Grève des étudiants québécois: en dégager le sens

Jacques Dufresne

Certains évéments ne prennent tout leur sens que par la réflexion qui les prolonge.

Il serait infiniment regrettable que la grève des étudiants se termine pour eux par une incurable amertume et pour l'ensemble de la société par un renforcement du cynisme. Il est encore possible de dégager le sens de ces événements, de faire en sorte, après le fait, que l'énergie déployée, les retards accumulés dans les études, l'argent, sacrifié selon les uns, gaspillé selon les autres, soient retrouvés sous la forme d'une harmonie sociale qui nous rendrait plus aptes à bien relever le défi du développement durable. La discussion peut et doit se poursuivre; sur une base large. Même ceux qui n'approuvent pas la méthode utilisée par les associations devraient y participer. Si les étudiants s'étaient limités à exposer leurs idées dans leurs journaux , qui donc aurait pris leurs idéaux et leurs revendications au sérieux? Dans une société, le pouvoir de la rue et des casseroles, pouvant être associé au républicanisme, est d'autant plus nécessaires qu'on méprise davantage les débats d'idées. L'opinion publique québécoise penchait vers la hausse des frais de scolarité comme vers une fatalité. Aujourd'hui, de plus en plus nombreux sont ceux qui reconnaissent qu'il y a un choix à faire librement, entre deux philosophies. Le politique retrouve ainsi un peu de force face à l'économique.


D'une contestation à l'autre


La comparaison entre la contestation de 1969 et celle d'aujourd'hui autorise quelque espoir. En 1969, les étudiants québécois ont surfé sur une vague qui avait pris forme aux États-Unis tout au long de la décennie, pour atteindre son sommet en France en 1968 et venir se briser sur les bords du Saint-Laurent un an plus tard. En 2012, c'est ici que la vague a pris forme, du moins si l'on tient pour acquis que le printemps arabe de 2011 n'a été qu'une cause lointaine et indirecte de ce printemps érable!

En 1968, divers groupes marxistes plus ou moins téléguidés ont assuré, partiellement du moins, l'organisation des événements avec des fonds dont la provenance pouvait inquiéter les autorités publiques. Tout indique qu'en 2012, le financement a été assuré selon les règles établies ici et que les leaders ont surgi plus spontanément.

En 1968, la contestation n'avait de sens que dans la perspective d'une solidarité avec les étudiants américains, contraints à participer à la guerre du Vietnam ou avec les étudiants français, lesquels avaient quelque raison de se sentir enfermés dans une tradition rigide. Ici, on venait tout juste de créer les cégeps, lesquels avaient fait l'objet d'une demande sociale si pressante et si unanime que le réseau a été pour l'essentiel mis en place en deux ans. L'accès à ces institutions était en outre gratuit. Cela aurait dû normalement provoquer chez les étudiants des mouvements de coopération enthousiastes.

En 2012, la contestation a pour but d'empêcher la hausse des frais de scolarité et comme l'a montré la grande manifestation du jour de la Terre, de promouvoir une variante écologique du « maître chez nous ». Cette manifestation a aussi démontré, il me semble, que le sentiment d'une « communauté de destin » entre tous les citoyens s'est substitué à une lutte des classes qui avait donné le ton aux événements de la fin de mil neuf cent soixante-neuf. On peut reprocher aux étudiants qui exigent la gratuité d'être des enfants gâtés qui ne veulent pas faire leur part dans l’assainissement des finances publiques. Ce semble être l'attitude du gouvernement du Québec et d'une partie de la population. On peut aussi admirer l'initiative et le courage dont ils font preuve en étant les seuls en Amérique du Nord à défendre, dans le monde de l'éducation, des valeurs autres que celles des lois du marché à l'américaine.

Chacun pour soi?

Sur le site de la Classe, on peut lire cette phrase : «Ce serait effectivement utopiste de penser que l’instauration de cette politique (gratuité scolaire) se fera du jour au lendemain. L’impressionnante fermeture d’esprit du gouvernement actuel y est pour quelque chose, mais la gratuité scolaire est d’abord un choix à faire ensemble qui définira notre société. Désire-t-on réellement que le Québec de demain ressemble à un monde où règne la logique du chacun pour soi, où courent dans tous les sens des employé‑e‑s, mille-pattes en robe de bal ne désirant que se désolidariser de la société pour faire fortune dans un monde où absolument tout est monnayable ? »

L'analyse est un peu courte mais l'intention est claire : «Il faut remplacer la logique du chacun pour soi par une solidarité rajeunie.» On reconnaît une société vivante à ce qu'un tel but y est un souci permanent, ponctué à intervalles réguliers de moments forts de réflexion. Elle n'en est pas moins fondamentale. Elle se situe dans le sillage du diagnostic de Christopher Lasch sur la société américaine. Le politologue Marc Chevrier a résumé ainsi ce diagnostic dans les pages du magazine L'Agora, il y a quelques années.

Les élites apatrides


«Aux États-unis, le sociologue Christopher Lasch a écrit avant sa mort, en 1995, un dernier livre où il exprime toute l'inquiétude que lui inspirait l'ascension dans son pays d'une nouvelle élite, indifférente aux qualités civiques qui avaient marqué la société américaine jusqu'au début de ce siècle. Dans son ouvrage au titre des plus révélateur, The Revolt of the Elites, Lasch soutient que c'est l'existence même de la démocratie américaine qui est ainsi menacée par la perte de ces qualités civiques. Cette nouvelle élite, habile au maniement des symboles, mathématiques, informatiques et langagiers, est persuadée qu'elle ne doit rien à personne, devant ses succès à son haut degré d'instruction. Cette élite méritocratique, mobile, bardée de diplômes, citoyenne du monde, friande d'exotisme et de cosmopolitisme, a peu de sympathie pour la classe moyenne, trop inculte et mal dégrossie pour elle. Plutôt que de se sentir un devoir de solidarité envers la communauté et la nation, elle recherche la compagnie de ses pairs, se réfugie dans des banlieues aseptisées et compte ses sous.

« Or, nous dit Lasch, au début de la démocratie américaine, des obligations civiques étaient rattachées à la richesse. Les riches familles, établies depuis plusieurs générations dans leur communauté, se reconnaissaient le devoir de libéralité envers elle, la gratifiant d'hôpitaux, d'écoles, de bibliothèques, de monuments et de parcs. Avec la mobilité des capitaux et de la main-d'œuvre et l'ascension de cette nouvelle élite, cet esprit de libéralité s'est effrité. Cette élite se persuade que le grand rêve américain réside maintenant dans la mobilité sociale de tous. Or, nous dit Lasch, tel n'a pas été ce rêve. C'est travestir le sens du génie démocratique américain, dont le grand rêve tient à l'égalité civique: qu'on soit ouvrier, fermier ou banquier, tous sont des citoyens responsables, égaux en dignité et dans leur droit de participer à la vie publique. Cette égalité civique est possible quand la classe moyenne possède quelques biens et exerce des métiers lui donnant indépendance d'esprit et d'argent. Quand la classe moyenne s'affaiblit, comme c'est le cas aux États-Unis depuis plusieurs années, l'égalité civique se perd et les inégalités sociales deviennent d'autant moins tolérables. »


La situation sur ce plan s'est aggravée aux États-Unis depuis 1995. Et l'on a tout lieu de croire que le Québec suit la même tendance. En France, on a appelé communauté de destin ce que Lasch appelle égalité civique. Quand, il y a un siècle, la grêle tombait sur un village du midi de la France, tous en souffraient depuis le grand propriétaire terrien, dont les vignes étaient en partie détruites jusqu'au petit paysan, au boulanger et à l'épicier. Tous? À l'exception des fonctionnaires de l'État central ou de riches retraités suisses, s'il s'en trouvait sur les lieux. Il en résultait de menus fissures. En Amérique du Nord, en ce moment, les fissures sont des failles dont on peut craindre qu'elles provoquent des secousses sismiques. Le domaine de Paul Desmarais en Charlevoix est le parfait symbole de cet apartheid civique. Ce n'est pas seulement un château rappelant ceux de Louis XIV, c'est un pays dans un pays. Il ne s'agit pas ici de prôner une égalité de fait qui n'est ni possible, ni souhaitable, mais de rappeler que la richesse n'est aimable que dans la mesure où elle sait se faire aimer par sa participation aux efforts et aux risques communs.

Le triomphe des communautés de ressemblance

Comment reconstituer une communauté de destin quand ses failles l'ont faite éclater? À l'égalité civique, tolérant les inégalités dans une mesure raisonnable, les marxistes ont substitué une égalité absolue et pour arriver à leurs fins, ils ont substitué ensuite des communautés de ressemblance – les classes sociales – à la grande communauté de destin. Les syndicats, les associations patronales sont aussi des communautés de ressemblance. En favorisant un regroupement de ces associations en deux grandes classes sociales opposées, les marxistes ont créé un climat tel que les sociétés évolueraient, non vers l'harmonie sociale laquelle est fondée sur l'union des contraires, mais sur une uniformité découlant de l'élimination d'une classe par l'autre.

Le vainqueur, ce fut longtemps, en principe, dans de nombreux pays, le prolétariat, mais la victoire finale appartint à cette élite américaine et bientôt mondiale dont parle Christopher Lasch. Force est de constater aujourd'hui que cette élite a oublié avec une facilité déconcertante qu'elle devait sa force à l'égalité civique antérieure et que les facteurs moraux et sociaux qui imposaient une limite à sa richesse ont disparu. Les Américains les plus riches d'aujourd'hui ont si peu d'opposition autour d'eux qu'ils doivent recruter dans leurs rangs ceux qui vont les ramener à la mesure. C'est le rôle que joue Warren Buffet en ce moment.

Faut-il reprocher aux étudiants en grève de nous avoir rappelé ce fait? Je trouve pour ma part regrettable qu'ils aient utilisé une méthode datant de la lutte des classes alors que ce qu'ils visent c'est l'égalité civique et la communauté de destin, deux fins que seul le dialogue peut rendre possibles. Plusieurs en ont conclu que certains de leurs leaders sont des marxistes de la onzième heure. Mais s'ils s'étaient limités à exposer leurs idées dans des journaux étudiants, qui donc aurait pris leurs idéaux et leurs revendications au sérieux? Voilà pourquoi une société qui méprise les débats d'idées se condamne soit à la stagnation, soit à des manifestations qui risquent fort de se terminer dans l'amertume pour une forte proportion des jeunes.

Contrat global : social et naturel


Nous sommes au Québec dans une conjoncture électorale. La corruption dans  l'élite « habile dans le maniement des symboles mathématiques et informatiques », – entendons nos grandes firmes d'ingénieur – atteint un degré tel qu'on a dû instituer pour la combattre à la fois une commission d'enquête et un corps policier spécialisé, ce qui n'empêche pas la même élite de convoiter les richesses naturelles dont le Québec abonde.

Dans ce contexte, nos partis politiques ont une lourde responsabilité. La grande manifestation du 22 avril a rappelé à tous que le nouveau contrat social doit se doubler d'un contrat naturel. Cela à première vue complique la situation, mais cela pourrait aussi simplifier les choses, l'attachement à la nature servant de modèle pour le rapprochement des humains entre eux. Il y a quelques années, on pouvait lire ceci dans la revue Territoires :

«L'Équateur est le premier pays au monde à reconnaître les « droits de la nature ».Ce concept est souvent décrié, car beaucoup pensent que cela signifie la fin des activités extractivistes , ou encore l’impossibilité de continuer les activités d'auto subsistance, comme la chasse ou la pêche, pour certaines communautés indigènes. Pourtant, les droits de la nature n’impliquent pas cela. « Cette proposition de droits implique que toute activité qui dépend des ressources naturelles pourra se faire si cela n’altère pas l’action téléologique et immanente de la nature, concept philosophique qui définit la capacité des êtres vivants, la nature incluse, de se régénérer ou de se guérir, et de continuer à exister. » Ce qui est important, c’est que la nature est ainsi considérée comme un être vivant avec lequel on doit vivre en harmonie, et non comme quelque chose à exploiter et à commercialiser. Cette nouvelle conception exclut une vision économique de la nature, ce qui va nous obliger à la construction d’autres types de relations à la nature, en tant qu’individus mais aussi en tant que sociétés. Avec les droits de la nature, on reconnaît des obligations morales pour protéger et respecter l’intégrité des écosystèmes naturels et éviter la pollution environnementale. La nature passe d’objet du développement au sein d’une économie extractiviste et d’un modèle de développement ne tenant pas compte du patrimoine naturel, à sujet des différentes politiques publiques. Ainsi, l’initiative Yasuní-ITT (le renoncement aux 846 millions de barils de pétrole) doit être considérée comme une politique publique qui respecterait les droits de la nature en incitant les êtres humains à vivre en harmonie avec elle. Toutefois, ce n’est pas une politique spécifiquement environnementale, mais qui prend en compte des éléments économiques et sociaux avec une autre vision du développement, remettant en cause le caractère principalement extractif (pétrole, forêts) de l’actuel modèle.»

Les événements des dernières semaines nous auront permis de voir émerger encore davantage des leaders, tel Dominique Champagne, dont les idées sont étroitement apparentées à celles que l'on retrouve dans l'article de Territoires. Il faut espérer que ces leaders, ou bien se joindront à l'un ou l'autre des grands partis politiques, ou bien pourront, dans le sillage de la manifestation du 22 avril, suffisamment rajeunir le modèle québécois pour qu'on puisse y inclure le contrat naturel.

Justice horizontale, justice verticale

Au cours des derniers siècles les révolutions qui n'étaient qu'une révision du contrat social se sont faites presque exclusivement sous le signe de la justice horizontale. Il s'agissait toujours de mieux répartir la richesse entre les représentants de la même génération. Le contrat naturel fait entrer en scène la justice verticale : nous souhaitons tous qu'il y ait encore des abeilles pour polliniser les pommiers de nos lointains descendants. Peut-être sommes-nous dans les conditions idéales pour découvrir que le sens du lointain est tout aussi important dans le traitement des choses actuelles.

Une plus grande familiarité avec la nature pourrait aussi être pour nous l'occasion de redresser notre morale publique. Rien ne va plus dans une société quand les jeunes ne s'éveillent à la vie politique que pour apprendre qu'un contrat obtenu et exécuté honnêtement avec une municipalité et un ministère est une chose rarissime. Comment empêcher ces jeunes d'acquérir la conviction que les nouvelles élites considèrent aussi bien leur territoire que leurs compatriotes moins fortunés comme une simple matière première à exploiter pour en retirer de l'argent?

Soit parce qu'ils poussent la transparence un peu trop loin par rapport à leurs voisins anglo-saxons, soit parce que leur morale est devenue trop rigide en se dissociant de la pratique religieuse, les Québécois donnent l'impression d'être le champions de la corruption. Quand un entrepreneur en construction se confessait régulièrement, on pouvait croire que ses actes criminels étaient effacés en même temps que ses péchés, aujourd'hui, si les faits sont accablants, il n'hésite pas à s'avouer coupable mais personne ne croit à sa contrition, mot dont il ignore lui-même le sens.

Les richesses du Nord et l'attachement à la nature seront, il faut l'espérer, l'occasion de refonder la communauté de destin et de revoir les lois en tenant davantage compte des faiblesses de la « nature » humaine, c'est à dire en faisant en sorte que les intérêts correspondent le plus possible aux devoirs. On pourrait commencer par identifier les situations corruptrices.

Par situations corruptrices, il faut entendre les dispositions qui dans les lois, les contrats de travail, les règlements et les pratiques courantes, accroissent artificiellement les risques de malhonnêteté . L'opération est-elle nécessaire dans tel cas? Si le chirurgien est payé à l'acte, il va de soi qu'il opérera plus souvent que s'il était payé à salaire. Le mode de rémunération dans ce cas éloigne le devoir des intérêts au lieu de les rapprocher. Les journaux nous apprenaient récemment que seulement deux pour cent (2%) des fonds publics mis à la disposition des partis politiques municipaux étaient utilisés conformément à la loi, pour fins de recherche et de secrétariat. Il vaudrait peut-être mieux payer davantage les élus municipaux quitte à en réduire le nombre. Pour les mêmes raisons, tout haut fonctionnaire ayant la responsabilité d'octroyer des contrats importants devrait pouvoir en imposer par son statut et son prestige aux représentants des entreprises privées.

À l'émission Tout le monde en parle du 29 avril dernier, on a pu voir s'amorcer un dialogue entre deux sages qui connaissent bien le plan Nord, les journalistes Louis-Gilles Francoeur et Raymond St-Pierre et les trois principaux leaders des étudiants en grève. Si les étudiants mettaient autant de détermination à appuyer les idées de Louis-Gilles Francoeur qu'à poursuivre leurs objectifs de gel des frais de scolarité, le Québec pourrait s'engager dans une direction qui le rapprocherait plus de la Norvège que de l'Alberta.

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