Les deux natures de Rousseau

Gabriel Tarde
(,,,) Il eut de tout temps, lui aussi, deux âmes qui le dominaient alternativement. La première est tranquille, franche et confiante, naïvement amoureuse, innocemment égoïste, indolente et insouciante; c'est en lui l'âme du musicien, du poète et du botaniste. On la retrouve identiquement, on la voit renaître à toutes les périodes de sa vie : elle s'éveille à cinq ans, aux vieilles romances de sa tante Suzon, s'épanouit au premier regard de Mme de Warens; à Turin, chez la jeune marchande; à Lyon, sous le ciel étoilé. Elle se repose et se possède aux Charmettes, inspire le Devin de Village, se recueille enfin, dans l'étude et l'amour de la nature à Motiers, dans l'île de Saint-Pierre, et jusqu'à Ermenonville. C'est comme une ligne de repos par laquelle il passe et repasse, ou comme un lac intérieur qu'il ne fait que traverser, poussé par un souffle invincible. La seconde est sombre, fausse et méfiante; elle devait envahir l'autre par degrés, la conduire au délire caractérisé de la persécution et au suicide final. On la suit ainsi tout le long de ses jours. Cette foi hallucinatoire, qui le perdit, en une sorte de ligue européenne formée contre lui et à laquelle de grands ministres et ses amis les plus dévoués mêmes auraient pris part, n'est pas un égarement passager de son existence réservé à ses derniers ans; et ce qui prouve bien que le germe de l'effroi et de l'hallucination existait en lui, c'est que, convenant mille fois de s'être trompé dans ses soupçons - à propos, par exemple, des Jésuites, qu'il avait accusés de falsifier l'Émile et de machiner à la cour contre ce livre en un temps où leur expulsion était imminente, - il ne se corrige jamais de son penchant fatal. On voit cette aberration se reproduire, sous des formes différentes et périodiques, aux Charmettes même, où la lecture des jansénistes lui donne une peur mortelle de l'enfer, où la lecture des physiologistes lui donne une peur si forte de toutes les maladies dont il lit la description, qu'il entreprend un long et coûteux voyage à Montpellier pour guérir un polype au coeur absolument imaginaire. Ne dirait-on pas, à lire son récit de l'heureuse époque où toute sa vie se renfermait dans ses livres, son jardin, ses fleurs, ses tourterelles et l'amour de Mme de Warens, que son coeur alors ne cessa d'avoir un seul instant la couleur du ciel d'Italie ? Une pièce de vers (1), composée par lui dans ce temps si regretté, nous montre que cette félicité ne fut pas sans nuage. On y voit le même contraste qui nous surprend dans ses autres ouvrages : les mots de complot, de crime, de fureur, de haine, de remords, de châtiments, d'horreur, la pensée d'ennemis cachés qui menacent son asile et son amie, s'y remarquent à côté des mots souvent répétés d'innocence et de vertu. Opposition étrange dont la Révolution, son image et sa fille, devait bientôt être l'amplification violente et terrible. Cette idée de complot planait donc déjà sur Rousseau adolescent, avant de s'abattre sur lui; elle tournoyait dans son coeur, comme ces points noirs des vues affaiblies, qui sont une incommodité légère, jusqu'à ce qu'ils se fixent et présagent les ténèbres. - À l'inverse, au plus fort de l'orage dont sa vieillesse fut agitée, cette sécurité indolente qui l'avait accompagné dans toutes les tribulations de sa vie instable ne l'abandonna point; chassé de France, fugitif et déguisé, risquant à chaque moment d'être découvert, il écrit en poste le Lévite d'Ephraïm, une œuvre de fantaisie pure, où, chose à noter, il ne se trouve pas un mot, un retour sur lui-même; et, plus tard encore, après cette grêle de pierres qui faillit l'atteindre à Motiers, réfugié pour quelques jours dans une petite île où l'animosité religieuse ne le laisse pas longtemps dormir en paix, il oublie ses maux, se couche des après-midi entières au fond d'une barque et s'y endort content, comme il s'endormit jadis à vingt ans, sans argent pour payer un lit, sur le seuil d'un jardin, au bord du Rhône ou de la Saône, dans cette nuit délicieuse qu'il nous a décrite de son style le plus enchanteur.

Seulement, Rousseau ne serait pas l'homme de génie qui s'est peint en grand dans la France révolutionnaire et a laissé à la littérature française une empreinte profonde, si ses deux natures n'avaient su que se heurter et se juxtaposer stérilement, comme celles de tant d'aliénés vulgaires. Elles se sont souvent pénétrées ou harmonisées, l'une prêtant sa force à l'autre, qui la tempérait de sa douceur ou l'éclairait de sa lumière ; et leur accord, qui nous a valu des chefs-d'œuvre à l'âge de la maturité virile, a fait la gloire de Jean-Jacques, comme leur discorde définitive et leur schisme, à l'âge suivant, ont fait son malheur. Or, bien que la mauvaise nature, encore ici, ait fini par étouffer la bonne, la bonne est la vraie, et si les hontes qui pèsent sur la vie du grand écrivain émanent de l'autre, elles ne doivent que faiblement tacher sa mémoire. Elles lui sont imputables pourtant jusqu'à un certain point, précisément à cause de l'accord partiel et de la pénétration réciproque de ses deux personnes.

(1) Elle est intitulée Le Verger des Charmettes.

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