Günther Anders

Jacques Dufresne


Günther Anders

Parmi les conditions de la réussite de la conférence de Paris, ( du 30 nov. 2015 au 11 déc. 2015) il y a la connaissance des auteurs qui, depuis un siècle, ont sonné l’alarme à propos de divers aspects de la crise que traverse l'humanité. Nous avons regroupé ces pionniers en trois catégories: critique du progrès, écologie, pensée systémique.

PROJET 50 PIONNIERS : ENC. LAUDATO SI', CONFÉRENCE DE PARIS
SECTIONS : CRITIQUE DU PROGRÈS, ÉCOLOGIE, PENSÉE SYSTÉMIQUE

GÜNTER ANDERS (1902-1992), CRITIQUE DU PROGRÈS



« El primer delito del hombre es haber nacido »
Calderon

Philosophe allemand, premier mari de Hannah Arendt, ami de Hans Jonas, cousin de Walter Benjamin… Du livre marquant qu’il a publié en 1956, L'obsolescence de l'homme, retenons que l'homme est fasciné par les produits fabriqués au point d'avoir honte d'être né, c'est-à-dire d'être un enfant de la nature. À propos d'un Américain, un certain T., qu'il a vu en extase devant des machines nouvelles présentées dans une exposition, Anders écrit : « Il a honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence de produits qui, eux, sont irréprochables parce qu'ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé, ancestral de la procréation et de la naissance.» Günther Anders, L'obsolescence de l'homme, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, Éditions IVREA, Paris 2002, p.38

« Penser c'est exagérer ». Seuls les transhumanistes de stricte observance s'avouent inférieurs à l'homme machine... de l'avenir. Ce sentiment commence à peine à affleurer dans la conscience humaine. Il est tout-à-fait vraisemblable, en revanche, qu'une envie inconsciente de la machine soit à l'œuvre depuis longtemps dans l'humanité. Entre une fusée qui s'envole et une plante qui sort de terre, où va notre admiration? L'envie inconsciente de la machine permettrait de comprendre pourquoi la fécondation in vitro est entrée si facilement dans les mœurs; pourquoi aussi les recherches sur l'utérus artificiel ne se heurtent à aucun obstacle majeur. Le désir d'une immortalité désincarnée, sur disque dur, s'expliquerait mieux également. Être né, c'est être incarné. Quand serai-je enfin débarrassé de cette chair d'où me viennent tous mes maux et toutes les faiblesses qui m'empêchent de devenir un iron man?

Serait-ce là l'une des racines de ce besoin d'estime de soi devenu le mobile dominant chez les jeunes? L'analyse que Anders fait de ce qui était en 1956 l'équivalent de la chirurgie plastique, le make-up, confirme cette hypothèse. « Les girls, dit-il, ne sont satisfaites que lorsqu'elles se sentent «transformées en choses, en objets décoratifs, en produits finis »Op.cit p.46. Ce processus est analogue à celui que le human engineer met en branle pour obtenir des résultats préfigurant les sports extrêmes d'aujourd'hui. « Le human engineer ne veut donc pas savoir ce qu'est sa nature, mais jusqu'à quel point elle peut subsister (sans atteindre le point de rupture). Il ne veut pas savoir comment elle s'est formée, mais à quelles conditions elle peut se conformer; il ne veut pas non plus savoir quelles sont ses limites mais lesquelles pourraient être reculées. » op.cit. p.55

Quand donc serai-je débarrassé de cette chair qui m'entrave, en plus de se corrompre et de me corrompre? « Qui sait, se demande Anders, si, derrière la passion avec laquelle les arrière-petits-fils des puritains se livrent à cette transformation masochiste du corps, il n'y a pas secrètement à l'œuvre, sans qu'ils le sachent eux-mêmes, des restes de cette énergie avec laquelle leurs ancêtres ont haï le corps, des restes qui ne trouveraient plus d'autre utilisation dans le monde d'aujourd'hui? »op.cit. p.55

Le travail

Anders a beaucoup réfléchi sur le silence complice des fonctionnaires allemands œuvrant dans les camps de concentration. Plutôt que d'accabler ces fonctionnaires en en faisant un cas isolé, il a étendu ses conclusions à l'ensemble du monde du travail, où, dit-il, il va généralement de soi que l'immoralité de la fin, construire une bombe à hydrogène par exemple, ne doit jamais déteindre sur le travail lui-même. Le travail est toujours moral. « Tandis que le travail en tant que tel est considéré en toutes circonstances comme ''moral'', sa fin et ses résultats sont considérés comme fondamentalement ''neutres au regard de la morale.'' Quel que soit le travail que l'on fait, le produit de ce travail reste toujours ''par-delà le bien et le mal'' » op.cit.p.322

Amitié avec Hans Jonas

Ainsi, le 26 novembre 1976, il écrit ceci à Jonas qui vient d’être nommé docteur honoris causa de la faculté de théologie protestante de Marbourg : « In rebus religiosis, nous avons suivi l’un et l’autre des chemins très différents (pour autant que nous ayons un jour été d’accord sur ces questions, ce qui n’a jamais été le cas). J’ai lu dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung le compte-rendu du discours que tu as prononcé à cette occasion. Il n’était sans doute pas complètement faux (il était même en soi consistant), mais je l’ai néanmoins trouvé déroutant. Cela ne me fait pas pour autant perdre de vue ta profonde et fidèle amitié et ne m’empêche pas de me féliciter que nous ayons adopté l’un et l’autre des positions si remarquablement proches et trouvé des formulations tout aussi proches lorsqu’il s’agissait de réfléchir sur l’avant-dernière dimension [de l’humanité [4][4] Pour Anders, l’humanité est en sursis. Avec la troisième...]. Laissons-là les barricades et let’s remain friends ! » Source

Hannah Arendt et Günther Anders


Günther Anders que l’on connaît mieux depuis la publication de L’obsolescence de l’homme fut le premier mari d’Hannah Arendt. Cousin de Walter Benjamin, ami de Berthold Brecht, collaborateur d’Herbert Marcuse, il fut aussi un élève de Heidegger, en même temps qu’Hannah Arendt.
Cet homme qui semble avoir pris sur lui une grande partie de la responsabilité des bombes atomiques au point d’avoir honte d’être humain, n’était pas fait pour la carrière universitaire. Il a vécu en marge des grandes institutions du savoir…et du pouvoir. Le lieu principal de l’insertion du mal dans le monde actuel, il le voyait dans la disproportion entre la puissance de la technique et la faiblesse des moyens, intellectuels et affectifs, dont l’homme dispose pour en apercevoir les conséquences, les mesurer et les contrôler. À propos d'un Américain, un certain T., qu'il a vu en extase devant des machines nouvelles présentées dans une exposition, Anders écrit : « Il a honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence au processus aveugle, non calculé, ancestral de la procréation et de la naissance, – à la différence de produits qui, eux, sont irréprochables parce qu'ils ont été calculés dans les moindres détails.» Source

La banalité du mal

À Eichmann, ainsi qu'au livre Eichmann à Jérusalem que son procès a inspiré à Hannah Arendt, Chantal Delsol a consacré un article reproduit sur le site de l’Agora. « Ce livre, écrit-elle, a été un tournant dans la pensée d’Hannah Arendt sur la question du mal. Observant l’accusé et écoutant ses réponses, elle est d’abord étonnée de son inquiétante normalité. Mais que signifie ‘’ normal’’ dans ce cas ? Tout d’abord, les psychiatres avaient garanti qu’il n’était pas un fou. Mais surtout, chez lui n’apparaissait aucune de ces caractéristiques du pervers sadique : volonté de faire souffrir, cynisme affiché, mépris ricanant pour l’humanité. En réalité, « il était évident pour tous que cet homme n’était pas un ‘’ monstre ‘’, quoiqu’en ait dit le procureur ; et on ne pouvait s’empêcher de penser que c’était un clown » Eichmann avait bien une conscience, puisqu’il était révolté par le meurtre des Juifs allemands. Il n’avait pas l’intention de faire le mal, puisqu’il ignorait les catégories du bien et du mal, la seule norme qui comptait à ses yeux étant l’obéissance et la fidélité à l’État nazi. Hannah Arendt s’aperçoit que les commanditaires du nazisme n’étaient pas des sadiques « ils n’étaient pas assassins de nature », ils étaient de simples hommes ordinaires qui avaient obéi à des ordres, et ne comprenaient pas qu’on leur reprochât leur loyauté, considérée en général comme une vertu. « Cette normalité, conclut-elle, est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies », parce que cet homme ordinaire commet des crimes sans même le savoir. Ainsi découvre-t-elle ‘’ la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal’’. » Nous pourrions tout aussi évoquer la terrible, l’indicible, l’impensable indifférence de l’auteur du mal.

Nous sommes au début des années mil neuf cent-soixante. Günther Anders, qu’Hannah Arendt a rencontré à Munich à son retour de Jérusalem, après le procès d’Eichmann, réfléchissait à ce moment sur l’immoralité des pilotes qui ont largué les bombes sur Hiroshima et Nagasaki. La notion de coupable sans culpabilité, bien proche de la banalité du mal, bien proche aussi de l’indifférence, de l’incapacité de se mettre à la place des victimes, s’est imposée à lui.

Anders entretient à ce moment une correspondance avec le major Claude Eatherly le pilote qui, depuis l’avion météo B-29, a donné le signal d’attaque de Hiroshima et Nagasaki. Cet homme n’a ni cherché ni trouvé une excuse dans le fait qu’il accomplissait son devoir de soldat : il s’est senti coupable d’un mal dont il n’était pas responsable, mais dont il ne pouvait s’empêcher d’assumer la responsabilité. En cela il a imité Œdipe qui après avoir tué son père, n’a pas cherché d’excuse dans le fait que dans la nuit il ne l’avait pas reconnu. Il faut préciser qu’Eatherly connaissait la mission qu’il remplissait. Peu après la guerre il s’est objecté à ce qu’on le considère comme un héros s’estimant responsable de la mort de centaines de milliers de Japonais. Il a fini par sombrer dans la folie.

On se croirait dans une pièce de Shakespeare adaptée à notre temps ; c’est un fou qui, au milieu d’une humanité fière de ses Lumières, de son humanisme moderne et de ses droits de l’homme, dit la vérité. Dans l’une des plus belles pages de son livre, Gilles Bibeau a rendu un hommage prophétique à ce fou :

«Le colonel Eichmann s'est déchargé, a noté Arendt, de sa responsabilité sur la machine à tuer dont il disait n'avoir été qu'un rouage; dans ses lettres à Anders, Eatherly a plutôt reconnu la machine comme le danger ultime pour la conscience et il a entrepris d'assumer la responsabilité de ce dont il n'était pourtant qu'indirectement coupable, à savoir les immenses conséquences de son acte. Anders a écrit que le pilote américain s'est efforcé de maintenir sa conscience en vie à l'âge de la machine et de refuser l'emprise sur l'humain de la technicisation de la guerre. Le «cas Eatherly» donne à penser tout en faisant frémir: il a été un anti-Eichmann qui fut rejeté et diagnostiqué fou, ce qui amène à croire que nous vivons dans un monde moral où la stratégie d'un Eichmann vient désigner, plutôt que celle d'Eatherly, la vérité du temps. Les déclarations d'Eichmann - «Je n'étais qu'un maigre rouage dans l'appareil » – ressemblent étrangement, écrit Arendt (2002), aux arguments que nous employons pour nous disculper: ‘’Ce n'est pas nous mais notre gouvernement qui a décidé de la guerre’’. Pour cette raison, il nous faut lire Günther Anders comme un complément à Hannah Arendt.»p.220 Source

 

Anders, Ellul, Mumford



Anders ne mentionne généralement pas ses lectures. Peu importe d’ailleurs qu’il ait lu Ellul – c’est fort improbable  – ou Mumford – c’est possible, il campe sur des positions comparables. La thèse d’Ellul : « Il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible face à l’autonomie de la technique », est très proche de la formule d’Anders déjà citée : « les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas ». Là où Ellul parle d’un « système technicien », il arrive en outre à Anders de parler d’un « système d’instruments » . Quant aux thèses de Lewis Mumford : « L’homme […] est […] en train de perdre prise sur toute vie personnelle qui puisse être nommée la sienne propre : il est maintenant en voie de se trouver transformé en une “ chose ” destinée à être manipulée et reconstruite collectivement par les mêmes méthodes que celles qui ont produit la pile atomique et l’ordinateur » ou « L’homme […] acceptera de devenir la créature de sa technologie ou bien cessera d’exister» – elles pourraient être signées par Anders.

Anders est peut-être plus proche de Mumford que d’Ellul. Ce dernier n’a jamais été « obsédé par le souvenir de la catastrophe d’Hiroshima» ; Mumford en revanche a très vite pris conscience, comme Anders de l’importance historique des bombardements de Nagasaki et d’Hiroshima – «Gentlemen : You are Mad » (1946) – et a, tout comme Anders, insisté par la suite sur l’importance de la bombe atomique dans la construction de ce qu’il a appelé la « mégamachine moderne » : « La production de la bombe atomique fut en réalité cruciale pour la construction de la nouvelle mégamachine, bien qu’à l’époque, ce plus vaste objectif ne vint à l’idée de personne.» Cette dernière phrase est, elle aussi, andersienne jusque dans ses dernières précisions.

Tout comme l’idée d’une autonomie de la technique a conduit Ellul à celle d’un « système technicien » et Mumford, à celle d’une « mégamachine», elle a conduit Anders à celle d’un « système d’instruments », d’un « macro-instrument », d’un « macro-appareil », d’une « mégamachine », d’une «grande machine », d’une « machine totale » ou « mondiale », d’un « appareil universel », etc. Derrière ce lexique flottant, se tient bien toujours un même concept : celui d’un devenir-monde des machines qui est également un devenir-machine du monde. Le monde cherche à fonctionner « comme un appareil » , à réaliser l’équation « appareil = monde » . La mégamachine, c’est à la fois l’obsolescence de l’homme et celle de la machine. La mégamachine est une machine célibataire qui n’admet pas qu’il continue à exister quelque chose hors d’elle et rêve – car, chez Anders, les machines rêvent … – de se débarrasser des hommes mais aussi des autres machines pour égaler le Tout, en les intégrant les uns comme les autres à son propre fonctionnement . Le premier tome de L’obsolescence de l’homme insistait déjà sur l’universalisation progressive de la catégorie de « moyen » : le deuxième tome va plus loin et déclare que le monde devenu machine n’est plus qu’un « univers de moyens » [Mittel-Universum] Source

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