Le Havre-au-Ber

Marie-Victorin
Sur deux ensorcellantes Îles-la-Madeleine: le Havre-au-Ber et l'Étang-du-nord. Voir Croquis laurentiens, texte intégral.
D’énormes émeraudes de conte oriental, serties dans des rubis et reliées entre elles par des chaînes d'or, un archipel égéen jeté là pour animer l'effrayante solitude du Golfe, telles me sont apparues, dés le premier jour, les Iles de la Madeleine, et telle est l'opulente image qu'elles ont laissée dans mon souvenir. Il paraît bien que l'illustre saintongeais, contemplant les Iles de quelque hauteur, a vibré de la même émotion et développé en son esprit les mêmes images puisqu'il épingla à l'archipel ce délicieux nom, Les Ramées, malheureusement tombé dans l'oubli.
Des falaises d'un rouge lumineux, des collines d'un vert intense, arrondies et bombées comme des poitrines, d'immenses lagunes tranquilles et ensablées, des horizons d'eau et de sable, tels sont les éléments groupés et combinés de toutes les manières possibles, pour réaliser ce prestigieux concert de lignes et de couleurs qui nous prend l'âme toute, nous retient sans que nous sachions pourquoi, et nous fait dire quand le vapeur borgote pour la dernière fois: Déjà!
Le voyageur n'a pas le choix des moyens pour aborder aux Iles. Traversant les provinces maritimes, il prend à Pictou un petit paquebot qui, escale faite à Souris, parait en vue des Iles après quelque douze heures de navigation. Dès Pictou on peut pressentir les Madelinots qui y forment une petite colonie ayant son centre à l'Hôtel Royal. C'est déjà plaisir d'entendre les premières sonorités du dialecte acadien, de voir des enfants plein les escaliers et de manger le cake préparé par Marie, une plantureuse Madelinote qui, ayant marié en secondes noces le garçon à Ben Eloquin, s'en est venue chercher fortune sur la grand'terre, où elle s'arroge une sorte de maternité générale sur tout ce qui sort des Iles ou y entre.
Le quai où s'amarre le Lady Evelyn ne ressemble pas aux autres de Pictou, car les claires syllabes françaises voltigent au-dessus des barils de maquereau et des boîtes de homard. Aux heures de départ, les baisers claquent sur les joues vermeilles, et les bonjours multipliés font au navire, sur la baie, un bout de conduite. Pendant la nuit, le bateau fait escale à Souris puis, prenant sa course vers le nord, il contourne, en tanguant follement, la Pointe-de-l'Est de la province insulaire pendant que les voyageurs sans cabine - et ils sont le nombre - assis sur les marches de l'escalier, font d'amères réflexions sur l'instabilité du... cœur humain!
Vers sept ou huit heures du matin, l'on aperçoit à tribord le premier rubis du Golfe: l'Ile-d'Entrée, haute, couverte de mamelons arrondis et verdoyants, murée d'abruptes falaises de grès rouge. On nous dit qu'elle n'est habitée que par des Anglais. Le bateau ne s'y arrête pas; il la côtoie pour contourner la longue barre de sable nu qui prolonge le bassin du Havre-au-Ber, port d'attache du Lady Evelyn.
L'Ile du Havre-au-Ber - que les Anglais persistent à appeler Amherst - est le centre administratif des Iles de la Madeleine. Le long croissant de la dune y dessine le plus magnifique et le plus sûr havre de pêche. On y trouve d'ailleurs tout ce qui fait la gloire des pays civilisés, depuis les négociants, la banque et les médecins, jusqu'à une prison et un geôlier. Disons tout de suite cependant, pour ne pas avoir à y revenir, que le pays étant exempt d'avocats ne compte pas de criminels, que les princes de la chicane - comme les bancs de harengs - n'y font que passer durant la saison d'été, et que le paternel greffier, suivant une ancienne tradition, a bien soin d'accorder les parties en difficulté avant cette invasion périodique. Il en résulte que, s'il y a prison, il n'y a pas de prisonniers, ce qui permet au geôlier de se consacrer au service des autels - service auxiliaire s'entend - de chanter au lutrin, de faire sonner l'enclume et de pêcher comme tout le monde.
Au débarquer, on laisse à gauche un petit cap gris où de vieilles dames tiennent une pension, et l'on se trouve dans le plus pittoresque des villages de pêcheurs: cabanes à poisson minuscules et toutes pareilles - que l'on appelle ici salines, - claies de séchage où cuit au soleil le ventre ouvert des morues, vitrines de magasins bourrées de faïences et de verreries à filets d'or, et partout, dans tous les coins libres, des montagnes de quarts à maquereau.
Laissant derrière soi ces choses nouvelles que l'on se propose de revenir considérer en détail, l'on grimpe tout de suite le coteau où se disséminent les maisons des notables et les bureaux administratifs. Plus loin, la blancheur de l'église se détache sur les formes mamillaires de la Grande Demoiselle. Les Demoiselles sont deux collines hémisphériques arrondies comme au compas, couvertes d'une herbe rase comme velours, et terminées à pic sur le bord de la mer qui les ronge. Cette particularité des Iles de la Madeleine a son explication dans la structure géologique de l'archipel, reste insignifiant d'une terre disparue, qui unissait Terre-Neuve, la Gaspésie, la Nouvelle-Écosse et l'Ile-du-Prince-Édouard, terre de grès rouges ou gris, parsemée de masses de gypse blanc comme neige, et dont l'affaissement a formé le Golfe Saint-Laurent. Ces remarquables profils mamillaires, que l'on rencontre sur presque toutes les Iles et auxquels les géologues étendent le nom des Demoiselles du Havre-au-Ber, sont dus au soulèvement volcanique des grès superficiels. La dent de la mer, jamais en repos, gruge les rochers, entame les demoiselles, dont certaines, au bord des eaux, semblent tranchées d'un coup, par la hache d'un titan.
Pour l'homme - être d'un matin et d'un soir - la nature semble en état d'équilibre, mais les forces aveugles et fatales qui ont détruit cette vaste terre et fait crouler ces montagnes, sont là, à l’œuvre comme au premier des jours, et, grain de sable après grain de sable, n'enseveliront-elles pas toutes ces îles sous le vaste linceul de l'océan?
...Cependant, la mer qui démolit ici, reconstruit là. À mesure que les siècles liment les falaises, dissolvent le gypse blanc et broient le grès rouge des échoueries, de longues dunes se forment, s'allongent, galopent vers le large, comblent les havres et ferment les baies. En ce sens qu'elles tendent à devenir un vaste banc de sable, éternel hochet des courants de la mer, les Iles de la Madeleine sont vouées irrémédiablement à la destruction totale. Mais ce sont là préoccupations de géologues - curieuses gens qui oublient toujours que le sort des fossiles les attend demain - et cette échéance est si éloignée que les Madelinots peuvent dormir en paix sous l'édredon de leur bonne conscience et de leur bonheur.
De la véranda du presbytère, où la plus cordiale hospitalité acadienne nous accueille, la vue est vraiment magnifique. Devant nous, sur la verdure des gazons, les petites maisons s'éparpillent, toutes semblables, vêtues de bardeaux sur toutes les faces, et coiffées d'un toit à pic. Au loin flambe l'ocre de la pension Shea, joli chalet posé en plein vent sur la grisaille d'un cap que prolongent, presque au niveau de l'eau, le quai et son petit phare. Et puis la mer, la vaste mer! Et puis, barrant la nappe bleu turquoise d'un trait hardi, l'immense banc de sable couleur de chair, tendu comme un bras, vers les lointains de l'Atlantique! Voici le lac stagnant du havre, et le lit d'algues filamenteuses où dorment pour le moment d'un sommeil bercé, les fins bateaux de pêche dont chaque mât dessine sur l'eau calme, un trait tremblant. Au fond, tout au fond, l'Ile-d'Entrée avec sa troupe de demoiselles folâtres qui grimpent les unes sur les autres à l'escalade du ciel bleu. Plus près de nous, à notre gauche, et nous cachant la mer de ce côté, l'authentique Demoiselle du Havre-au-Ber avec ses flancs striés de raies parallèles - les sentiers des vaches - et tout en haut, le vieux mât penché, appariteur traditionnel des légions voyageuses du hareng.
Suivant les heures du jour et les caprices du mirage, le paysage change, s'élargit ou se condense. Tantôt l'Ile-d'Entrée paraît énorme et prochaine, tantôt elle se voile et se retire dans un mystérieux lointain. Et quand la nuit, venant sur les eaux, menace de l'étreindre toute, brusquement, sur les hauteurs, jaillit un faisceau lumineux qui, silencieusement, fouille les ténèbres.
L'Ile du Havre-au-Ber est étranglée par le milieu, et les deux lobes qui en résultent forment deux paroisses distinctes: le Havre et le Bassin. Bien qu'éloignés de trois à quatre milles du port, les Bassiniers sont plus nombreux que les gens du Havre. La promenade en voiture à travers l'Ile ne manque pas de charme, à cause surtout de l'irrégularité des côtes et de la division des terres. Inconnue ici, la monotone succession des clôtures de perches, courant parallèlement vers un horizon rectiligne! Les premiers Acadiens qui, fuyant le fair play britannique, débarquèrent sur les rivages des Iles, s'y taillèrent des domaines limités seulement par leur fantaisie et la nature du terrain. Les divisions successives, en morcelant la terre à l'infini, accentuèrent cette irrégularité si bien, qu'aujourd'hui, les petites maisons blanches sont éparpillées sans ordre apparent comme une volée de goélands au repos sur une plage.
Ai-je dit que, au cours du temps, et pour les besoins du chauffage et de la pêche, les Iles ont été quasi complètement déboisées et que, faute de bois, les Madelinots brûlent tous le charbon de Pictou? À l'est du Bassin cependant, il y a la Montagne, une très modeste montagne encore couverte d'une très modeste forêt. Au delà, passé l'ancienne dune fixée par les épinettes et les lauriers, se déploie le Havre-aux-Basques, formé par l'île du Havre-au-Ber, l'île de l'Étang-du-Nord et deux longues dunes - un grand havre aujourd'hui presque entièrement ensablé, où s'attachent des souvenirs qui sont quasi de la préhistoire. Québec n'était pas encore que déjà de hardis corsaires de Saint-Malo et des Basques de Saint-Jean-de-Luz y faisaient de fabuleuses chasses de morses et de phoques. Nous savons aussi que dès avant 1600; les aventuriers anglais Drake, Leigh et Wyet étaient chassés à coups de canon par deux cents français et sauvages campés au Havre-aux-Basques.
Je ne crois pas qu'il me soit possible d'oublier jamais le spectacle qui frappa mes yeux lorsque, vers six heures du soir, notre jeune conducteur, ayant stimulé sa bête pour lui faire franchir un bourrelet de sable mou, nous arrêta sur la plage presque sans limites du Havre-aux-Basques. Le jour avait été superbe, lumineux et sans brume, et le soleil descendait lentement derrière l'Étang-du-Nord. La marée était basse. Devant nous l'immense plaine de sable humide, ridée par les courants de la mer en retraite, présentait aux fulgurations de la lumière mourante une alternance infinie d'étroits lisérés de sable d'or et d'argent liquide. Loin, très loin, minuscules dans l'étendue, se silhouettaient, immobiles, les petites charrettes des pêcheurs de coques. Le mirage doublait, haussait ces profils dispersés jusqu'à en faire, dans le grand calme vespéral, des méhara agenouillés pour laisser les chameliers arabes tourner leurs yeux priants vers une Mecque invisible. Si vaste était le tableau, si impressionnant le silence, que nous demeurions là, sans rien dire, subissant avec délices cet enivrant travail de conception par quoi la nature engendre en nous l'émotion esthétique.
...Le crissement du sable derrière nous vient rompre le charme - mais pour l'accentuer. Débouchant des taillis de vernes et de lauriers par le chemin qui nous a amenés nous-mêmes, une vache enjuguée, tirant une petite charrette madelinote, passe près de nous. Dans la caisse de la voiture, une vieille en coiffe noire se serre près d'une fillette qui tient le pêche-coques, sorte de trident formé d'un fer à cheval lié à une petite pique, avec quoi on fouille la plage pour atteindre les précieux mollusques. À l'arrière, un baquet recouvert d'un morceau de jute. Au pas somnolent de la vache, le pittoresque équipage s'éloigne sur l'immense platin laissant sur le sable mouillé deux raies sinueuses qui s'en vont, conconrantes, vers l'orbe du soleil couchant.
Ô peintres de mon pays! Jusques à quand tâcherez-vous à barbouiller de chic, de vos pinceaux barbares, le château de Chilon ou les eaux perses où se mire le Rialto? Ramassez vite tubes, palette et pincelier, roulez vos toiles et venez ici déployer vos pliants parmi les seigles sauvages et les fleurs pourpres des pois de mer: il n'est marine hollandaise qui vaille les Pêcheurs de coques du Havre-aux-Basques.
Je n'ignore pas que les gros bonnets du Havre-au-Ber n'aiment guère que les étrangers voient les femmes lever les coques. Ils essaient surtout de cacher cette curiosité à ceux qui ont la dangereuse manie de noircir du papier. Je sais qu'ils m'en voudront pour avoir écrit la page qui précède... en quoi ils ont tort, pour de très nombreuses raisons. Y a-t-il rien de plus naturel, et de plus touchant aussi, que cette collaboration étroite et nécessaire de l'homme et de sa compagne au rude travail de la mer?...
Épouses dévouées, mères courageuses et admirables, c'est parce que vous êtes cela, et rien que cela, que vous vous faites au besoin pêcheuses de coques, et sans réclamer le droit de voter, vous avez su, dès longtemps, exercer celui d'être vaillantes et utiles! N'ayez pas honte de ce qui est noblesse! Penchez-vous courageusement sur le sable du Havre-aux-Basques! Que si vous rougissez, que ce soit simplement parce que le grand vent de mer vous bat les joues et vous fait ce beau sang vermeil qu'on ne retrouve plus, une fois qu'on l'a perdu, et qui est encore la grande promesse d'avenir pour le peuple Acadien!...

L’ÉTANG-DU-NORD

Braves gens de l'Étang-du-Nord, de grâce, ne laissez pas appeler votre île Grindstone! Grindstone! Pourquoi pas, comme autrefois, Cap-aux--Meules?... Et ce mot ne désigne d'ailleurs que la pointe où touche le vapeur. Tant pis si la sonorité si française du véritable nom de l'Ile: Étang-du-Nord, malmène un peu les mâchoires britanniques!
L'Étang-du-Nord est la plus grande, la plus coquette et la mieux cultivée des Iles. Bien fournie, comme ses voisines, de demoiselles verdoyantes et dénudées, ses petits vallons ont cependant gardé un peu de bois, de modestes épinettes qui font plaisir à voir. Mais près des côtes, c'est toujours l'uniformité des prairies rases, le vert, le vert intense que vous avez vu ailleurs.
Il y a deux villages sur l' Etang-du-Nord: le Cap-aux-Meules qui groupe les marchands et les bureaux, et l'Étang-du-Nord proprement dit, gros bourg de pêcheurs, tirant son nom d'une lagune fermée du côté de la mer par un cordon littoral. C'est peut-être la seule agglomération des Iles de la Madeleine qui mérite réellement le nom de village: maisons gaies et proprettes, donnant toutes sur la mer où se balance dans la courbe harmonieuse de la baie, une fine escadrille de petits bateaux blancs.
D'ici, l'on aperçoit au loin, baignées dans une buée mauve, l'Ile du Havre-au-Ber, ses falaises, sa Montagne boisée, les croupes bosselées de ses Demoiselles. Plus près de nous, sur les coteaux de la Vernière, l'élégante église qui dessert les deux villages domine toute l'Ile de l'Étang-du-Nord.
Très grande et très belle, cette église est presque luxueuse pour le pays, et les paroissiens en sont très fiers. Elle a une légende. La voulez-vous connaître?
Il y a de cela bien longtemps, un navire chargé de bois de construction fit côte, à l'automne, au Goulet de la Dune-du-Nord. La cargaison demeura quelques semaines au lieu du désastre. L'hiver venu, les Madelinots, la transportèrent sur la glace jusqu'au Cap-aux-Meules où, l'été suivant, un grand voilier vint la prendre pour la conduire en Angleterre. Le brick mit à la voile par un beau soir de juillet. Mais, à peine avait-il contourné la Pointe-du-Ouest, qu'une effroyable tempête s'éleva soudain, et l'envoya s'éventrer sur la Dune-du-Nord! Les propriétaires de la cargaison, découragés, renoncèrent à leurs droits, et, d'un commun accord, les Madelinots décidèrent d'employer ce bois à la construction d'une église dont ils avaient grand besoin. L'aubaine était excellente, aussi se mit-on à l’œuvre avec une grande ardeur. En peu de semaines, l'église fut piquée, la charpente liée, les murs debout. On allait couvrir quand, une nuit d'automne, la tempête s'éleva, s'engouffra dans la charpente et la renversa comme un château de cartes.
Grand émoi sur les Iles! Il y avait quelque chose, et ce bois était maudit. On chercha, on causa, on fit parler quelques rescapés. On finit par apprendre que, le matin même du naufrage, au milieu d'une tempête de blasphèmes qui ne le cédait en rien à celle qui rageait sur la mer, le capitaine du vaisseau avait dit en montrant le poing au ciel:
- Je donne la cargaison au diable!
On fit des prières publiques, on bénit le bois et courageusement, on recommença l'ouvrage qui cette fois a tenu. Et voilà comment, bien malgré lui, le diable a fourni les matériaux de l'église de l'Étang-du-Nord !...
À cent pas de cette église légendaire, une belle académie toute neuve, assise sur une colline, commande un incomparable paysage. C'est là que, désormais les jeunes Madelinots, entre les pêches, viendront étudier les malices de la règle d'intérêt et de celles du participe passé, où ils apprendront que le monde s'étend très loin au delà du Rocher-des-Oiseaux et du Corps-Mort, et nombre d'autres choses curieuses qui ne les rendront guère plus heureux que leurs pères.
Inutile de nous attarder à ce village où nous ne connaissons personne. Passant au grand trot à travers des maisons nombreuses, notre cheval s'engage sur le cordon littoral qui conduit aux bords saumâtres de l'Étang-du-Nord, dont nous voulons aujourd'hui examiner la végétation.
Oh! les merveilles de la flore littorale!. Les profanes ignoreront toujours le frisson de joie qu'éprouve un botaniste à s'agenouiller sur le sable gonflé d'eau, dans l'orbite des infimes constellations des limoselles blanches, à surprendre les gentianes, en tenue de matin, offrant dans leur petit hanap mauve des libations de rosée au soleil de neuf heures! Et les oseilles marines amoureuses du sel! Et les arroches avinées paresseusement étendues sur les galets! Et les mandibules rouges des salicornes qui étreignent toujours dans l'air froid quelque insecte invisible!
Au bout d'une heure, les cartables sont remplis à crever, mais les estomacs sont vides. Allons-nous retourner sur nos pas pour casser la croûte? Non. Voici, tout près, dans les vernes, au milieu d'un champ de pommes de terre qui l'englobe sans même laisser un sentier d'approche, une petite maison. Une feuille de tuyau perce le toit et fume obliquement. Nous dînerons là s'il plaît à Dieu et aux habitants. Comme je frappe, une femme en cheveux vient ouvrir, et quelque peu abasourdie de ma demande, allègue timidement sa pauvreté pour refuser ma requête.
- Nous n'avons pas de lait, vous savez, ni de douceur .... Il n'y a que du ragoût.
- N'importe! Nous serons contents de ce que vous aurez. Dans une demi-heure donc!
Sans la chercher nous avions trouvé la plus pauvre maison des Iles de la Madeleine, où il n'y a guère de riches, mais aussi, bien peu de pauvres. Quatre murs de planche brute, sans lambris au-dedans, tapissés seulement, par places, de vieux journaux. Quelques chromos sans cadre, un rameau de sapin bruni, un fusil sur deux clou, une paillasse trop courte - la seule, vraiment, dans ce taudis - jetée sur un lit charpenté à même le mur. A l'autre bout de la masure, sur un poêle bancale et rouillé, un chaudron et une théière sans anse. Au milieu de ce peu de choses, la jeune mère, une vieille, quatre petits enfants, évoluant sans rompre les lames obliques de clair soleil admises par deux minuscules carreaux. On nous avait mis toute la faïence sur la table et quoique je m'attendisse à de la pauvreté, je frémis involontairement à la vue des trois assiettes ébréchées et disparates, et des tasses fêlées que, pour les faire reluire, on avait désespérément frottées. Nous dûmes approcher une boîte et une malle, car il n'y avait qu'une chaise, une berceuse trop basse pour la table et qui était sans doute le refuge où cette femme, avec son enfant sur son sein, goûtait la seule joie que rien au monde ne saurait ravir aux plus misérables et qui n'est jamais aussi pleine que pour celles-là, la joie suprême de la maternité! ....
Sans broncher, nous avons avalé l'insipide ragoût, une sauce aux pommes de terre plutôt, où la viande n'existait qu'à l'état de traces. Les tourteaux pâteux, mal cuits, durent passer avec un breuvage noir d'encre, sans lait ni douceur, dont la pauvre femme voulut absolument corriger l'amertume en y battant un œuf!
- On est bien pauvre, vous voyez, disait-elle, mais ce n'est pas de notre faute!
- Non, elle a bien du cœur, ajouta la vieille, dont les petits yeux chassieux brillèrent un instant; elle a défriché toute seule le champ de patates que vous avez vu. C'est une bonne femme! ....
Quelques faciles questions nous apprirent bientôt la simple histoire de ces pauvres gens. Croyant bien faire on avait vendu les agrès de pêche et quitté les Iles, pour aller gagner de l'argent à Clarke City, sur la côte Nord. Mais on n'avait réussi qu'à manger toutes les économies, et, à bout de ressources, comme l'oiseau blessé retourne au nid, on s'était rembarqué pour l'Étang-du-Nord. Et tout était à recommencer. L'homme peinait dans une homarderie à la Grande-Entrée, et ne pouvait venir que le dimanche, rarement. Toute seule, la petite femme élevait les enfants et cultivait le champ. De temps à autre la grand'mère venait passer quelques jours avec sa bru, pour l'aider un peu.
- Ce n'est pas de notre faute, répétait la jeune femme, avec une insistance gui faisait mal, tandis que, feignant un appétit féroce, nous avalions avec héroïsme les tourteaux crus.
Je suis sorti de là le cœur serré et les yeux dans l'eau, mais content d'une occasion inespérée de faire discrètement la charité. Et pendant que notre petit cheval trottait alertement sur le sable, je pensais que, pour ceux-là, les admirables falaises de sanguine et d'ocre, la mer si bleue, si belle, la verdure ardente des collines et les mignonnes fleurs sous les pas, toutes ces choses n'ont pas de voix, et ne sont que le cadre ironique d'une souffrance.
J'en suis à ces réflexions un peu pénibles quand, passé les eaux verdâtres d'une lagune, voici venir, au pas besogneux de petits chevaux secouant leur crinière à chaque effort, une longue procession de charrettes. Sous la vive lumière du midi éclatent les coiffes blanches et les tabliers de calicot bleu. Grâces te soient rendues, qui que tu sois, divinité propice, qui plaças les poètes sur le chemin du pittoresque! le spectacle que l'on voulait à tout prix me cacher! les femmes de l'Étang-du-Nord allant aux coques!
Elles sont deux, femmes ou fillettes, dans chaque charrette avec la baille (cuve) et le pêche-coques. Laissant les chevals à la conduite des ornières, les Madelinotes, caquetant comme de dignes filles d'Eve, tricotent des bas et des gilets sous le clair soleil qui éclabousse ses rayons d'or sur les rayons d'argent des brochures (tricotages). Dans la mise proprette de ces femmes du peuple, on sent le souci bien féminin de relever un travail considéré comme humiliant, - puisque, sur les autres îles, on vous dit avec un peu de mépris que seules, les femmes du Bassin et de l'Étang-du-Nord vont aux coques.
Pour moi - je l'ai dit déjà - je suis d'avis contraire, et dans un autre ordre d'idées j'ajoute que si, en ces temps de débâcle de la couleur locale, il y a encore du pittoresque en notre Laurentie, c'est certainement le défilé des femmes de l'Étang-du-Nord allant aux coques! ......
Maintenant qu'elles sont passées, je me retourne pour les voir s'engager sur la longue barre de sable nu qui les conduira aux Araynes humides où se cachent les mollusques convoités. Tout à l'heure, les attelages se disperseront au hasard, comme fleurettes sur pré, sur l'étendue vide du Havre-aux-Basques. Pieds nus et troussées jusqu'aux genoux, les pêcheuses épieront, sur la plage unie par le flux, l'imperceptible prise d'air qui décèle le bivalve au repos, à un pied de profondeur. Un vigoureux coup de pêche-cogues, et dans l'émiettement du sable mouillé, paraîtra la blanche coquille que les enfants recueilleront pour la déposer dans la baille. Quand on aura ainsi levé une ample provision, les petits chevaux, toujours secouant la crinière, reprendront l'interminable chemin de la dune, berçant les Madelinotes qui auront repris, elles, leur brochure et leur jasette.
Pour le moment elles s'en vont sous la pluie de lumière, et le mirage déjà les grandit, les double, allonge démesurément les jambes des chevaux, et je revois du point de vue opposé le tableau tout oriental qui m'a tant impressionné l'autre soir, là-bas! Et ce sera la dernière image que j'emporterai de l’Étang-du-Nord: une vision de caravane marchant dans un désert de sable, sous la pâleur d'un ciel boréal, le long d'une mer déserte et bleue, criblée d'étincelles!

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