Trois Chansons

Marie-Victorin
Voici trois chansons qui sont des poèmes sur la nature, grande consolatrice. Voir Croquis laurentiens, texte intégral.
LA CHANSON DES LIARDS

I

Lorsque l'hiver a banni les oiseaux, éteint la chaude lumière des fleurs et la voix claire des ruisselets, à côté des dômes dépeuplés des ormes, vous nous restez, liards, réfugiés dans un silence émouvant, vos grands bras verruqueux épandus dans l'air ennemi, jetant à la rafale les fragiles phalanges de vos doigts! beaux grands vieillards toujours tremblants!...
II

Lorsque le printemps, par souffles larges, nous arrive ensoleillé des grandes terres du sud, les tout premiers liards, vous répondez à l'appel passionné de la vie créatrice! Au bout des rameaux gris, vos bourgeons emmiellés, gorgés du sang clair de la terre bouillonnante, éclatent et suspendent dans l'air tiède, les uns, de lourdes chenilles de laine pourpre, les autres, de longs chatons verts qui, avant tous les autres arbres et malgré votre âge, vous font chanter l'amour éternel! beaux grands vieillards toujours tremblants! . . .
III

Lorsque mai devient plus chaud et que le cri des merles en donne le signal, vous livrez à tous les vents, liards, la poussière d'or de vos anthères. Et pour que, sans obstacles, vous portiez la vie et la fécondité à vos compagnes qui, dans la plaine, là-bas, tendent au ciel nouveau, dans l'extase mystique du «joly mois de may», leurs bras chargés de rosaires priants, l'air tout entier vous appartient, grands semeurs de pollen! beaux grands vieillards toujours tremblants! . . .
IV

Lorsque, gonflés d'ouate pérégrine, les grains de vos rosaires ont éclaté sous la pression du doigt mignon de l'été, à ce moment, liards, dans l'air traversé déjà de parfums éthérés, de pollens en goguette, de cris d'oiseaux ivres, vous libérez vos millions de minuscules aéronefs aux ailes de soie, avec la mission d'aller planter la vie énorme qui est en vous, partout: dans la plaine, au long des routes, sur la berge des rivières, sur les îlots perdus!... Et, ce grand oeuvre accompli, secouant sur les pelouses l'enveloppe convulsée de vos fruits vides, repliant sur vous-même toutes vos forces de vie, vous poussez hâtivement la sève pour en élargir l'orbe dentelé de vos limbes encore jeunes, et couronner votre tête royale d'un glorieux feuillage! beaux grands vieillards toujours tremblants!...
V

Et tout l'été, pour le bonheur des oiseaux et la joie mobile de nos veux, vous régnez sur la campagne, étrangement vivants, palpant toujours dans l'air des choses invisibles pour nous. Même quand le vent, le soir, se calme tout à fait et que l'eau des lacs, à vos pieds, s'aplanit toute, telles des âmes humaines, vos feuilles au bord du soir, ne cessent pas de frémir! Et l'on dirait, liards! beaux grands vieillards toujours tremblants! que vous trahissez le grand frisson de la terre muette lorsque, de l'orient, elle voit monter la nuit!

LA CHANSON DES ORMES
I

Peintres et poètes, fidèles de l'huile, dévots de l'encre, pourquoi donc dédaignez-vous nos ormes, nos beaux ormes, ces grands arbres profus et magnifiques qui partout, protègent nos toits de bois, ombragent les roulières de nos chemins, se forment en bosquets clairs ou vont, s'égrenant à l'infini dans la plaine, debout et immobiles des siècles durant, au milieu des passantes générations des trèfles et des avoines. Les ormes ne sont-ils pas le don prodigieux d'une Providence au Nouveau-Monde?...

Viens, mon ami! Allons ensemble voir les ormes.
II

Tout l’hiver, les ormes ont dessiné sur nos ciels pâles, la courbe émouvante de leurs têtes d'ancêtres, les unes dressées en palmes, les autres retombant en bouquet, les unes mutilées et difformes, les autres saines et entières, imposants témoins de la puissance génératrice de la terre garrottée par l'hiver, gardant presque seuls, au milieu de la blancheur universelle, les droits jamais abolis du noir!

Viens, mon ami! Allons ensemble voir lutter des ormes.
III

Avril! Avril! Victoire! La neige disparaît, marmottant effrontément un air gamin! Les corneilles reviennent «du fond du gouffre noir saluer le pays»! Les premiers merles promènent à pas rapides sur les gazons fanés, leur plastron roux! Les ormes, alors, tout d'un coup, se mettent à fleurir par toutes les cicatrices de leurs milliers de ramuscules: par millions éclatent les petites fleurs à qui le soleil suffit et qui n'ont pas besoin des bons offices du vent pour accomplir leur rite hyménal. Fleurs invisibles d'en bas, faites pour d'autres yeux que les nôtres, pour les petits yeux vifs des orioles et des pinsons, des fauvettes et des jaseurs, pour toute la troupe follette qui vole en éclaireur en avant du printemps.

Viens, mon ami! Allons ensemble voir fleurir les ormes.
IV

Quelques jours passent. Voyez maintenant la fine mousseline jetée sur les royales épaules; les ormes s'habillent pour la saison. Chaque ramille porte, telle une goutte d'or, un gros bourgeon en amande qui se déplisse à mesure que le soleil devient plus pressant et l'air plus chargé de rumeurs de vie... Et voilà l'arbre superbe bientôt paré pour l'été. Le noir titan dont les bras ployaient cet hiver sous un faix invisible, est devenu, sous la baguette du printemps, une énorme corbeille débordante de feuillages neufs, une puissante fontaine de verdure qui, semble-t-il, vient de jaillir du sol, tout d'une pièce!

Viens, mon ami! Allons ensemble voir feuiller les ormes.
V

Dans la vallée laurentienne, religieusement, on a respecté les grands ormes qui régent sur les grands champs. Et ils sont merveilleux à voir du sommet des collines, promener au rythme lent du soleil, sur le feutre vert des prés, sur le tapis fauve des champs moissonnés, de grands disques d'ombre, rousselés par le pelage des vaches à la sieste. Et quels superbes pied-à-terre ils offrent, les beaux ormes, pour reposer un instant les oiseaux pèlerins! Semés dans la plaine parmi les clochers des églises, ne sont-ils pas eux aussi, des cathédrales d'autre sorte, ajourées pour la prière menue du peuple des oiseaux?...

Viens, mon ami! Allons ensemble voir régner les ormes.
VI

Qui le croirait? Cet arbre-roi se fait volontiers histrion, s'appropriant tantôt la carrure du chêne, tantôt la déliquescence un peu mièvre du bouleau. Sous la pluie de rayons, il aime à déployer un immense parasol ou à dessiner sur nos horizons si souvent rectilignes, des profils gracieux de vases antiques!

Viens, mon ami! Allons ensemble voir parader les ormes.
VII

Les ormes ne sont pas muets comme on le pourrait penser. S'ils n'ont pas de langage, ils ont une douce voix, une voix douce et murmurante nourrie aux souffles de passage, harmonisée au chant des oiseaux nichés dans leurs ramures. Mais les ciels de tempête éveillent en eux des rugissements de colère: la voix courroucée de la terre, fouillée au cœur par leurs racines serpentesques!

Viens, mon ami! Allons ensemble entendre mugir les ormes.
VIII

Quand la pluie a flagellé de ses verges de cristal la joue rude des feuilles de l'orme, quand la foudre l'a frappé au front et marqué du feu, quand l'orage a passé, et que le feuillage ruisselant et victorieux fait risette au soleil retrouvé, alors souvent, pour sceller la paix toujours rompue du ciel et de la terre, une invisible main déroule autour de la tête de nos grands ormes, l'orbe septicolore de l'arc-en-ciel!...

Viens, mon ami! Allons ensemble voir sourire les ormees.

LA CHANSON DE LA NEIGE

I

La neige tombe, muette et blanche, la neige tombe sur nos maisons!...

La neige dessine sur les toits en pente de grands rectangles éclatants. Elle borde les gouttières, coiffe les lucarnes, saupoudre les tourelles. Elle capitonne l'appui des fenêtres, met des croissants aux œils-de-bœuf, embrouille les à-jours des balustrades, étend des tapis blancs sur les marches du balcon, pose des calottes d'ouate sur les pommes de bois de l'escalier. La neige abolit les allées du jardins, charge sur son poteau le chalet des hirondelles, pénètre sous l'abri des berceaux. Sur la place publique elle remplit la vasque de l'abreuvoir et la conque des tritons; aux grands hommes de bronze, nu-tête dans la gloire, elle ajuste des perruques à marteau.
Elle fait aimer le feu de l'âtre, la neige qui tombe, muette et blanche, sur nos maisons!…
II

La neige tombe, muette et blanche, la neige
tombe sur nos grands bois!...

La neige vole, et court, et tourbillonne dans le silence au-dessus des millions de bras ligneux, tendus immobiles vers le ciel gris. Elle glisse sur l'écorce argentée des érables, caresse la peau vivante des hêtres, s'accroche aux flancs loqueteux des noyers tendres. Elle déroule des cordons blancs tout le long des rameaux, corrige les angles des aisselles, enfarine les aigrettes des pins et la grappe écarlate du «bourreau des arbres», s'insinue dans la spirale des feuilles sèches cramponnées dans la mort à la branche nourricière. La neige comble dans les aulnaies les petits chemins des lièvres, envahit le ravage de l'original, scelle dans son terrier la marmotte endormie. La neige précède dans le sentier le chasseur solitaire; elle adoucit le vermillon de sa tuque, gagne pour lui des épaulettes, raidit les poils de ses moustaches, lui colle les cils au coin des yeux; elle tend des pièges sous ses pas, s'embusque au bout des rameaux verts pour le souffleter, et, quand il est passé, se hâte d'effacer la trace ovale des raquettes. Mais surtout, elle remplit les nids déserts: nids de crin, nids de mousse, et elle ensevelit sans retour l'amour et les chansons de la saison passée, la neige qui tombe, muette et blanche, sur nos grands bois!...
III

La neige tombe, muette et blanche, la neige tombe sur nos champs!...

La neige endort en les touchant, les mille vies de l'herbe. Elle obture les sombres galeries où, dans des attitudes hiératiques, les chrysalides accomplissent leur rite mystérieux! Elle met en vigueur les clôtures de cèdre gris qui se hâtent, sans jamais y atteindre, vers un horizon toujours pareil. Elle efface sur le ciel pâle la flèche des girouettes, la ligne oblique des brimbales. Elle encotonne les squelettes des verges d'or chevelues, mortes au dernier baiser du soleil caduc, et cache sous un domino d'hermine les croupes blafardes des rochers erratiques.
Et parce qu'elle aime le silence, doucement, bien doucement, en leur mettant sur la bouche ses millions de petites mains, elle fait taire les ruisseaux, la neige qui tombe, muette et blanche, sur nos champs!...
IV

La neige tombe, muette et blanche, la neige tombe sur nos habits!..

Miniatures d'étoiles, phalènes minuscules, effilochures de tissus célestes et inconnus, ces choses jolies, et légères, et mouvantes s'accrochent à notre coiffure, atterrissent sur nos épaules, se jettent dans nos bras. Leur multitude nous fait sentir notre isolement, leur richesse de forme et leur blancheur déconcertent notre pauvreté et nos souillures.
Petit flacon de neige, là, sur mon bras, comme tu dois en connaître des choses de la terre, du ciel et de la mer!... Qui es-tu?... D'où viens-tu?... Serais-tu une goutte d'eau peccamineuse condamnée par le Maître de la nature à errer, travestie en étoile, sous des ciels boréaux?... Il y a des jours, des mois peut-être, sous la coupole de feu d'un ciel équatorial, tu jouais, goutte de lumière, bijou liquide, sur les fleurs de pierre d'un rivage de corail. Aspirée dans un rayon de soleil, tu t'es mise à courir le monde, par la route du firmament, tour à tour, vapeur, étoile ou perle!... Et tu t'en venais à ma rencontre, mignonne, et tout à l'heure, parmi tes millions de compagnes folâtres, tu me cherchais à droite, à gauche!...
Je t'admire, petit flocon de neige, ainsi posé sur un rayon de glace parmi les brins noirs de la laine, et j'ai peine à penser que, comme tous nos bonheurs d'ici-bas, tu n'es pas viable, qu'il faut que tu te fondes sous mon souffle ou que, sans m'avoir rien dit, tu t'en ailles te coucher avec l'infinie multitude de tes compagnes qui n'ont caressé personne, que nul oeil n'a remarquées et qui attendront des semaines et des mois, le printemps meurtrier et libérateur.
C'est à regret que je te secoue de mon bras, fragile étoile venue des cieux, étoile de neige qui tombes, muette et blanche, sur mes habits!...
V

La neige tombe, muette et blanche, la neige tombe, sur nos cœurs!...

Ses premières légions nous retrouvent chaque hiver, moins jeunes, plus courbés et plus éteints. La première tombée trouve toujours en l'intime de nous-même des décombres d'espérances, des cadavres de bonheurs sur quoi tisser ses faciles suaires. La neige retrouve taries des sources qu'elle avait laissées jaillissantes; elle trouve des rides établies sur les ruines des sourires!...
La neige tombe, muette et blanche, la neige tombe sur nos cœurs?

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