Réflexions sur la déjudiciarisation

Jacques Dufresne

En vue du Sommet de la Justice de 1992 au Québec, on m'a confié le mandat suivant: Sous le thème général de la responsabilité du citoyen, examiner et tenter d'expliquer le phénomène du recours spontané aux institutions étatiques et de la judiciarisation des rapports humains et sociaux; proposer des hypothèses de discussion et de solution.

Il y a là deux sujets auxquels il aurait été impossible d'accorder la même importance dans le cadre d'un court document destiné établir l'état d'une question en vue d'un Sommet sur la justice. Nous nous limiterons à celui des deux thèmes qui nous paraît le plus important dans ce contexte: la judiciarisation. Le second thème, le recours aux institutions étatiques ne sera abordé que sous l'angle de ses rapports avec le premier.

Est-il nécessaire de rappeler que lorsqu'on donne un sens péjoratif au mot judiciarisation, comme c'est le cas ici, on dénonce un excès dans une chose bonne en elle-même. Le recours à une tierce personne pour trancher un litige est en effet au coeur même du droit. Et s'il existe des façons plus égalitaires et plus diffuses de régler un litige, on ne peut certes pas a priori considérer le recours à un arbitre ou à un juge comme une pratique incompatible avec l'harmonie sociale. Il faut aussi bien se garder de confondre la judiciarisation, c'est-à-dire le recours de plus en plus fréquent aux tribunaux, avec d'autres phénomènes apparentés à elle: l'envahissement des rapports sociaux par la règle de droit et l'inflation juridique, expression par laquelle on peut convenir de désigner la multiplication des lois.

Il y a entre ces trois phénomènes des liens si étroits qu'on est d'abord tenté de les confondre. Il faut pourtant les distinguer. La France a beaucoup de lois et relativement peu de procès par rapport aux États-Unis, par exemple, qui certes ont de plus en plus de lois eux aussi mais ont toujours eu beaucoup de procès et en ont de plus en plus. Quant à l'envahissement des rapports sociaux par la règle de droit, il peut dans tel pays épargner une sphère, les événements entourant la mort par exemple, qu'il n'épargnera pas dans tel autre où il y aura autant de lois et autant de procès. C'est pourquoi il faut distinguer ce phénomène des deux autres.

La présence accrue du droit aux abord de la mort est une caractéristique des pays occidentaux où la médecine moderne a triomphé. Au même moment, dans les mêmes pays, en raison des nouvelles techniques de reproduction et du recours aux mères porteuses, le droit pénètre au coeur de la reproduction.

Au Québec comme ailleurs dans le monde, l'inflation juridique et l'envahissement de la société par la règle de droit ont été l'objet de nombreuses études.

Dans un essai paru en 1981 sous le titre de De quel droit, Jacques Grandmaison a par exemple montré comment le droit se substitue progressivement à divers aspects de la vie personnelle et collective: la coutume, la morale, la religion, la vie sociale et culturelle, la psychologie et finalement la politique. "Le droit, conclut-t-il, est un dernier refuge, sans fond humain particulier qui lui donne un visage." 1 A mesure qu'on avance dans les analyses de cette nature on en vient à la terrifiante conclusion que le droit en devenant l'unique instrument de libération et de régulation risque fort de se transformer par là même en son contraire. Aussi paradoxal que cela puisse paraître il y un totalitarisme du droit et au moment où l'état de droit triomphe dans le monde c'est peut-être le principal danger à l'horizon.

Le problème de la judiciarisation a été étudié lui aussi. Il est moins grave au fond que celui de l'envahissement de la société par le droit. Les délais devant les tribunaux et la limite des budgets alloués à la justice le font toutefois apparaître plus aigu et plus grave que les précédents.

La judiciarisation

Il importe d'abord de bien le circonscrire. Faut-il limiter de champ de la judiciarisation aux tribunaux proprement dits y compris les tribunaux administratifs ou au contraire y inclure les pratiques tels les règlements hors cours entre avocats qui sont pour une bonne part une conséquence de l'encombrement des tribunaux? Certes, si on pouvait affirmer que la grande majorité des règlements hors cours sont exempts de rapports de force ou de résignation à une moindre injustice, on pourrait considérer cette pratique comme un remède plutôt que comme une partie du mal. Mais qui peut affirmer qu'il en est ainsi? Et d'ailleurs, affirmer une chose pareille ce serait nier l'essence même du droit, car cela équivaudrait à soutenir que l'intervention d'une troisième personne, appelée juge ou arbitre, ne contribue pas à assurer le règne de la justice.

Les règlements hors cours font donc partie à nos yeux du champ de la judiciarisation, de même que certaines formes d'arbitrage qui ont les inconvénients des procès sans en voir tous les avantages.

Cela dit, sur quoi se base-t-on pour soutenir que la judiciarisation est un mal? A partir de quel moment et selon quels critères peut-on affirmer que dans une société donnée le recours à aux tribunaux est excessif? La judiciarisation n'est-elle pas un problème qui a été créé artificiellement par le manque de ressources financières dans le secteur de la justice? Si on nommait des juges en nombre suffisant et si on donnait chacun les moyens de bien faire son travail, n'aurait-on pas à sa féliciter de vivre dans une société où le recours au tribunal est préquent. Quant au nombre de procès dans un pays donné, sur quoi peut-on se baser pour affirmer qu'il est ou non trop grand? Certaines analyses de la situation aux Etats-Unis sont très éclairantes à ce propos.

Celle de Marc Galanter en est une. On aura noté que Galanter exclut les règlements hors cours du champs de la judiciariation. De l'ensemble de son analyse on retiendra surtout qu'il fait du problème de la judiciarisation une chose toute relative. Ce qui ne l'empêche pas - on le sait par le reste de son oeuvre- de s'intéresser au droit préventif, à la justice informelle et aux alternatives de toutes sortes.

Les choix fondamentaux

On aborde toujours les questions de ce genre après avoir fait certains choix qu'il faut avoir l'honnêteté de préciser surtout dans un contexte où, sur le marché des professions juridiques, l'offre est de plus en plus grande par rapport à la demande.

C'est le cas au Québec. Si on dit aux jeunes avocats et aux jeunes notaires qui gagnent difficilement leur vie qu'il faut aller jusqu'à réduire non seulement le nombre de procès mais même la part de la règle de droit dans la société, ils auront l'impression d'être les laissés pour compte du vaste marché des services et ils se mettront à défendre leurs intérêts avec une âpreté telle que tout le monde - eux les premiers- oubliera qu'ils ont pour mandat premier de servir la justice, une justice qui pourrait impliquer que leur part du marché des services soit réduite.

Voici donc un aperçu de la démarche au terme de laquelle il m'est apparu clairement que la judiciarisation et l'envahissement de la vie sociale par le droit sont des maux auxquels il est urgent de remédier. Cette démarche est une réflexion sur les priorités.

Dans le secteur de la santé, les urgences sont encombrées et les listes d'attente des chirurgiens de plus en plus longues. Dans le secteur de la justice, des milliers de citoyens sont victimes de délais qui sont autant de dénis de justice. En éducation les problèmes sont encore plus graves. Quant aux défis que doivent relever les municipalités et les régions est-il seulement nécessaire de les évoquer! On nous dit d'autre part que l'état des routes est catastrophique, que le bilan touristique est déficitaire et que le travail occasionnel est une plaie chez les jeunes et que bien entendu, en raison du libre échange, le soutien aux industries culturelles est encore plus nécessaire que par le passé. Et pour remédier à tous ces maux, il faudrait accroître les investissement publics et privés dans le domaine crucial de la recherche et du développement.

Il est évident qu'il sera impossible de relever tous ces défis à la satisfaction de chacun des groupes d'intérêts qui en ont fait leur cause. Dans un tel contexte, les groupes d'intérêts ressemblent fort à des dauphins et les leaders politiques à des amuseurs de dauphins. Les dauphins doivent sauter de plus en plus haut pour happer des poissons de plus en plus petits, mais les plus forts s'épuisent vite à ce jeu trop physique, si bien que la victoire finale appartient aux dauphins qui utilisent les procédés les plus efficaces pour intimider les concurrents: les juges -des autres provinces surtout- ne résistent pas à la tentation de libérer des criminels pour faire pression sur les gouvernements, tandis que les médecins menacent de laisser mourrir les grands malades si les mêmes gouvernements ne leur rendent pas la vie plus facile.

Il faut s'attendre à ce que de nombreux groupes d'intérêts du secteur de la justice résistent mal à la tentation d'utiliser le Sommet pour renforcer leur position par rapport à celle des autres dauphins. La rhétorique ad hoc est déjà prête: on dira que la situation est devenue intolérable pour les justiciables victimes de délais et qu'elle est encore davantage pour le citoyen de la classe moyenne qui n'a pas accès à la justice; et on en conclura que l'heure de l'action est venue, qu'il faut éviter les débats de fond - que l'on qualifiera cyniquement de philosophiques pour mieux les discréditer -. Ce discours pragmatiste et démagogique n'aura bien entendu qu'un seul but: gagner la médaille d'or dans la piscine des dauphins.

Nul ne devrait se résigner à ce que la démocratie, dans les lieux mêmes où l'on prétend qu'elle est exemplaire, se réduise à une forme si grossière, si irresponsable d'oligarchie. Nul ne devrait se résigner à ce qu'un Sommet de la justice serve de prétexte à un tel exercice.

De toute évidence la justice dans notre société doit d'abord prendre la forme de priorités établies avec sagesse, c'est à dire au terme d'une démarche qui mériterait d'être appelée démocratique parce que c'est le peuple et non les dauphins qui y joueraient le premier rôle. Pour l'instant le peuple se contente de regarder les bonds des dauphins à la télévision et ses représentants, les députés, ont pour seul privilège d'assister au même spectacle depuis les estrades.

A la rigueur un Sommet sur le réseau routier pourrait se faire dans ce style. Un Sommet sur la justice fait de la même manière serait une contradiction dans les termes.

Dans le domaine de la santé, l'Orégon vient de donner au monde un bel exemple d'authentique démocratie dans la définition des priorités. L'exercice auquel on s'est livré concernait exclusivement la santé. Ne serait-il pas souhaitable que l'on suscite au Québec un exercice semblable qui porterait sur l'ensemble des priorités?

Ce serait la seule façon de ramener les dauphins à leur premier rôle, qui est d'offrir des services, non pas à leurs conditions d'abord, mais à celles des citoyens qui en assument le coût.

Les couleurs de l'auteur

Pour pouvoir remplir le mandat qui m'a été confié, j'ai dû faire cet exercice pour mon propre compte. Je donne ici mes grandes conclusions. Elles sont nécessaires à la compréhension de mes propositions concertant la justice au Québec. Je pourrais facilement montrer comment elles se rattachent à de grands courants de pensée, mais ce n'est pas le moment de le faire. Il me suffit pour l'instant d'être du côté du bon sens.

Dans l'ensemble des services que l'État peut offrir je distingue ceux qui ont pour finalité la préparation et ceux qui ont pour finalité la réparation. L'éducation, l'hygiène sont de toute évidence des services de préparation. Une certaine médecine curative et un certain droit judiciarisé appartiennent à l'autre pôle. Je soutiens que la meilleure façon de planifier la décadence c'est de consentir à ce que la balance penche de plus en plus du côté de la réparation.

Je fais une seconde distinction, cette fois entre le travail créateur ou productif et le travail régulateur ou consignateur. Le travail de l'artiste, de même que celui du chercheur, du travailleur manuel, de l'entrepreneur appartiennent à la première catégorie. Le travail de l'avocat, du notaire, du fonctionnaire, du comptable appartiennent à la seconde catégorie. Il s'agit bien entendu d'une question d'accent. Il entre toujours un part de régulation et de consignation dans le travail créateur comme il entre une part de création dans le travail régulateur.

Je soutiens qu'il faut autant que possible favoriser le travail créateur et productif, ne serait-ce que parce qu'il est la condition de l'autre. Le travail régulateur doit être réduit au strict nécessaire. S'il prend trop d'importance il devient une forme dangereuse de parasitisme. Il n'y aurait par contre que des avantages à accroître la part du travail créateur et productif.

Je fais une troisième et dernière distinction: entre les processus sociaux spontanés et les processus institutionalisés. Me souvenant que la démocratie et le droit, en Grèce comme en Amérique, ont commencé par les premiers; sachant d'autre part que l'institutionnalisation exprime la maturité mais aussi la fatigue et l'inertie des sociétés; constatant enfin que l'institutionnalisation est à bien des égards excessives dans nos sociétés, j'en conclus après Fernand Dumont, Jacques Grand'Maison, Yvan Illich et tant d'autres observateurs des sociétés, que l'heure est venue de veiller avec une sollicitude particulière sur toutes les formes spontanéité sociale; ce qui me conduit à un préjugé favorable à la démocratie directe et à cette justice par les citoyens qu'on appelle aussi justice informelle.

S'il m'arrive dans ce document d'écorcher au passage les avocats, les notaires, les juges ou les auteurs de nos lois, règlements, ou conventions collectives, on comprendra donc que c'est en vertu des trois critères que je viens d'évoquer et non en raison d'une basse animosité contre un groupe d'intérêts particulier.

Il est bien difficile de s'opposer formellement à des principes comme ceux que je viens d'évoquer; mais pour les principaux groupes d'intérêts du secteur de la justice accepter lesdits principes équivaut à à se rendre sans livrer bataille.

Il faut donc s'attendre à ce que les groupes d'intérêts en question, avocats, notaires, juges se défendent non pas au moyen de principes, mais en interprétant les faits

Il est clair par exemple que si, pour établir la part du PNB allouée à la justice dans une société, on se limite au budget du ministère de la justice on pourra facilement aboutir à la conclusion que la justice est négligée. Nous sommes d'avis qu'il faut inclure dans les calculs non seulement les revenus de l'ensemble des avocats et des notaires mais les hausses démesurées de l'assurance responsabilités résultant de certains types de procès, les coûts directs et indirects de la justice dans les entreprises, etc.

Ces considérations nous amènent à proposer un modèle simple pour aborder l'ensemble des relative à l'administration de la justice: le principe du moindre recours, que l'on peut représenter sous la forme d'une pyramide de la justice.

Mes droits d'abord!

En 1974 une femme divorcée depuis peu fait appel à un avocat de l'aide juridique pour obtenir une augmentation de 30.00$ par semaine de la pension alimentaire que devait lui verser son mari. En 1991 cette cause aboutissait devant la cour d'appel du Québec, mobilisant trois juges qui, bien entendu avaient au préalable consacré beaucoup de temps à l'étude du dossier, devenu volumineux par la force des choses.

Combien cette cause aura-t-elle coûté à la société quand l'ex-mari, à défaut de pouvoir payé les arrérages - dans l'hypothèse où il sera condamné- aura expié son forfait? Sûrement de quoi payer à la victime une rente hebdomadaire dont elle n'aurait jamais osé rêver. Songeons d'autre part que dans le même pays des milliers de personnes de classe moyenne ne peuvent même pas songer à faire valoir des droits beaucoup plus fondamentaux, pendant que d'autres sont victimes de délais qui sont autant de dénis de justice.

Cela suffit à démontrer l'absurdité d'une semblable saga judiciaire. Exposez l'affaire à toute personne ayant conservé un minimum de bon sens et elle vous posera une série de questions qui suffiraient à définir le contenu d'un Sommet sur la Justice. Comment se fait-il que l'avocat a accepté une cause pareille? Les juges de la Cour d'appel et des instances inférieures étaient-ils obligés de l'entendre. Si oui pourquoi? La cause avait-elle une valeur exemplaire? Si non comment expliquer qu'elle ait eu un destin aussi étonnant? Si oui comment expliquer que la Cour d'appel reçoivent des causes semblables plusieurs fois par année, sinon par mois.

Un tel exemple permet à lui seul de comprendre à la fois la judiciarisation des rapports humains et le recours aux institutions étatiques, en l'occurrence l'aide juridique.

On remarque d'abord que tous les acteurs, les uns, les avocats et les juges, pour gagner leur vie, les autres, le mari et la femme, pour gagner leur cause se font objectivement complices pour arracher à l'État et donc à chaque contribuable des sommes considérables qui ne contribueront peut-être même pas à redresser le tort qui est à l'origine de l'affaire.

Les juges ont toutefois des excuses. Dans les cas de divorce, une loi fédérale donne un droit d'appel automatique. On a d'autre part toutes les raisons de croire que lesdits juges ont horreur des causes de ce genre qui leur donne l'amère impression d'être inutile à la société qui les paie. La responsabilité ultime appartient donc au peuple et à ses représentants au parlement. En théorie, car, sauf exception, les lois de ce genre sont perçues par les députés comme des questions de procédure auxquelles ils ne sont pas tenus d'accorder la plus grande importance, attendu qu'ils devront de toute manière s'en remettre à des experts. Et qui sont ces experts? Pour la plupart des membres de la profession juridique, celle-là même qui tire le plus grand profit de l'absurde saga. En tant que membres éminents de cette confrérie, les juges ont donc leur part de responsabilité.

Les avocats ont aussi des excuses; celui du mari, parce que son client peut très bien être un entêté qui ne veut absolument pas payer le 30$ qu'on lui réclame; celui de la femme parce qu'il estime sans doute que la cause de sa cliente est bonne et que c'est son devoir de la défendre de son mieux, comme c'est le devoir du médecin d'offrir à ses malades les meilleurs traitements accessibles.

Quant au mari et à la femme, qui oserait leur faire reproche de recourir aux tribunaux pour défendre leurs pauvres petits droits? On peut même soutenir qu'ils sont deux fois victimes: de l'injustice qu'ils prétendent avoir subie et des délais que leur imposent les tribunaux. On peut seulement regretter qu'ils n'aient pas compris qu'ils avaient intérêt à s'entendre.

Des soupçons particuliers pèsent tout de même sur l'avocat de la femme, surtout s'il pratique en cabinet privé. Souvenons-nous que sa cliente est admissible à l'aide juridique. Cet avocat est le seul acteur qui tire un net profit de la saga dont on peut présumer qu'il est l'instigateur. Il est probable en effet que sa cliente ignorait qu'elle avait un droit d'appel.

Ce ne sont toutefois là que des soupçons qui pourraient s'avérer non fondés. Force est donc de se rabattre sur une explication vague et peu compromettante, mettant en cause l'état des moeurs publiques.

Les acteurs ont au moins une chose en commun: ils trouvent tous plus ou moins normal de gagner leur vie ou leur cause personnelle au moyen de fonds publics dont on pourrait faire un usage plus juste. S'il n'en n'était pas ainsi, les juges protesteraient plus énergiquement et les avocats se souviendraient qu'ils appartiennent à une profession libérale ayant pour mission de défendre d'abord l'intérêt public. Quant au mari et à la femme, ils comprendraient que l'argent dont ils pourraient occasionner le gaspillage devraient plutôt servir à l'éducation de leurs enfants et de ceux de leurs voisins.

Vue sous cet angle, la judiciarisation n'est qu'une conséquence parmi d'autres de la dégradation des moeurs démocratiques. La vertu, disait Montesquieu, consiste à subordonner son intérêt personnel à l'intérêt public. Aucun des acteurs de notre saga ne peut donc se dire pleinement vertueux.

Rousseau pousse l'exigence de solidarité encore plus loin quand il dit que les corvées sont préférables aux impôts comme moyens d'assurer la réalisation du contrat social. Nous touchons ici au noyau pur de la démocratie, ce régime où la liberté est si intimement liée à la responsabilité que les bons auteurs les confondent; celui qui participe à une corvée pour construire par exemple un hôtel de ville aura beaucoup de peine ensuite à se représenter la ville en question comme un État providence qu'il pourra parasiter sans vergogne.

C'est ce noyau pur qui est atteint dans les régimes comme le nôtre. Comment osons-nous appeler ces régimes démocratiques sachant que la liberté y est presque complètement dissociée de la responsabilité, que l'état n'est plus perçu comme la chose publique, le fruit de l'effort de chacun, mais comme je ne sais quel mécène d'origine extraterrestre, autour duquel les citoyens, petits et grands, individuels ou corporatifs, s'avilissent comme des enfants pauvres dans le sillage d'un riche touriste étranger?

Mais quel est dira-t-on l'utilité d'une telle explication? Ne s'applique-t-elle pas à l'ensemble des problèmes de nos sociétés? Pour régler le problème des urgences dans les hôpitaux et les cours de justice, qui voudraient attendre un lent et hypothétique redressement des moeurs publiques? Et où se trouve dans nos églises, nos écoles, nos médias la source d'inspiration qui pourrait être à l'origine d'un redressement?

Voilà pourquoi les gens les plus réalistes et probablement aussi les plus influents veilleront à ce que le souhait d'un redressement soit vite relégué au musée des voeux pieux. Nous suivrons nous-mêmes la même voie nous nous efforcerons de bien cerner quelques problèmes et de proposer des solutions qui pourraient être appliquées demain. Nous pouvons toutefois affirmer d'avance toutefois que les mesures en question n'auront d'efficacité durable et réelle -c'est-à-dire dénuée d'effets pervers- que dans la mesure où elles s'accompagneront d'un redressement des moeurs.

Prenons l'exemple de la discipline des avocats sur lequel nous reviendrons. Un appel à la bombe a occasionné récemment la fermeture du bureau d'enregistrement de Montréal. Commentaire amusé d'un courtier en immeuble qui se trouvait là à ce moment: "c'est sans doute un avocat qui a eu recours à ce procédé pour justifier le report d'une audition." Cet humour russe en dit long sur des pratiques bien connues de tous les initiés. Il est clair d'une part qu'on réduirait considérablement le nombre de procès et que d'autre part on accroîtrait l'efficacité du système judiciaire si on prenait les moyens appropriés pour punir sévèrement l'indiscipline chez les avocats. Mais à quel prix? Au prix d'une bureaucracie qui serait l'occasion de nouveaux excès et dont l'efficacité apparaîtrait vite douteuse.

Corruptio optimi pessima dit l'adage. Quand les membres des professions libérales, ne sont plus libres au sens de responsables, mais uniquement au sens où ils peuvent tout faire impunément, rien ne va plus et il ne faut surtout pas s'attendre à ce que les personnes qu'on désignera pour les contrôler soit d'une moralité si élevée qu'elles feraient leur travail sans chercher à accroître démesurément leur empire bureaucratique.

Question trop fondamentale pour qu'on s'y attarde en période de crise, le redressement des moeurs publiques n'en est pas moins la condition de la réussite véritable de toutes les solutions particulières qu'on pourra imaginer.

Il convient donc non seulement d'en faire le point de départ de tout mais de se méfier activement des chevaliers du pragmatisme qui dénigregront cette façon de voir. Quand on se refuse à poser le problème des moeurs c'est parce qu'on a de bonnes raisons de craindre, pour ses intérêts personnels, les mesures qui pourraient résulter d'une telle démarche.

Le redressement des moeurs et l'harmonie sociale qui l'accompagnent ont des causes spirituelles et des conditions matérielles. Il y a bien peu de choses à ajouter à la façon dont les Grecs des VI et Ve siècles ont posé le problème.

De sa réflexion sur les origines de la démocratie et de l'état de droit en Gréce Jean-Jacques Rousseau a tiré l'enseignement suivant: le niveau d'engagement du citoyen est inversement proportionnel à la taille de l'État. Alexis de Tocqueville a pu voir une confirmation de ce principe dans la démocratie de l'Amérique naissante.

A l'échelle d'un grand État la haute moralité suppose à la fois le détachement du saint et un sens de l'universel qui ne peut devenir une seconde nature que chez quelques grands esprits. La personne qui aurait atteint le niveau convenable serait capable de renoncer à des traitements coûteux à la pensée que les sommes en cause seraient plus utilement dépensées si elles servaient à l'éducation des jeunes.

On tremble à l'idée du redressement qu'il faudrait opérer, en éducation justement, pour amener toute une société à ce niveau surhumain de moralité. Surhumain justement, car la commune humanité ne peut s'accomplir qu'à une échelle plus petite où la vertu est plus facile parce que sa nécessité est plus évidente.

C'est pour cette raison justement que la décentralisation s'impose. Le rapatriement du maximum de responsabilités possible au niveau local présente un autre avantage. On tient généralement pour acquis qu'il faudrait commencer par éduquer les gens si l'on voulait vraiment leur rendre leurs responsabilités. Le raisonnement inverse est plus juste: c'est la responsabilité qui crée le besoin de connaissances.

Parce qu'elle est une condition du redressement des moeurs, la décentralisation est donc la première démarche qu'il faut envisager dans le domaine de la justice; encore plus que dans les autres, parce que le problème de la justice se confond à la limite avec celui des priorités dans les dépenses publiques.

La décentralisation s'impose, on le verra, pour bien d'autres raisons ayant rapport à la prévention des litiges aussi bien qu'à l'efficacité de l'administration de la justice.

Une relative justice

À l'intérieur du vaste syndrome de la dégradation des moeurs publiques, il faut accorder une attention particulière à la dégradation de l'idée et du sentiment de justice. Il y a justice dans le mesure où un principe autre que la force privée intervient dans la solution d'un litige. Il va presque de soi que la justice n'existe pas à l'état pur. Le juge le plus impartial aura peut-être des préjugés plus ou moins conscients qui l'amènera à favoriser le plus fort dans un litige. De grands auteurs comme Pascal ont même douté de la présence parmi les hommes d'un principe autre que la force.

Le scepticisme dont Pascal a donné l'exemple a pris une ampleur considérable au 20e siècle, en raison du fait que le sens critique a pu s'exercer sans entrave et en ayant à sa disposition des outils puissants: les sciences humaines en générale, la psychanalyse, les grilles d'analyse marxiste, structuraliste, etc.
Il en est résulté un relativisme qui a emporté l'idée de justice bien loin de l'origine divine que les Grecs et les Chrétiens lui avaient attribué. Qui aujourd'hui croit encore fermement que le sentiment de justice au coeur de chaque être humain est sacré parce qu'il est l'écho ou l'image d'une idée de justice qui existe réellement dans la sphère transcendante en tant qu'attribut de Dieu ou que viage du Bien pur comme chez Platon. La philosophie la plus répandue est un vague idéalisme fortement teinté de scepticisme, voire même de cynisme.

C'était le contexte parfait pour que la justice devienne une affaire, un secteur de l'économie et que le professionnel de la justice, membre d'une profession pourtant dite libérale se transforme en un entrepreneur comme les autres. Il y a bien d'autres facteurs qui expliquent cette banalisation des professions juridiques. L'égalitarisme en est un. L'ouverture de la profession à un plus grand nombre de candidats en est un autre. Le fait lui-même est incontestable. L'avocat et le notaire ont perdu une grande partie de leur autorité morale pour devenir dans la meilleure des hypothèses des experts et dans la moins bonne des entrepreneurs dont le premier but est de gagner de l'argent.

On ne s'étonne même pas de ce que des avocats s'enthousiasme pour une certaine américanisation du droit québécois - américanisation présentée comme une mondialisation - parce qu'ils y voient la première condition pour que nos grandes firmes d'avocats puissent élargir leur part du marché juridique dans les capitales internationales.

Voilà incontestablement un puissant facteur de judiciarisation. Si un procès est d'abord une bonne affaire, pourquoi ne pas encourager le client à aller au bout de ses droits. On objectera ici, non sans quelques bonnes raisons que même aux États-Unis le nombre de procès ne s'accroît pas aussi vite qu'on le dit, que la plupart des litiges se règlent hors cours entre avocats et souvent de manière amicale

Cette objection enferme sûrement une grande part de vérité. Il faut tout de suite préciser cependant que le règlement hors cours est en est parfois un pis aller, préférable peut-être aux inconvénients d'un long délai, mais enfermant une plus grande part de force que le jugement du tribunal. Vue sous cet angle la judiciarisation apparaîtrait même comme une excellente chose si on pouvait la rendre efficaces à des coûts compatibles avec des priorités elles-mêmes justes. Comment savoir avec précision quelle est la proportion des règlements hors cours qui s'accomplissent sous le signe de la lassitude la crainte et le chantage et celle des solutions plutôt que sous le signe de la justice.

Le droit de l'avenir

Voici à ce propos une affaire dont les journalistes vous diront qu'elle est assez typique. L'an dernier un patron est accusé de harcèlement sexuel par trois secrétaires de son entreprise. Son nom et celui de l'entreprise sont révélés avant le jugement. Il est immédiatement congédié. L'entreprise est la Chambre d'immeuble de l'Outaouais. Moins d'un an après l'accusation, l'avocate des trois secrétaires convoquent une conférence de presse. Elle a averti au préalable la Chambre d'immeuble qu'elle veut obtenir un bon règlement hors cours et qu'elle va prendre les grands moyens pour parvenir à ses fins. Apprenant qu'une conférence de presse a été convoquée et craignant à juste titre pour sa réputation, la Chambre d'immeubles convoque l'avocate des trois secrétaires et une entente est conclue, juste avant l'heure prévue pour la conférence de presse. Quand elle se présente devant les journalistes, l'avocate est obligée de leur dire qu'elle n'a aucune nouvelle à leur communiquer, qu'elle vient tout juste d'obtenir un règlement dont l'une des clauses est qu'elle ne doit rien divulguer.

Quelle efficacité! L'affaire aura été menée rondement. Comme une affaire justement! Aux États-Unis qui sont notre modèle en cette matière l'avocate aurait à coup sûr retenu un fort pourcentage, pouvant dépasser le 50% Comme le Barreau du Québec n'interdit pas formellement le travail au pourcentage et comme les habitudes de ce genre se prennent vite, on a tout lieu de croire que de plus en plus d'avocats d'ici ne prennent pas le risque de mobiliser des journalistes sans hausser la note en conséquence. Et quoiqu'il en soit de cet aspect de la question, est-il admissible qu'un membre d'une profession libérale utilise le chantage par les médias -un recours à la force à peine déguisé - pour gagner une cause ordinaire. Il est clair que, sauf exception, les entreprises placées dans la situation où se trouvaient la Chambre d'Immeubles, consentent à un règlement, non parce que la justice les y oblige, mais en raison de leur capacité de payer et de leur crainte d'encourir des pertes considérables à la suite d'une campage d'information habilement menée. On présume évidemment que la cause des secrétaires était juste. On doit cependant admettre que le procédé de l'avocate aurait pu être tout aussi efficace dans le cas contraire. C'est bien la preuve que des procédés de ce genre appartiennent au domaine des rapports de force et non à celui de la justice.

On peut affirmer que lorsqu'elle n'est pas un facteur de judiciarisation au sens propre du terme la réduction du droit aux affaires a pour effet de multiplier les litiges où l'une des parties cherchera à maximiser ses profits par des procédés autres que l'appel à la justice.

Faut-il tenter de réhabiliter le droit en tant que profession libérale? Faut-il au contraire prendre acte du fait que le droit est une affaire et tenter de tirer le meilleur parti de cette situation? Le premier remède suppose un redressement général des moeurs et un changement de mentalité, deux progrès improbables, qui dans la meilleure des hypothèses ne peuvent s'opérer que très lentement. Si on n'imagine que trop facilement les inconvénients du second remède, au moins a-t-il me mérite d'être réaliste. Il implique des mesures plutôt simples de déréglementation. Si le droit est une affaire, la plupart des privilèges corporatistes des avocats et des notaires perdent leur sens. Par exemple pour négocier un règlement comme celui de l'affaire de la Chambre d'immeubles d'Outaouais, n'importe quel citoyen pourrait offrir publiquement ses services.

Sur les chemins du droit

On peut trouver une autre explication de la juridicisation dans l'évolution du droit au cours des derniers siècles. Nous allons reprendre ici une thèse que le juriste français Michel Villey a lui-même fort bien résumée dans un livre intitulé Le droit et les droits de l'homme. .

Dans le droit traditionnel hérité des Grecs et des Romains, nous rappelle Villey, on attendait que le litige éclate et on le réglait à la lumière d'une idée de justice ramenée, pour des raisons pratiques, à une règle simple: rendre à chacun son dû. Le droit dans ces conditions n'était pas d'abord un facteur de progrès mais un instrument de paix e d'équilibre. Le progrès, nous dit Villey, relevait de la morale. Puis un jour, les religions et par suite les morales fondées sur elles étant à leur déclin, le doit a commencé à jouer leur rôle. Les human rights, les droits de l'homme ont alors fait leur apparition: droits de propriété d'abord, puis droit au travail, droits sociaux en général et enfin tous les droits individuels qui se multiplient depuis quelques années.

Quand le droit se substitue à la morale

C'était une façon de dire aux citoyens: n'attendez pas de la morale ambiante qu'elle élève les hommes au point qu'ils deviennent de plus en plus justes spontanément. N'attendez pas non plus pour faire appel à la justice qu'un puissant personnage déroge de façon scandaleuse à des lois conservatrices. Voici des outils, les droits, grâce auxquels vous pourrez provoquer des litiges et obtenir ainsi, tout en défendant vos intérêts personnels, que la société progresse plus rapidement.

Tel est l'équivalent en droit de cette main invisible dont la théorie économique libérale postule l'existence. Dans la véritable économie de marché, nous dit Stuart Mill, tout se passe comme si une main invisible orchestrait les intérêts personnels de façon tel que l'on concourt automatiquement au bien commun en les poursuivant.

Nul ne contestera que cette transformation du droit en instrument de progrès social aura eu des effets heureux - du moins là où la croissance économique mettait sans cesse des ressources nouvelles à la disposition des sociétés. De cette façon, on pouvait sans avoir à miser sur une improbable et douloureuse transformation intérieure des êtres, faire en sorte que les pauvres s'enrichissent progressivement sans que les plus riches soient démesurément appauvris pour autant. Dans les États de type socio-démocrate comme le Québec, cette philosophie s'est concrétisée par des lois sociales contrôlées par l'État. Ces lois sociales auront provoqué plus ou moins de litiges selon que les pays en cause auront été plus ou moins disciplinés.

Aux États-Unis, la même philosophie a pris une forme différente. Là ce sont les tribunaux qui ont assumé la responsabilité du progrès social. Comment? En faisant subir une mutation radicale à la conception du contrat qui avaient caractérisé jusque là le droit anglo saxon.

On peut entrevoir l'importance et la signification de cette mutation à partir d'un exemple simple: un contrat de vente d'automobile. A l'origine si un fabriquant se limitait à prendre l'engagement de remplacer les pièces défectueuses, l'acheteur n'avait aucune chance de gagner un procès contre lui en l'accusant d'avoir commis une erreur dans la fabrication ou dans la conception de la voiture en question. Peu à peu, sous l'influence des juges les plus éminents, que Peter Huber a appelé les Founders, on présuma que le fabricant avaient des obligations par delà celles qui étaient explicitement reconnues dans un contrat librement acceptés par les deux parties.

"Avec une détermination et une confiance en eux-mêmes des plus remarquables, avec une foi et un prosélytisme inébranlables, les Founders ont entrepris de créer un nouveau corps de textes sacrés et de formules catéchistiques en vue du schisme et de la réforme juridiques qu'ils avaient à l'esprit. Le coût social des accidents est élevé, rappelèrent-ils, et la loi doit encourager la prévention des accidents par les moyens les plus économiques. A cette fin, il faut attribuer la responsabilité non plus à la personne qui est en faute, au sens traditionnel de ce terme, mais à celle qui aurait été en mesure de prévenir l'accident au moindre coût." (p.27)

La contre-productivité d'un sytème

On espérait ainsi faire d'une pierre deux coups: dédommager la victime et accroître la sécurité générale. Dans quelle mesure a-t-on atteint ce but? Le débat sur cette question reste ouvert. On sait toutefois que dans cette aventure, les avocats retiennent plus de 50% des sommes versées en indemnités. Par suite il est un type d'analyse qu'on ne peut plus esquiver: l'analyse du rapport coût bénéfice dans les moyens utilisés pour obtenir le progrès social.

Dans le domaine de la santé, de nombreux auteurs, au premier rang desquels Ivan Illich, ont attiré l'attention d'un large public sur le fait qu'à partir d'un certain seuil les investissements accrus ne provoquaient pas d'accroissement comparable de l'espérance de vie.

La découverte des maladies iatrogènes, c'est-à-dire causées par la médecine, a même permis à ces auteurs d'affirmer que certains investissements nouveaux pouvaient être carrément contre-productifs.

Là où le droit est devenu un instrument de progrès social, comme c'est le cas aux États-Unis, la question qui se pose est la suivante: la part des ressources qui, dans ce processus, va aux professionnels du droit et à la bureaucratie juridique dans son ensemble n'est-elle pas démesurée par rapport à celle qui va aux victimes et qui contribue à accroître la sécurité générale?

Plus de cohérence

Il en est en tout cas, résulté, note Peter Huber, une taxe invisible de plus en plus onéreuse qui frappe les casques protecteurs, les billets de ski, les polices d'assurances, les chambres d'hôtel, les voitures, les médicaments etc. Cette taxe atteint dans certains cas des proportions telles qu'elles condamnent des industries complètes à la fermeture. C'est ainsi que la compagnie Cessna a cessé de fabriquer des petits avions et bien entendu les pièces qui pouvaient servir à réparer les vieux. Si bien qu'il y a de plus en plus de vieux Cessna dangereux en circulation. Etrange aboutissement d'une opération qui avait pour but initial de protéger le public. Notons aussi que dans de nombreux secteurs la même stratégie nuit à l'innovation.

L'État providence réhabilité!

On est en tenté d'en conclure que les États interventionnistes opèrent la redistribution des richesses de façon plus efficace, et donc plus juste, mais là encore tout n'est pas aussi rose que certains veulent bien le croire.

Les économistes néo-libéraux ont fait l'analyse de la contre-productivité des bureaucraties étatiques et para-étatiques. Chacun d'entre nous sait désormais que sur chaque dollar qu'il paie en impôt pour le progrès social, une part considérable, pouvant elle aussi atteindre 50%, est retenu par les intermédiaires.

Et n'oublions pas que les litiges sont nombreux là aussi. A la Société canadienne des postes, dont l'inefficacité est légendaire, il y a deux griefs en souffrance pour chaque employé. Voici l'opinion de Jacques Grand'Maison sur cette question:

"Déjà un monde effarant et coûteux d'intermédiaires, de contrôleurs, d'agents juridiques, de médiateurs, d'arbitres, de consultants, de "relationnistes", d'enquêteurs, etc., raffine à qui mieux mieux le processus de transactions sociales et de résolution des conflits, au grand dam d'une maturité politique où les citoyens, et plus précisément les parties concernées, apprennent à résoudre leurs propres problèmes.

Il faut ajouter à cela les médiations structurelles; d'où une bureaucratisation de plus en plus adipeuse et opaque. On ne saurait laisser ce problème uniquement dans les mains des professionnels-intermédiaires qui ont tout intérêt à renforcer cet état de chose propice à leur statut et à leur prestige."

La leçon socialiste

Nulle part le projet du progrès social obtenu par la loi et l'État plutôt que par la transformation intérieure des êtres n'aura été poussé plus loin que dans les pays socialistes. C'est aussi là que la contre-productivité de cette méthode aura été établie de la façon la plus éclatante.

La conclusion générale qu'il faut tirer s'impose d'elle même: il ne faut pas trop miser sur la loi et les tribunaux pour remplacer la morale.

Cet appel indirect à un renouveau moral est cependant une solution bien lointaine à un problème qui se pose déjà d'une manière aigue.

Tout en restant dans la logique moderne où le droit se substitue à la morale, il y a une chose au moins à laquelle on pourrait veiller: que la substitution se fasse de façon aussi efficace que possible. Cela signifie qu'il faudrait analyser l'appareil juridique sous l'angle de son efficacité.

Considérons à ce propos l'exemple du Québec. Nous avons des lois sociales nombreuses et généreuses. Nous avons toutefois voulu, au moment même où nous adoptions les lois sociales, accorder le maximum de recours aux individus. Chaque citoyen pouvait ainsi entretenir l'espoir de gagner sur les deux tableaux: en tant que partie à une convention collective comportant des avantages sociaux et tant qu'individu menacé par la bureaucratie chargée d'administrer ces avantages sociaux.

Il en est résulté non seulement une multiplication des tribunaux administratifs, mais à l'intérieur de ces derniers des procédures rendant le traitement de chaque cas de plus en plus complexe. Résultat, à la CALP (Commission d'appel pour les lésions professionnelles),le plus important de nos tribunaux administratifs, il y a actuellement huit mille dossiers en souffrance.

Nous nous trouvons dans cette situation absurde où une forme de droit (au service des individus) en rend une autre inopérante, celle qui est au service des groupes sociaux.

Et malgré tout cela, il semble bien que le premier souci des professionnels du droit n'est pas d'accroître l'efficacité du système de justice, mais de s'assurer que des investissements nouveaux permettront à une plus grand nombre de citoyens d'y accéder.

La droiture du droit

Le bon sens voudrait plutôt qu'on intervienne d'abord au plus haut niveau politique pour rendre le système plus cohérent en apportant des réponses elles-mêmes cohérentes à des questions fondamentales comme celle-ci: jusqu'où doit-on pousser le respect des droits individuels dans le cadre de l'applications de lois sociales?

Cette question en soulève une autre: celle de l'autorité. Le respect des droits individuels, des droits des enfants par exemple, impliquent souvent qu'on donne aux titulaires des droits des armes puissantes contre une autorité qui, elle, dans la famille, dans l'école ou dans la cité, est déjà réduite à l'impuissance par une multitude d'autres facteurs. Jusqu'où peut-on descendre sur cette pente? Comment éviter que les litiges ne se multiplient entre des citoyens devenus à la fois égaux et tout puissants devant une autorité qui n'assument plus ses responsabilités?

Le bon sens voudrait aussi que la discipline soit de rigueur dans les professions juridiques. Mille indices nous montrent que les avocats par exemple peuvent à peu près tout se permettre impunément: depuis la manipulation des médias pour faire du chantage, jusqu'à un manque de ponctualité manifestement destiné à faire durer les procédures; depuis les démarches inutiles, dans le cas de l'aide juridique en pratique privée, jusqu'au travail au pourcentage, dans un domaine, comme celui du divorce, où rien ne le justifie. (Il y a des cas où un justiciable est obligé de payer à son avocat 20 ou 30% de la valeur des immeubles qu'il n'a pas été obligé de céder au conjoint dans une affaire de divorce.)

Telle institution publique, université ou hôpital, ou telle entreprise privée a pour stratégie de défendre des intérêts en faisant durer les procédures légales le plus longtemps possible. En arbitrage par exemple les avocats se prêtent à ce jeu en exigeant l'annulation d'une audience ou en faisant comparaître des témoins qui n'ont aucun fait nouveau à révéler. Assez souvent dans les cas de ce genre, les trois acteurs, les deux avocats et l'arbitre sont rémunérés à l'heure. Ne serait-il pas possible de prévenir les conflits d'intérêts de ce genre, voire même d'introduire des incitatifs tels que tout se déroulerait plus vite?


Pour des raisons que nous avons déjà indiquées cette question est extrêmement complexe. Il y a des cas où les avocats sont obligés en conscience de recourir à des mesures dilatoires: pour éviter, par exemple, d'être entendu par un juge incompétent ou partial, qui risque fort d'être injuste à l'égard de leur client. Le juge en chef Antonio Lamer rappelait aux avocats qu'ils avaient le devoir d'éviter les juges incompétents?

Servirait-on la justice en empêchant les avocats de suivre les Conseils du Juge en chef sous prétexte de les contraindre à une plus grande discipline? Et qui les contraindrait? Le Barreau, lequel, bon an mal an, répète qu'il assume ses responsabilités de façon exemplaire? Et qui, le cas échéant, ramènerait le Barreau à l'ordre et partant à la justice: un parlement qui compte un fort pourcentage d'avocats?

Il faut aussi éviter un surcroît de bureaucratisation dont les effets négatifs sont prévisibles.

Quand on veut rétablir la discipline dans un groupe donné, sans soumettre le groupe en question à des contrôles tracassiers, il ne reste guère qu'une solution: l'appel au médias.

Nous proposons donc qu'on prenne les mesures appropriées pour que les médias, de concert avec les autorités gouvernementales et si possible avec les corporations professionnelles, entourent les manquements insignes à la discipline d'une publicité qui soit à la hauteur des enjeux.

Il va de soi que l'élimination de tout critère politique dans le choix des juges serait une excellente mesure préventive.


Il va de soi aussi qu'après avoir été modifiée de façon à ce que les représentants du public ait plus de poids dans les corporations, la loi des professions soit appliquée d'une façon telle que les personnes désignées pour représenter le public soit en mesure d'accomplir cette tâche efficacement.

La pyramide de la justice

"Découragez le litige. Autant que vous le pourrez, persuadez vos voisins d'accepter un compromis... En tant que pacificateur, l'avocat a plus de chances d'être un homme bon. Il aura toujours assez de travail pour lui".

Abraham Lincoln, dans un cours de droit.

Dans la première partie de ce document, nous avons soutenu qu'il conviendrait, pour bien administrer la justice, de s'inspirer d'un modèle simple que nous avons présenté sous forme de pyramide.


Ce tableau, avons-nous dit, suggère la proposition générale suivante: qu'à défaut d'avoir été empêché d'éclater par la vertu des citoyens, le litige soit, autant que possible, réglé spontanément par la société; que dans les situations où, malgré tout, le risque de litige est grand on ait recours à un spécialiste du droit préventif, c'est-à-dire soit un notaire qui par son statut d'officier public est en réalité un juge avant le fait, soit à un avocat qui se donne comme but de jouer un rôle semblable à celui du notaire.

Si le litige éclate malgré toutes ces précautions, il faut d'abord tenter de le résoudre par des procédés qui tout en garantissant le maximum de justice sont plus légers et plus doux que le recours aux tribunaux: ces procédés sont dans l'ordre la conciliation, la médiation et l'arbitrage. Les règlements à l'amiable viennent en dernier lieu parce c'est le procédé qui offre le moins de garanties contre le recours à la force.

Ne se rendraient dans ces conditions jusqu'aux tribunaux que des litiges qu'il aurait été absolument impossible de régler autrement et qui, autant que possible auraient une valeur exemplaire.

Sur l'élévation morale et sur la qualité du tissu social qui empêcheront le litige d'éclater nous devons ici nous limiter à répéter qu'à défaut d'un tel remède, qui paraît vague et lointain, toutes les solutions à première vue plus précises et plus concrètes s'avéreront vite décevantes.

Cela ne signifie pas qu'il faille renoncer à tout effort de redressement. Cela signifie plutôt que les nécessaires efforts seront d'autant plus fructueux qu'ils s'accompagneront d'un renouveau moral.

A propos de ce que nous appelons ici l'autorégulation ou la justice spontanée, il convient d'abord de rappeler que si elle est impossible dans les sociétés riches, elle n'en est pas pour autant un signe de barbarie. On peut fort bien soutenir que la justice spontanée est le signe d'une forme achevée de civilisation, tandis que la justice institutionnalisée serait plutôt la marque d'une civilisation à ce point occupée par la production et la consommation de biens que les citoyens n'ont pas de temps à consacrer à l'essentiel de la vie dans une cité: l'harmonie sociale.

C'est la thèse que l'écrivain mexicain Gustavo Esteva a soutenue lors du symposium le droit en question organisé en 1990 par l'Agora en collaboration avec la Chambre des notaires du Québec. Pour l'illustrer sa thèse, monsieur Esteva a donné l'exemple suivant. La scène se passe dans le quartier populaire de Tepito, à Mexico. Des parlementaires étrangères en visite dans le quartier apprennent qu'un grave crime vient tout juste d'être commis : un homme d'âge mur a violé une adolescente.
Hauts cris des distinguées visiteuses qui réclament un châtiment exemplaire par les tribunaux. Mais il n'y a pas de tribunaux à Tepito. La punition est spontanée. Au café, et dans les réunions publiques, le vide se crée autour du coupable. Chacun prend ses distances par rapport à lui. On ne voit toutefois pas l'utilité de le rejeter de la communauté pour qu'il soit emprisonné à l'extérieur et devienne un cas de psychiatrie. Mis à part sa passion pour les trop jeunes filles, c'est un citoyen remarquable. Dans les corvées, il est toujours le plus efficace. Le temps passe. Une jeune fille accepte de l'épouser. Dans ces conditions, la victime et sa mère acceptent de faire la paix avec lui.

Comment traiter de cette justice spontanée sans évoquer celle des Amérindiens ? « Pour maintenir l'ordre social, écrivent Robert Vachon et N'Tsukw, l'autochtone ne procède pas par acte législatif, décision judiciaire, coercition et sanction physique, mais par la coutume et la persuasion du groupe. Le processus judiciaire lui-même est conçu plus en fonction du rétablissement de l'ordre naturel que du châtiment éventuel du coupable. Ce n'est pas un jugement formalisé avec tribunal, jugement effectif, condamnation, mais un jugement non formalisé de l'opinion publique.»

Il est évidemment impossible de récréer artificiellement un tissu social qui rendrait une telle autorégulation possible dans une société riche. Cela ne justifie toutefois pas qu'on interdise l'autorégulation là où l'état des moeurs la rend encore possible. Cela surtout n'enlève rien au mérite de ceux qui, ayant compris les dangers de l'institutionnalisation se donnent pour mission de veiller sur les racines de la sociabilité traditionnelle aussi bien que sur les nouvelles pousses.

Par un recours intelligent de l'histoire des mentalités, de même que par une intervention sociale fine on peut parvenir à repérer les formes saines de sociabilité et créer les conditions d'une intervention fine qui aurait pour effet soit de prévenir les litiges, soit de favoriser un règlement à la fois plus rapide, plus humain et plus juste.

De nombreux auteurs se sont consacrés à cette tâche au cours des dernières décennies. Les troubles liés à l'administration de la justice dans les banlieues nouvelles de la région parisienne confèrent une étonnante actualité à l'étude que les sociologues Philippe Meyer et Hubert Lafont publiaient en 1979 sous le titre de la Justice en miettes. Une recherche sur le terrain a conduit Meyer et Lafont d'abord ans une ville française traditionnelle qu'ils ont appelée St-Terroir et ensuite dans une banlieue nouvelle qu'ils ont appelée Néopolis. De la comparaison entre les systèmes judiciaires de chacune des deux villes, ils ont tiré un plaidoyer éloquent en faveur de la justice légère.

À Saint-Terroir, les citoyens sont des disciples de monsieur Jourdain : ils font de la justice sans le savoir. Le système judiciaire est servi efficacement par le libre jeu des rapports humains et institutionnels. Tantôt, c'est un curé qui interviendra pour soustraire un de ses paroissiens au circuit judiciaire, tantôt, c'est un fermier qui obtiendra la clémence pour un voisin qui a provoqué chez lui un accident en conduisant son tracteur en état d'ivresse. « Ces interférences, notent les auteurs, se produisent d'ailleurs souvent à la demande du tribunal qui fait ainsi fonctionner ce vaste réseau institutionnel comme un réseau d'experts officieux, d'informateurs hors procédure et d'auxiliaires parallèles de la justice. »
Les avocats et les magistrats sont également unis par les liens solides auxquels ils sacrifieront volontiers la pureté technique. Les experts et les auxiliaires sont peu nombreux et ils sont priés de s'en tenir à la présentation des faits, l'interprétation et le jugement étant laissés au juge et à son réseau informel. Les avocats ne sont pas spécialisés.
Aujourd'hui, paradoxalement, on appelle humaine une justice consistant à recourir à un expert pour limiter la responsabilité du justiciable, c'est-à-dire sa dignité, c'est-à-dire son humanité. À Saint-Terroir, le réseau informel permet de surmonter cette difficulté : il est possible d'être souple et indulgent sans remettre en cause le principe de la responsabilité. Les circonstances atténuantes sont vraiment considérées comme des circonstances et non comme des composantes essentielles de l'acte. « Ce sont ainsi les conditions mêmes du travail qui incitent à la production d'une justice atechnigue, d'une justice dite de bon sens, d'une justice de paix qui ne tire pas sa légitimité de la crainte sacrée que procure son étrangeté mais tout au contraire de la facilité avec laquelle on la comprend parce qu'elle est essentiellement morale et qu'elle adhère à la réalité sociale de la juridiction (ce qui d'ailleurs n'empêcherait en rien de la trouver injuste ; elle ne saurait seulement être jamais absurde). »

Néopolis

Les auteurs se sont ensuite rendus à Néopolis pour y observer l'émergence d'un ordre judiciaire adapté aux grands dortoirs suburbains. À Néopolis, l'administration a préséance sur la justice, l'expert sur le juge, « si bien qu'on juge de moins en moins suivant la loi mais soit au nom de la logique sanitaire et sociale, soit au nom de la logique de la sécurité. »
Le réseau informel est remplacé par des auxiliaires de plus en plus nombreux et spécialisés. Ces derniers prennent le justiciable en charge dans le double but de le rééduquer et de le protéger contre la justice proprement dite. Il en résulte, à l'intérieur de l'appareil judiciaire, des tensions qui absorbent une part croissante de l'énergie des intéressés. Pour se protéger, les officiers supérieurs, qui ne se connaissent d'ailleurs pas entre eux, se réfugient dans la pureté technique.
« La norme dominante, le principal ferment de l'unité institutionnelle est l'orthodoxie technique... À la délocalisation correspond une profonde désocialisation des processus judiciaires, qui vient renforcer l'impression d'émiettement et de perte de sens... Il n'y a plus à la limite de juridiction (c'est-à-dire de population instituée juridiquement) mais une collection d'individus sans racines, sans sens, sans surface, du moins exprimés socialement et lisibles comme tels... Force est alors de se rabattre sur les avocats, les assistantes sociales, les enquêteurs sociaux, et les experts et autres auxiliaires de la justice. Eux seuls peuvent étoffer un peu les affaires et fournir ce contexte social dont on a besoin pour travailler. »
Le mal originel c'est, bien entendu, Néopolis elle-même. Les experts, les travailleurs sociaux et autres auxiliaires rendent donc des services nécessaires. Mais s'ils sont inoffensifs à première vue, ces services ne sont toutefois pas dénués d'ambiguïté. Il y a deux modèles concentrationnaires : le camp de travail et l'hôpital, de préférence psychiatrique. Si, en glissant sur sa pente naturelle, le policier peut transformer le monde en camp de travail, le travailleur social, en glissant sur la sienne, peut le transformer en hôpital psychiatrique. Les citoyens deviennent alors de présumés malades. « Ils sont institués en termes de maladies et de pathologie sociales dans un cadre où l'infraction se dissout pour n'être plus qu'un symptôme. »
De cette façon, les tentacules étatiques étendent humanitairement leur emprise sur la société. Par le biais non moins humanitaire de la professionnalisation et de la sécurité d'emploi, les auxiliaires deviennent des exécutants de plus en plus dociles. « De fait comme de droit, à l'univers du contrat et à sa mythologie, se substitue celui du règlement, et l'exécutif joue le rôle arbitral jadis dévolu au judiciaire... Cela tient évidemment au caractère de plus en plus dirigiste de notre société, où la notion de personne disparaît de plus en plus pour faire place à celle d'un travailleur, d'un contribuable, d'un assuré social, c'est-à-dire d'un individu soumis à des obligations particulières et titulaire de droits particuliers. »Ajoutant que le droit est une affaire trop importante pour être laissée aux juristes, les auteurs notent en conclusion « Dans le mouvement renaissant d'insurrection civile contre l'État, il ne faudra pas être surpris de voir, dans les années qui viennent, la résistance et la puissance mobilisatrice de vieux concepts idéalistes, le droit, la justice, 1a liberté. »

Le droit préventif

Les ouvrages comme celui de Meyer et Lafont et comme celui de Jacques Grand'Maison peuvent nous aider à définir un droit préventif lointain. Il existe un droit préventif plus immédiat: il suppose la connaissance des lois et il consiste pour l'essentiel à rédiger de bons contrats.

A ce propos on songe d'abord aux bons conseils que peuvent donner un notaire vraiment impartial ou un avocat qui a fait sienne la philosophie d'Abraham Lincoln.

Il faudrait plutôt, dans une première étape, rappeler aux citoyens que la justice est leur responsabilité et que c'est en quelque sorte un accident de l'histoire, regrettable à bien des égards, qui fait apparaître le recours à des professionnels comme inévitable.

A cette fin, il conviendrait d'adopter des mesures pour retarder le plus possible le moment où le cours à un professionnel s'imposera vraiment. En d'autres termes, entre le citoyen ignorant totalement la loi et les professionnels il conviendrait de créer une zone franche où les gens pourraient se rendre des services juridiques légers, tantôt bénévolement tantôt à des tarfis moins élevés que ceux des professionnels. Y a-t-il une meilleure façon de favoriser le développement d'une culture juridique qui, si l'on en juge par l'expérience du Japon, constitue la meilleure façon de prévenir les litiges.

Cet objectif s'ajuste parfaitement bien à la décentralisation, dont nous avons fait apparaître la nécessité dans la première partie de ce document. A titre expérimental d'abord, on pourrait créer dans chaque municipalité des centres d'entraide juridique qui pourraient très bien être animés par des bénévoles ou des personnes rémunérées symboliquement que l'on recruterait, par exemple, parmi les retraités ayant eu l'occasion dans leur carrière antérieure de se familiariser avec les aspects juridiques de la vie sociale.

Il existe déjà un service téléphonique d'information juridique. Jusqu'à ce jour ce service était limité à la région de Montréal. Le Centre de droit préventif, récemment créé sous l'égide de la Chambre des notaires du Québec de l'étendre à toutes les régions du Québec. C'est un pas dans la bonne direction. Si l'on veut qu'ils soient vivants et efficaces, il faudra que les centres d'entraide et d'information juridiques s'enracinent le plus près possible des citoyens ordinaires.

On peut présumer qu'il en résulterait un développement de la culture juridique tel que la clientèle des spécialistes du droit préventif s'accroîtrait. C'est la clientèle des spécialistes du litige qui pourrait diminuer un jour mais ne serait-ce pas là une chose heureuse?

Le jour, bien lointain, ne nous faisons aucune illusion, où la culture juridique aurait atteint un niveau plus élevé, il serait sans doute possible d'imiter les européens, les français en particulier, de donner aux contrats une force exécutoire dans un certain nombre de domaines où ils n'en ont aucune actuellement.Ce serait là une façon vraiment efficace de réduire le nombre des litiges.

On aura évidemment compris que le progrès du droit préventif suppose l'existence de professionnels du droit parfaitement intègres et donc capables de s'élever au-dessus des parties au point d'agir par rapport à elles comme un juge avant le fait.

Cette impartialité est la raison d'être de la profession notariale en pays latin. Il faut bien reconnaître que dans la seule région d'Amérique du Nord où ils existent, le Québec, les notaires auront de plus en plus de difficulté à résister à la tendance générale qui consiste à avoir comme premier objectif de faire des bonnes affaires. Quand on a de tels objectifs comment résister de défendre secrètement les intérêts d'un bon client dans des transactions où l'on devrait être au-dessus de la mêlée.

Et l'on revient par là à la question cruciale de l'état des moeurs dans une société donnée.

Faudrait-il que l'État rémunère généreusement, en leur donnant un statut analogue à celui du Juge, des officiers publics dont la responsabilité première serait de prévenir les litiges?

Les alternatives

Tout demeure possible en droit, dans la mesure ou les parties s'entendent sur une démarche. Si, dans une cause civile, les deux parties conviennent que des délais trop longs seraient préjudiciables à chacune d'elles, rien de les empêche de recourir aux services d'un troisième avocat qui agira comme arbitre. A l'heure actuelle ce sont là des pratiques courantes partout dans le monde, à Dakar comme à New-York, à Sydney comme à Montréal.
Dans certains cas, on aura recours à une conciliateur ou à un médiateur plutôt qu'à un arbitre qui remplira le rôle d'un juge. Que penser de ces solutions que nous désignerons par le terme générique de justice informelle. Il ne faut surtout pas croire qu'elles peuvent, comme par enchantement, régler les litiges de façon indolore tout en annulant leurs séquelles.

La justice informelle

Il existe à travers l'histoire des sociétés de très nombreux exemples de tribunaux informels (nous emploierons indistinctement les mots « informel », « alternatif », «parallèle », pour désigner les formes d'application de la justice situées en dehors des cadres traditionnels). On peut même observer dans certaines sociétés des périodes cycliques où la justice a oscillé entre le formalisme et le non-formalisme. Ici même au Québec, le formalisme en droit a succédé à la période faste des juges de paix. Depuis quelque années toutefois, il semble y avoir un retour vers des institutions moins formelles (Cour des petites créances, Régie du logement, tribunaux d'arbitrage, etc.).
La Chine, entre autres pays, a également connu ce phénomène. Les tribunaux informels florissaient à l'époque pré-révolutionnaire. Le confucianisme, qui prêche la conciliation, en était en grande partie responsable. L'arrivée de Mao au pouvoir a ouvert la porte à une ère de légalisme Mais devant les difficultés d'administrer la justice de façon uniforme sur un si grand territoire, les tribunaux alternatifs effectuèrent un retour en force vers la fin des années soixante.
Si la justice informelle a bien fonctionné à certaines épo ques et dans certaines conditions, l'histoire nous apprenc qu'il y a eu des cas moins heureux. Les Volkjustiz des an nées trente en Allemagne ont vite dégénéré en tribunaux sommaires. Richard L. Abel, dans The Politics of Infor mal Justice, nous rappelle le danger de ces glissements « Ietswaart, en particulier, montre que la frontière entre les notions libérales et socialistes de justice populaire et la réalité fasciste de justice sommaire est dangereusement perméable. » 6
Il s'agit toutefois ici de cas extrêmes qu'on ne retrouve que dans les régimes totalitaires. Qu'en est-il pour le Qué bec ? Peut-on et doit-on espérer voir proliférer les tribunaux parallèles ? Sont-ils la solution à nos problèmes d'administration de la justice ?
Il existe plusieurs endroits aujourd'hui où la justice alternative fonctionne bien. Mais ces expériences ont toujours lieu dans des pays sous-développés. Le Québec hélas ! ou heureusement n'est pas le Mexique, Montréal n'est pas le barrio de Tepito. Il est plus instructif pour nous d'étudier ce qui se fait chez nos voisins du Sud, où les tribunaux alternatifs se sont multipliés depuis la fin des années soixante-dix.

La justice informelle aux États-Unis

Le problème le plus immédiat que rencontrent les tribunaux informels aux États-unis est leur survie financière. Même si les juges et le personnel ne sont pas des professionnels, ils reçoivent quand même une certaine rémunération. Il faut également compter le coût de la location des lieux, l'électricité, le chauffage, etc. Plusieurs tribunaux parallèles ont dû fermer leurs portes à cause de difficultés financières. Les subventions gouvernementales sont difficiles à obtenir ; les organismes communautaires, dont sont issus la plupart de ces tribunaux, ne roulent pas sur l'or.
Les tribunaux informels qui réussissent à surmonter ces difficultés sont alors confrontés à des problèmes plus profonds. On sait que ces tribunaux sont créés dans le but de rendre la justice plus accessible, plus rapide, moins coûteuse. Ce difficile mandat est rarement rempli aux États-Unis.
Que ce soit pour la justice formelle ou informelle, le problème de l'accessibilité de la justice et de l'encombrement des tribunaux semble insoluble. Si la justice formelle était plus efficace, plus de gens y auraient recours, créant ainsi un autre encombrement. Le même phénomène s'est produit avec les tribunaux informels. Plus les gens ont su que ces tribunaux étaient rapides, plus ils y ont eu recours. Ces tribunaux se retrouvent à présent avec plus de cas qu'ils peuvent en absorber.
Si la justice informelle est aussi lente que la conventionnelle, on peut se consoler en pensant qu'elle coûte moins cher. Rien n'est moins sûr selon Abel : « Les processus informels semblent moins coûteux que les processus formels, étant donné que les coûts des institutions légales sont largement attribuables au personnel et que les institutions informelles remplacent des haut-salariés professionnels par des non juristes ou par des para-professionnels volontaires ou moins bien payés. On semble ainsi alléger la crise fiscale de l'État. Pourtant ce résultat est discutable. Premièrement, le fait que les processus informels soient peu coûteux permet une énorme expansion de l'appareil de médiation et de contrôle. Deuxièmement, même si le coût de chaque individu faisant partie du personnel est plus bas, l'ensemble du personnel lui-même peut s'accroître et chacun des membres doit consacrer plus de temps à chaque cas. » 7
Christine Harrington, en parlant des Neighborhood Justice Centers (NJC), abonde dans le même sens : « Même si au début le Département américain de la justice fit des efforts pour promouvoir les NJC en tant que programmes rentables [...], il est clair qu'ils ne coûtent pas moins cher que les tribunaux si on les compare en termes de coûts par cas. » 8
La justice parallèle doit éviter un autre écueil : les tribunaux informels deviennent souvent aussi formels que les autres. Abel nous rappelle qu'il existe des professionnels de l'informel ! « Les membres du personnel professionnel des institutions informelles cherchent parfois à rehausser leur statut et leur autorité en adoptant les pièges du formalisme : l'habillement et le vocabulaire, les procédures, le pouvoir, etc. » 9

La méfiance de la population

Il existe en outre une certaine méfiance dans la population à l'égard de la justice informelle. Il faut, dans ce cas, que les deux parties en cause acceptent d'avoir recours à un tribunal alternatif. Or, comme chacune des parties est convaincue d'avoir raison, l'une et l'autre vont souvent préférer se présenter devant une cour conventionnelle:
« ...même si les demandeurs veulent des services juridiques peu coûteux et rapides, la justice est peut-être plus importante pour eux que la rapidité et ils peuvent être prêts à en payer le prix. Finalement, tout porte à croire que les gens préfèrent l'autorité à l'absence de formalisme : ils veulent la sanction de l'État pour être rétablis dans des droits qu'ils croient posséder, et non pas un compromis qui prétend restaurer une paix sociale qui n'a jamais existé. » 10
Comme les tribunaux alternatifs sont souvent centrés sur la médiation et la conciliation, il est absolument nécessaire dans ce cas que les parties en présence soient de forces égales. Sinon, la plus faible aura tendance à recourir aux tribunaux formels : « Quand les parties sont de force inégale, celle qui a le droit de son côté préfère faire appel à l'autorité formelle ; elle recherche l'application des droits plutôt que la conciliation. » 11
La conciliation peut mener à des abus, comme te montre Mark Lazerson au sujet des Housing Courts de New York où les locataires ne sont pas de taille par rapport aux propriétaires
« Un système légal qui encourage la conciliation entre propriétaires et locataires - deux parties très inégales - en coupant court aux droits de procédures du plus faible ne réussit qu'à amplifier cette inégalité. Les formalités de procédure reconnaissent cette inégalité et tentent de compenser en astreignant les deux parties aux mêmes normes. Si on retire le formalisme, les tribunaux se transforment en agences de recouvrement fonctionnant avec le sceau de l'état de New York. »

Même entre parties de forces égales, la médiation ne sera efficace que si les parties font preuve de bonne volonté. Or, plusieurs tribunaux parallèles imposent aux parties la médiation avant de pouvoir comparaître. Si une des par-ties ne se montre pas raisonnable, le processus de média-tion ne fera alors qu'allonger les délais avant que justice soit rendue.
Plusieurs personnes qui ont eu recours à la justice alterna-tive n'ont pas eu l'impression que justice avait été rendue. Dans certains programmes, ce taux d'insatisfaction se chiffrait parfois à près de 50 %. La recherche absolue d'un compromis par certains de ces tribunaux en est une des causes. Les gens ne sont pas habitués, dans une situa-tion conflictuelle, à mettre de l'eau dans leur vin. Ils veu-lent avoir raison. Ce n'est pas ce que leur offre la justice informelle.

Et pourtant, c'est la solution

Le tableau que nous venons de dresser de la justice informelle est plutôt sombre. L'époque des juges de paix dans les petites communautés est révolue et les expériences contemporaines sont loin d'être concluantes. La justice formelle est inefficace et la justice informelle n'a pas ap-porté de solution satisfaisante. Que faire ?
Après en avoir relevé toutes les contradictions, Richard Abel fait l'éloge de la justice informelle
« [...] elle exprime des valeurs qui suscitent une adhésion méritée :l'harmonie plutôt que le conflit ; des mécanismes accessibles au grand nombre plutôt que des privilèges offerts à quelques-uns. Elle fonctionne rapidement et à bon compte ; elle permet à tous les citoyens de partici-per aux prises de décisions plutôt que de limiter l'autorité aux professionnels ; elle est conviviale plutôt qu'ésotéri-que ; son but est de rendre toute la réalité de la justice à des gens qui autrement en seraient réduits à se satisfaire d'une justice de pure forme. »

Le tribunal

Au sommet de la pyramide de la justice, il y a le tribunal et les juges. A propos de ces derniers, nous avons déjà, après tant d'autres, préconisé un redressement consistant à réduire le plus possible l'importance des critères politiques dans le processus de nomination.

Ne faudrait-il pas aussi souhaiter que des juges de plus en plus compétents aient de plus en plus de temps à consacrer à des causes exemplaires. Les jugements qu'ils rendraient alors pourraient, à la base du système, devenir une source d'inspiration pour les spécialistes du droit préventif.

C'est seulement de cette façon que l'on peut espérer inverser la tendance actuelle où le tribunal est perçu comme la base de la pyramide alors qu'il devrait en être le sommet.

1-Grand'Maison, Jacques. De quel droit, Montréal, Leméac, 1980, p.50.

7 Id., « Introduction », dans The Politics of informal Justice. Vol. 1. The American Experience sous la direction de Richard L. ABEL, New York, Academic Press Inc., 1982, p. 5.
8 HARRINGTON, Christine B., « Delegalization Reform Movements : A Historical Analysis », dans ibid., p. 62.
9 ABEL, Richard L.,,« Introduction », dans ibid., p. 5.
10 Ibid., p. 8. 61 ABEL, Richard L., « Introduction », dans op. cit., p. 5.

 

 

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