jardin, un rossignol qui n'a rien appris, mais Dieu lui a donné de nous ravir par un chant toujours le même et toujours nouveau. » 


Cette idée, nous aimons à la retrouver chez M. Sainte-Beuve. « Rousseau, dit-il, fut, dans son siècle, l'hirondelle qui annonçait un printemps nouveau pour la langue française. Le siècle, saturé d'esprit, voulait être ému, échauffé, rajeuni par l'expression de sentiments qu'il définissait mal et qu'il cherchait encore. Rousseau parut ; le jour où il se découvrit tout entier à lui-même, il révéla du même coup au monde français l'homme qui allait exprimer avec une logique mêlée de flamme les idées confuses qui s'agitent et veulent naître. -- En s'emparant de cette langue, qu'il lui a fallu conquérir et maîtriser il la marque d'un pli qu'elle gardera désormais. » 



En effet, le développement du génie de Rousseau fut instantané ; on en connaît la circonstance déterminante. Il était âgé de trente-huit ans et n'avait rien produit qui pût attirer sur lui les éloges du public lettré, lorsqu'en 1749 l'Académie de Dijon mit au concours la question suivante : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les moeurs ? Rousseau lit et médite ce programme, et voici l'étrange révolution qui s'opère en lui : « Une violente palpitation l'oppresse, soulève sa poitrine ; ne pouvant plus respirer, il se laisse tomber sous un arbre, y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en se relevant, il se sent inondé de larmes, sans avoir senti qu'il en répandait. Puis les idées lui viennent en foule, se rangent sans efforts sous sa plume, il écrit sans relâche, achève son mémoire et l'envoie à Dijon. L'Académie ne délibère pas longtemps, elle lui décerne le prix... et le philosophe Grimm, qui ne loue ses collègues qu'à son corps défendant, dépeint comme suit l'impression produite par cette oeuvre de Rousseau. « Ce traité, dit-il, écrit avec une force et un feu qu'on n'avait point encore vu dans un discours académique, fit une espèce de révolution à Paris et commença la réputation de M. Rousseau, dont les talents étaient jusqu'alors peu connus. » 


Dès que Rousseau eut acquis la conscience de son pouvoir intellectuel, il adopte un genre de vie qui doit rendre ses facultés aussi productives que possibles. Ici reparaît la ténacité du caractère genevois, cette énergie pour le travail, cette volonté de perfectionner les détails d'un ouvrage qui distingue la nation suisse. 


Rousseau délaisse les rêveries infécondes, il comprend le prix du temps : les jours d'autrefois, misérablement perdus, pèsent sur son âme, il prend l'habitude de méditer à toute heure ; durant 1e jour en copiant de la musique pour gagner son pain ; durant la nuit lorsqu'il ne peut dormir. A la promenade, aux champs, sur la montagne, dès qu'une pensée naît dans son imagination, il l'écrit sur un lambeau de papier, sur de vieilles cartes à jouer, dont ses poches sont toujours garnies, ou sur la page d'un livre de compte, au milieu des chiffres et des objets de ménage. Très-rarement le premier jet lui semble assez bon pour être conservé ; il se ressouvient de l'atelier paternel, il lime, il polit, il change sa phrase, la surcharge de ratures, puis lorsqu'elle lui paraît avoir l'harmonie, la douceur et la clarté désirables, il la copie avec une écriture que ne désavouerait pas le plus habile calligraphe, et la conserve pour l'insérer à sa place logique dans un ouvrage futur. 


La Fontaine et Rousseau employèrent également cette admirable persévérance qui donne aux productions du génie la forme la plus parfaite qu'elles puissent revêtir. On sait que la Fontaine couvrait de ratures de nombreuses feuilles de papier, avant de rencontrer ces expressions poétiques et familières qui semblent sortir de la bouche d'un enfant. La bibliothèque de Neuchâtel et la famille Moultou conservent un grand nombre d'autographes de Jean-Jacques où il déploie, autour d'une idée, son inaltérable patience de correction. Nous en citerons un seul exemple. Rousseau se promenait dans un bois à Motiers, il arrive devant une éclaircie où les fleurs sauvages croissent en profusion, leur aspect le frappe, il veut les dépeindre, il inscrit dès l'abord : « Devant moi s'étalait l'or du superbe genêt et la pourpre de la modeste bruyère... » il n'est pas satisfait, il essaie : le splendide genêt doré, et la bruyère éclatante, puis, l'or du genêt sauvage, et la pourpre des stériles bruyères... Enfin, se débarrassant de la pompe des adjectifs, il construit cette phrase : « Devant moi s'étalait l'or des genêts et la pourpre des bruyères » et nous offre un des plus charmants modèles de la prose descriptive. 


Si Rousseau atteignit l'âge de 38 ans avant de se faire connaître, sa réputation parvint rapidement à son apogée. En peu de temps, il devint le poëte et le musicien à la mode ; il s'éleva au premier rang parmi les philosophes, il entraîna le public lettré par le charme nouveau de ses romans. Son génie éminemment sympathique fascina ses lecteurs au point de leur voiler les erreurs de la pensée, et si Voltaire régnait par l'esprit et l'ironie, Rousseau dirigeait le coeur et l'âme de son siècle. En effet, il traite avec le monde entier les plus sérieuses questions de la vie intellectuelle et morale. 


Il offre des principes politiques nouveaux. 


Il approfondit les sujets religieux de la plus haute importance. 


Il sonde les mystères de la philosophie. 


Il frappe sur les abus qui dégradaient la famille et l'éducation des enfants. 


Il dépeint les passions du coeur et les beautés de la nature avec une fraîcheur d'imagination, un luxe de poésie qui ne seront jamais dépassés dans notre littérature. 


Ses ouvrages sont dévorés par tous les hommes parlant français, et sa correspondance le met en rapport direct avec toutes les classes de la société. 


Cette correspondance, qui contient plus de deux milles lettres, forme l'histoire intime du XVIIIe siècle. 1

Ces lettres sont écrites par des souverains, des princes et des grands seigneurs, des philosophes et des poëtes, des jésuites et des pasteurs réformés, des bourgeois, des artisans et des académiciens, des femmes de lettres et de bonnes ménagères. Les rois prennent la plume pour réfuter le système de Rousseau ; les citoyens l'honorent ou le maudissent ; les littérateurs le proclament comme leur chef et les ouvriers lui adressent des pages empreintes d'une naïve reconnaissance. 


Dans ces lettres se rencontrent la haine et l'admiration exclusive, la passion aveugle et la sincère amitié, la critique amère et l'appréciation raisonnable ; toutes les questions du monde extérieur, du coeur, de la philosophie, de la conscience, y sont agitées sous toutes les formes. 


Dans ces lettres se dévoile un fait capital que, du reste, la carrière de Rousseau démontre surabondamment. 


C'est que ce prodigieux écrivain, si puissant dans la conception de sa pensée, si persévérant et si tenace dans le perfectionnement de ses oeuvres, demeura toujours à la merci des impressions extérieures, elles le dominent tout entier, il n'a aucun empire sur lui-même. Dans les affaires de la vie pratique, il ne sait ni combattre ses impressions, ni les analyser, pour en reconnaître la vérité ou l'erreur, et, chose bizarre, ces impressions, qui chez les hommes à caractère faible s'évanouissent avec la circonstance qui les a produites, demeurent à poste fixe chez Rousseau, le tourmentent, l'égarent pendant des mois et des années ! 


Sa conscience, son imagination ressemblent à la mémoire des enfants qui, frappée instantanément par un incident étrange, garde jusqu'à l'extrême vieillesse les souvenirs du jeune âge. 


Avec cette nature à la fois impressive et tenace, on conçoit sans peine que les bons côtés ainsi que les défauts des républicains suisses se rencontreront chez Rousseau ; mous avons parlé de l'influence du pays natal sur son imagination et ses dispositions esthétiques. Analysons maintenant l'action du caractère national sur la vie intérieure du philosophe. 


Les républicains suisses, véritablement dignes de ce nom, éprouvent pour leur pays un amour qui produit le sacrifice des passions et des intérêts. 


Les vrais républicains sont jaloux à l'excès de leur indépendance personnelle, ils la fondent sur le travail et l'exercice de leur intelligence : ils ne se croient vraiment libres que lorsqu'ils se suffisent à eux-mêmes par les produits de leur esprit ou de leur industrie. Les vrais républicains confondent tellement leur existence avec leur liberté, qu'ils luttent pendant des siècles, de génération en génération, pour garder intacte la souveraineté nationale, et les hommes qui rendent des services au pays s'estiment suffisamment récompensés par le sentiment du devoir accompli. 


Ces qualités sont ternies par de graves défauts ; les républicains ont une rudesse souvent pénible et surtout une grande susceptibilité. Leur dévouement, qui va jusqu'au sacrifice dans les temps fâcheux, fait place dans les jours de paix à des rancunes invétérées. 


Ces éléments variés du caractère national se retrouvent au plus haut degré chez Rousseau. Il fut susceptible à l'excès et conserva la dignité de caractère et l'indépendance personnelle la plus complète. 


Cette susceptibilité maladive est un caractère commun aux petites républiques et aux cours des grands monarques ; ce travers s'exprime chez nous par deux mots significatifs : Tout le monde m'en veut. Oui, dans nos républiques, où les citoyens vivent rapprochés, se connaissent tous personnellement et s'intéressent aux affaires de l'Etat comme à leurs plus chers intérêts ; dans nos républiques, où chaque citoyen est ou peut devenir quelque chose dans le gouvernement, la susceptibilité se développe avec une fâcheuse intensité. Plusieurs personnes ont une inquiétude permanente touchant les pensées d'autrui : elles s'imaginent que certains défauts, certaines imperfections intellectuelles ou morales forment l'aliment perpétuel des entretiens de leurs amis. Parfois cette susceptibilité abandonne le champ des réalités et se forge des séries non interrompues de mauvais procédés aussi fictifs que fâcheux. Un regard distrait, un salut oublié de la part d'un ami, se change en une injure positive ; une critique bienveillante est une preuve de haine, et bientôt cette malheureuse tendance devient une idée fixe, qui diffère peu de l'aliénation mentale. Nos médecins connaissent de ces infortunés qui, au milieu d'une carrière honorée par des services rendus à leur pays, embellie par les affections de la famille, gâtent misérablement leur vie ; ils pensent que le regard malin du public plonge sans cesse dans leur intérieur, ils se croient calomniés à journée faite ; leurs meilleures années sont absolument détruites par cette fatale pensée : Tout le monde m'en veut. 


Cette disposition, qui devient parfois héréditaire, Rousseau l'éprouva et lui laissa prendre le caractère d'une idée fixe ; il s'exagéra les choses les plus indifférentes, il vit des adversaires odieux dans de simples critiques, des bourreaux chargés de le mettre à mort dans des hommes qui n'avaient que de légers torts à son égard. Il n'admit plus la discussion au sujet de ses oeuvres, il oublia ses torts les plus réels, et crut de bonne foi que le monde entier était conjuré pour le perdre. Le fantôme de l'Ennemi se dressa visible à ses côtés ; il fut aussi malheureux que Pascal, qui, dit-on, chancelait devant un abîme qu'il croyait sans cesse ouvert sous ses pas. 


Nous ne prétendons pas affirmer que Rousseau n'ait pas eu beaucoup d'ennemis. Dans sa carrière intellectuelle, il rencontra des rivaux, des jaloux, des détracteurs ; mais, chose singulière, en général il juge raisonnablement les procédés réels, et réserve ses terreurs et ses colères pour des choses fictives, pour des visions : nous n'en citerons maintenant qu'un seul exemple, car nous devons revenir fréquemment sur ce sujet. 


Les personnes familières avec les oeuvres de Rousseau savent qu'à Motiers-Travers, au plus fort de ses querelles religieuses avec Genève et Neuchâtel, Jean-Jacques faillit être lapidé par la population fanatisée, et certains biographes enthousiastes ont brodé sur ce thème les plus amères récriminations contre le clergé protestant, qui se fit, disent-ils, inquisiteur à l'égard du malheureux philosophe. Voici la vérité sur cette étrange scène : 


En 1840 vivait encore à Genève une femme âgée de 89 ans, nommée Madelon Mecsner, originaire de Motiers, et qui avait beaucoup connu Rousseau ; elle nous a mainte fois raconté l'attentat des pierres en ces termes : 


« Ah ! nous étions de vilains polissons dans le village pour tourmenter ainsi ce bon Monsieur Rousseau ; on le disait un peu timbré, il se croyait toujours poursuivi par ses ennemis, et, pour lui faire peur, les filles et les garçons se cachaient derrière les sapins et lui criaient : « Prenez garde, M. Rousseau, demain ils viendront vous prendre, » et c'était d'autant plus mal à nous que ce bon M. Rousseau se dépouillait de tout pour les pauvres ; il partageait son dîner avec les plus misérables et bien souvent ayant faim à la maison c'est lui qui nous a nourris. Quant à l'affaire des pierres, c'est Thérèse qui nous les a fait porter sur la galerie, dans nos tabliers ; c'est nous qui en avons jeté deux ou trois petites contre les vitres, et nous avons bien ri quand nous avons vu le lendemain monsieur le châtelain qui mesurait les gros cailloux posés dans la galerie croyant qu'ils avaient brisé les fenêtres, comme si des pierres grosses comme le poing pouvaient passer par des trous de noix. Eh puis M. Rousseau avait l'air si épouvanté qu'on s'étouffait de rire... Mais quand il est parti, quelques jours après, et que nous n'avons plus rien reçu à manger, on a eu pour longtemps à se repentir de nos sottises. » 


Cette susceptibilité maladive laisse Rousseau sans défense contre les atteintes de la médisance et de la critique ; il ne put supporter les paroles dures et les procédés fâcheux qui frappent inévitablement les hommes distingués. Un quaker lui donnait à ce sujet d'excellents conseils : « Ami Jean-Jacques, ne t'effarouche pas d'une bagatelle ; la liberté a ses inconvénients ; elle s'émancipe avec les gens les plus respectables, et nous autres Anglais nous ne sommes pas assez sots pour croire à une chose parce qu'elle est imprimée dans nos papiers ; il n'est pas un homme d'Etat qui ne reçoive en un mois plus d'injures que tu n'en recevras de ta vie, et cela ne les empêche ni de manger, ni de dormir. » 


Si Rousseau se montrait susceptible pour lui-même, il ressentait avec une égale vivacité les procédés fâcheux dont ses relations avaient à souffrir ; en particulier, il ne pouvais supporter qu'on mystifiât en sa présence des hommes trop faibles pour repousser les plaisanteries des beaux esprits du jour. La preuve de notre assertion se trouve dans une anecdote rapportée par un de ses amis. 


Rousseau dînait chez d'Holbach avec Diderot, Saint-Lambert, Marmontel, l'abbé Raynal et un curé qui, après le dîner, lut une tragédie de sa façon. Elle était précédée d'un discours sur les compositions théâtrales dont voici la substance. Il distinguait la comédie et la tragédie de cette manière : « Dans la comédie, disait-il, il s'agit d'un mariage, et dans la tragédie d'un meurtre. Toute l'intrigue dans l'une et dans l'autre roule sur cette péripétie : épousera-t-on, n'épousera-t-on pas ? Tuera-t-on, ne tuera-t-on pas ? -- On épousera... on tuera, voilà le premier acte. -- On n'épousera pas... on ne tuera pas, voila le second acte. -- Un nouveau moyen d'épouser et de tuer se présente, et voilà le troisième acte. -- Une difficulté nouvelle survient à ce qu'on épouse et qu'on tue, voilà le quatrième acte. -- Enfin, de guerre lasse, on épouse ou l'on tue... c'est le dernier acte. » 


« Nous trouvâmes, dit d'Holbach, cette poétique si originale, qu'il nous fut impossible de répondre sérieusement aux demandes de l'auteur. J'avouerai même que, moitié riant, moitié gravement, je persiflai le pauvre curé. 


« Jean-Jacques n'avait pas dit le mot, n'avait pas souri un instant, n'avait pas remué de son fauteuil. Tout à coup il se lève le visage enflammé, il arrache au curé son manuscrit et le jette au feu. 


« Monsieur, votre pièce ne vaut rien...votre discours est une extravagance... tous ces messieurs se moquent de vous, sortez d'ici ! allez vicarier dans votre village. Le curé sortit aussi confus qu'irrité, et Jean-Jacques nous fit comprendre que ce brave homme était un ministre de la religion qu'on doit respecter, et qui ne doit rien faire qui puisse altérer ce respect, et que nous étions des philosophes graves dans leurs personnes et dans leurs écrits, et à qui de semblables plaisanteries devaient être interdites. » 


Si Rousseau poussait à l'extrême cette susceptibilité maladive, il montrait d'autre part une dignité, une rudesse républicaines fruit des moeurs du pays natal, impressions indestructibles de son enfance ; il éleva jusqu'au sacrifice le désintéressement héréditaire et fut le digne descendant de ces huguenots de 1550, qui abandonnaient patrie, fortune, industrie pour vivre libre de penser et d'agir selon leur conscience. 


Les actes mieux que les paroles établiront chez Rousseau cette influence du républicain protestant. 


Sa simplicité fut sans égale, ses contemporains affirment que jamais son ton, son geste, son attitude ne voulurent dire au public, je suis un homme célèbre. Jamais il ne posa devant le monde... Mercier, l'auteur des Tableaux de Paris, le dépeint comme suit : « Rousseau se coiffa de bonne heure avec une petite perruque ronde, ce qui lui ôta le trait le plus saillant de sa physionomie, c'est-à-dire la noblesse et la forme antique de son front, il se revêtit d'habits simples, unis, bruns, sans l'épée, quoique ce fût alors la mode universelle. Causant une fois (continue Mercier) vers le Palais-Royal, je le quittai et un élégant de ce temps-là me dit : « Vous étiez avec votre tailleur. -- Vraiment ! savez-vous que c'est Jean-Jacques. -- Jean-Jacques ! quelle bonne fortune, il faut que je le voie, que j'étudie ses traits ; » il courut précipitamment à lui, tourna trois fois autour de sa personne, ce qui inquiéta beaucoup l'ombrageux philosophe. » 


La table de Rousseau fut toujours des plus frugales. Il existait à Genève une ordonnance somptuaire du temps de Calvin, qui défendait « d'avoir à dîner plus de deux plats viande et légume, sans autre. » Cet usage demeura le mode de vivre de Rousseau. Personne ne l'a mieux dépeint que Rulhière. Cet auteur composait une comédie intitulée le Défiant ; imaginant que Rousseau ignorait ce projet dramatique, il demande et obtient à grand'peine d'être introduit chez le philosophe, il arrive à onze heures du matin. Jean-Jacques lui ouvre. 


« Monsieur de Rulhière que venez-vous faire céans ? Si c'est pour dîner, il est trop tôt... Si c'est pour me voir et m'étudier, je suis prévenu, il est trop tard. 


« Monsieur, croyez que je respecte trop votre renommée et votre caractère pour me permettre... 


« Entrez donc, Monsieur, et si vos habitudes de grand seigneur ne vous empêchent pas d'assister à un repas de Genevois nous pourrons causer. 


« Trop heureux, Monsieur Rousseau. 


« Ma chère, dit alors Jean-Jacques à Thérèse, as-tu soigné convenablement la soupe ? ne change rien ! à la genevoise comme toujours ! 


« Nous dinâmes avec deux plats, continue Rulhière, mais dans ce modeste intérieur tout étincelait de propreté, je lui en fis mon compliment. 


« Habitude d'enfance, souvenir du logis paternel, comme tout le reste... 


Le dîner terminé : « Eh bien, M. de Rulhière ! vous voilà suffisamment instruit des secrets de ma maison, je défie votre sagacité d'y jamais rien trouver qui puisse servir à la comédie que vous faites... Bonsoir, Monsieur, allez finir votre Défiant. 


« Je vais vous obéir ; mais pardon, mon cher M. Rousseau, est-ce Défiant ou Méfiant qu'il faut dire, un habile grammairien me rend perplexe à cet égard. 


« Comme il vous plaîra, Monsieur. -- Bonsoir. » 


La dignité personnelle, la passion de l'indépendance demeurèrent toujours les sentiments dominants de Rousseau, il se montra le fils de ces républicains protestants, dont le principe était « qu'on n'est vraiment libre que lorsque, par son travail, on peut se passer d'autrui, » » Jean-Jacques ne dévia jamais de cette règle de conduite, le nécessaire étant acquis, peu lui importe le superflu. Il faut que sa pensée, sa plume, sa personne soient à l'abri de toute contrainte matérielle ou morale. Les présents, les dotations, les titres sont impitoyablement refusés, il laisse ce fardeau brillant à son collègue de Ferney... Voltaire signe gentilhomme ordinaire du roi. Rousseau signera citoyen de Genève... Voltaire se réjouit lorsqu'on lui parle de lui élever une statue de son vivant... Un jour des graveurs renommés s'adressent à Jean-Jacques et le prient de leur accorder quelques séances pour frapper une médaille avec son profil. 


« Allez, Messieurs, vous vous moquez avec votre médaille... Ah ! s'il reste un bon souvenir de moi dans le coeur de quelques honnêtes gens, c'est la seule médaille que j'ambitionne. » 


Madame de Pompadour, qui avait mis dans ses intérêts Voltaire, Duclos, Crébillon et Marmontel, essaya, comme elle le disait, d'apprivoiser Rousseau ; elle lui fit de belles propositions, n'épargna pas les offres pécuniaires afin d'obtenir quelques lignes favorables dans un livre du philosophe.... Importuné, poussé à bout, Jean-Jacques lui écrit un billet où se trouvent ces mots : « La femme d'un charbonnier est plus respectable à mes yeux que la maîtresse d'un prince. » Madame de Pompadour ne se fâcha pas, dit-on, mais le soir, rencontrant la maréchale de Mirepoix... « Votre Rousseau, Madame, est un hibou... » -- « J'en conviens, Madame, mais c'est le hibou de Minerve. » 


Rousseau poussa le désintéressement jusqu'aux limites extrêmes du rigorisme : son revenu se composait de 700 livres, provenant du bien de sa mère et d'une pension de 600 francs que lui payaient les libraires Rey et Duchêne. Satisfait de ses modestes rentes, lorsque de Paris à Berlin tous les regards sont tournés vers sa personne, lorsqu'il lui suffirait d'ouvrir sa porte et sa main pour recevoir les largesses des négociants, les cadeaux des nobles et les pensions des rois, il n'accepte rien, il continue son travail manuel, la copie de la musique, moins pour augmenter ses ressources que pour reposer sa tête, trop souvent surexcitée par les ardeurs de la composition. 


C'est ainsi que Rousseau conserve les principes du républicain suisse au sein de la civilisation la plus corrompue, les coutumes du citoyen protestant au milieu des séductions du luxe et des grandeurs si fort recherchées par tous ses collègues... « Grand et instructif spectacle, s'écrie le comte de Lacroix ; cette indigence qui dégrade, avilit tant d'âmes, retrempe l'énergie de celle de Rousseau ; malgré son indigence, le philosophe genevois trouve le moyen d'être charitable, il ne reçoit rien des riches et il donne aux pauvres ! ! ! » 


Telle fut l'influence générale des souvenirs et des institutions du pays natal sur l'esprit et le coeur de Rousseau. Nous devons analyser chaque élément en détail, nous dirons les choses blâmables et les faits dignes d'éloges. -- Mais, dans cette étude, nous aurons toujours devant les yeux ces mots de Chateaubriand : « Tel est l'embarras que cause à l'homme impartial une éclatante renommée, il l'écarte autant qu'il peut, pour mettre au grand jour la réalité. Mais la gloire revient, et comme une vapeur radieuse couvre à l'instant le tableau.

 Le libvre d'où a été tirée cette biographie, Rousseau et les Genevoisest disponible en version numérique intégrale, sur le site Les classiques des sciences sociales.

 

 

 

 

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