La France depuis de Gaulle

Marc Chevrier

La France depuis de Gaulle. Voici l'introduction et la table des matières de ce livre paru aux Presses de l'Université de Montréal en 2010

De la France, Alexis de Tocqueville a dit, sur le mode interrogatif : « La plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence ?(1 )» Vue d’Amérique, et plus particulièrement des rives du Saint-Laurent, la France n’apparaît peut-être pas aussi terrible qu’elle a pu l’être jadis ou qu’elle le peut encore aujourd’hui. Placé entre les deux grandes nations universalistes du monde, avec lesquelles il voisine par la géographie ou la culture, le Québec devrait être un lieu privilégié d’observation de ces puissances souvent alliées, parfois jalouses l’une de l’autre. Du côté de l’athénienne, le verbe et l’idéal ; du côté de la romaine, le droit et le commerce. Cependant, sur la France elle-même, en tant que société, État, nation au devenir incertain, les Québécois ont très peu écrit, si peu(2) qu’il y a lieu de se demander si cette maigre moisson ne cache pas en fait un défaut de curiosité peu conciliable avec la non-indifférence prétendue qui devrait inspirer les relations entre  les deux nations francophones. C’est en quelque sorte pour pallier, bien modestement, cette lacune gênante que l’idée de ce livre nous est venue, à la suite de la tenue en avril 2008 à l’Université du Québec à Montréal d’un colloque qui a invité des chercheurs québécois et français à tirer un bilan des cinquante ans de la Ve République française, dont la constitution est entrée en vigueur le 4 octobre 1958. Profitant de la participation de chercheurs français de renom à ce colloque, nous avons pu ainsi croiser les perspectives et les regards, de même que les disciplines. C’est avec le même esprit que ce livre a été rédigé : continuer ce croisement des regards, surgis des deux faces de l’Atlantique, pour mener une réflexion collective sur la France contemporaine, telle que sa vie politique, sociale, médiatique et ses ambitions de puissance la révèlent dans toute sa complexité.

Le thème de la Ve République s’est imposé d’autant mieux que de nombreuses publications ont souligné en France le cinquantième anniversaire du régime(3), quoique sans fanfare, en se bornant, dans certains cas, à l’aspect politique et constitutionnel de la question, sans aller jusqu’à brosser un bilan plus englobant de la France qui s’est profilée sous le magistère de ses sept présidents(4). Pourtant, cette Ve République est exceptionnelle à bien des égards, ne serait-ce que par sa durée. Plus de cinquante années de paix civile et de relative stabilité institutionnelle, la France n’avait pas connu de telle accalmie depuis la Révolution. Même la IIIe République, d’une plus grande durée, fut des plus tumultueuse : née et morte avec la guerre, elle eut un président assassiné et connut les affres de la Grande Guerre. Il suffit d’évoquer cette France « envahie sept fois » et qui « a pratiqué sept régimes » que déplora le général de Gaulle dans son célèbre discours de Bayeux du 16 juin 1946 pour prendre la mesure de la grande paix qui a coïncidé avec l’instauration de la Ve République, assombrie certes à ses débuts par la guerre d’Algérie et soumise par après aux convulsions de Mai 68. De plus, à l’usage, la Constitution du 4 octobre 1958 a révélé une surprenante souplesse et s’est rallié les principales forces politiques de la nation. La gauche, qui avait dénoncé – par François Mitterrand lui-même – un coup d’État permanent dans l’oeuvre constitutionnelle du Général(5), s’est finalement emparée de l’instrument qu’elle réprouvait, grâce à l’alternance de 1981. Les trois cohabitations dont on a craint qu’elles paralyseraient le fonctionnement de l’État et jetteraient le pays dans une crise sans précédent n’ont pas laissé la France exsangue et déboussolée. Dans ce pays où le législateur légifère comme le rossignol chante, la Constitution de 1958 a connu vingt-quatre révisions, incluant celle du 23 juillet 2008 adoptée à l’instigation du président Nicolas Sarkozy, sans que les tambours grondent dans les faubourgs de Paris et sans qu’on se rue aux barricades. Il est vrai cependant que le régime fondé par la Constitution de 1958, et en particulier le legs politique du Général, sont loin d’avoir fait l’unanimité dans la société française. À droite comme à gauche, les critiques des imperfections, tant au regard de l’efficacité que d’une plus grande transparence démocratique, ont fusé, alimentant une espèce de conversation nationale de tout instant qui a sans doute peu d’équivalents en dehors de l’Hexagone. Plusieurs intellectuels français ont pronostiqué la fin de la Ve république. À l’occasion de son quarantième anniversaire, Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun crurent avoir écrit la naissance et la mort de cette république qui, ayant perdu son unité fondatrice, se voyait condamnée au chaos caractéristique de la IVe République(6). L’historien et biographe de Raymond Aron, Nicolas Baverez, écrivait en 2002 : « La France est une démocratie, mais elle n’a plus de constitution ; elle entretient des administrations, mais elle n’a plus d’État(7). » Il y a peu de nations dans le monde où les termes de constitution, d’État et de république sont à ce point portés aux nues, sont investis d’aspirations et de missions aussi grandes et placés à des hauteurs aussi peu accessibles. Et comme pour tout objet idolâtré, l’amour déçu se mue vite en haine virulente ou en reproches. D’où ces constats d’échec et de mort clinique, les désaveux sans appel, les réquisitoires et les amères désillusions que la Ve République n’a pas fini de susciter. Et il n’est pas dit qu’un jour, sous le poids des griefs accumulés, la France ne renouera pas avec l’idée d’une régénération passant par la fondation d’une nouvelle République.

Mais par-delà l’apparente stabilité de la Ve République, la France a connu de saisissantes métamorphoses qu’il serait trop long de résumer ici. Rappelons toutefois qu’après une longue période d’anémie démographique et d’industrialisation à petits pas, la Ve République a vu sa population croître continûment et sa production quintupler en quelque vingt-cinq ans. À la suite d’un long plafonnement à 41 millions d’habitants depuis la fin du XlXe siècle, la population française métropolitaine est ainsi passée de 44,5 millions en 1958 à plus de 62 millions en 2009. La composition sociale du pays s’est profondément modifiée. Les vieilles divisions entre la paysannerie, les ouvriers et la bourgeoisie ont laissé place à une autre constellation sociale dominée par de nouvelles élites. Bien que la France ait cessé d’être après 1950 la principale destination de l’immigration en Europe, elle a continué d’accueillir un grand nombre d’immigrants pour une bonne part venus de son ancien empire colonial, entre autres d’Afrique. Si à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement provisoire de la République française a donné aux femmes le droit de vote, c’est la Ve République qui leur a accordé la pleine égalité juridique, avec la suppression de la tutelle maritale en 1965, ainsi que les moyens d’une égalité plus effective, encore qu’imparfaite. Jamais n’a-t-on vu les médias, anciens et nouveaux, conjuguer autant de puissance, au point de rythmer la vie nationale et de soumettre à leurs lois la communication entre les gouvernants et les citoyens. Bref, tous ces changements, et bien d’autres, dans lesquels Henri Mendras a vu se dessiner entre 1965 et 1984 une Seconde Révolution française(8), ont illustré le fait que la maison France a reposé sur des fondations socio-économiques et culturelles sans doute plus mouvantes que sa charpente constitutionnelle sous la Ve République. Il était hors de notre atteinte de rassembler dans le présent ouvrage des contributions qui eussent dépeint sous toutes leurs coutures ces transformations et en eussent brossé des vues synthétiques. Mais nous avons tâché de considérer la Ve République sous diverses dimensions, sans nous limiter à la compréhension de son cadre institutionnel, en espérant qu’à la lecture de l’ouvrage, des liens inédits se feront et ouvriront de nouvelles pistes de réflexion. L’ouvrage comporte ainsi quatre parties : 1- l’État et le pouvoir ; 2- le pouvoir médiatisé ; 3- la société française et ses mutations ; 4- les politiques extérieure et de défense.

Le pouvoir et l’État sous la Ve République

 Notre ouvrage ne pouvait pas faire l’économie d’une réflexion sur le régime constitutionnel et les institutions de la Ve République, dont la naissance fut intimement liée à l’empreinte que lui a laissée le Général de Gaulle, qui en fut à la fois l’instigateur et le premier destinataire. De la même manière qu’il serait absurde de vouloir réduire la compréhension des faits sociaux à celle des institutions, il nous paraît peu fécond de chercher en dehors d’elles les éléments d’une analyse approfondie de la dynamique politique d’un pays. Sans aller jusqu’à penser que les normes constitutionnelles et institutionnelles déterminent définitivement les pratiques et l’exercice effectif du pouvoir, nous croyons qu’elles fournissent un cadre de référence commun aux acteurs politiques qui y adhèrent – ou croient y adhérer – tout en le transformant.

Quatre textes ici réunis tentent ainsi de saisir la spécificité et les évolutions du pouvoir et de la démocratie sous la Ve République. Dans un premier texte, Bastien François s’interroge sur les fondements effectifs et la portée de la puissance du président de la République, que Michel Debré, fidèle ami du Général, sacre dès 1958 « clé de voûte » des institutions de la Ve République. Selon l’auteur, cette puissance présidentielle ne peut pas facilement être lue à l’aune des typologies des régimes politiques usitées en droit constitutionnel et en science politique. Elle est le résultat d’un état de fait, que n’avaient pas envisagé les rédacteurs de la Constitution de la Ve République en 1958 : l’existence d’une majorité parlementaire, stable et disciplinée pendant la durée d’une législature, et élue sur le nom du président de la République (ou en réaction à ce dernier, conduisant alors à la situation dite de « cohabitation »). D’où un paradoxe souligné par Bastien François : pensée pour assurer la stabilité du gouvernement en dépit de l’absence attendue de majorité parlementaire, la Ve République s’en trouve totalement déséquilibrée. La gouverne un président de la République tout puissant, ayant accaparé l’essentiel du pouvoir, qui est, au surplus, sans interlocuteurs institutionnels et, plus grave encore, sans contre-pouvoirs à la mesure de sa puissance. En contrepartie, le Parlement, paraît structurellement hors jeu, situation aggravée par la faible représentativité sociopolitique de ses membres. De l’avis de Bastien François, l’importante révision constitutionnelle accomplie en juillet 2008 à la demande du président Sarkozy ne changera rien, en dépit des apparences, à cette situation.

La Constitution d’octobre 1958 instaure un pouvoir exécutif bicéphale, c’est-à-dire partagé sous l’impulsion concurrente de deux hommes, le président et le premier ministre. Au sein de cette dyarchie exécutive, le rapport de force est cependant inégal, au détriment de ce deuxième. Or, la prééminence de la fonction présidentielle n’a pas pour autant voué à l’obsolescence la fonction de premier ministre, loin s’en faut. Comme le démontre Antonin-Xavier Fournier dans un texte sur l’équilibre des pouvoirs au sein de cette dyarchie, bien qu’en période majoritaire le chef de l’État accapare les prérogatives du premier ministre, il reste toutefois que ce dernier n’est pas ravalé au rôle de simple exécutant et que, même sous la tutelle de l’Élysée, le premier ministre demeure au coeur de l’action gouvernementale. Si l’arrivée en 2007 d’un « hyperprésident » laissait entrevoir une modification dans les rapports qu’entretiennent le président et le premier ministre, il apparaît que malgré un style qui lui est propre, le tandem Sarkozy-Fillon s’inscrit davantage dans la continuité que dans la rupture. Du reste, remarque Antonin-Xavier Fournier, même si le passage au quinquennat rend plus symbiotique la relation entre le président et le premier ministre, la population semble savoir distinguer les responsabilités de l’un et de l’autre et accorder à ce dernier, si l’on se fie aux sondages, un plus grand taux de satisfaction qu’au président.

Dans un troisième texte, Marc Chevrier examine l’évolution du gouvernement représentatif sous la Ve République à la lumière du concept de contre-démocratie développé par Pierre Rosanvallon. La Ve République entendait rompre avec la démocratie médiatisée par les partis politiques qui avait marqué les deux républiques précédentes. Les fondateurs de la Ve République ont ainsi mis en place leur propre contre-démocratie – celle des gouvernants –, qui soumet la légitimité électorale incarnée par l’Assemblée nationale au contrepoids, notamment, d’un président gouvernant hors chambre, légitimé d’abord par les notables de la République, puis par le peuple, d’un conseil constitutionnel voué à la défense des prérogatives de l’exécutif et du référendum, censé instaurer un dialogue direct entre le président et la nation, etc. Le système mis en place en 1958 a certes beaucoup évolué, en particulier par l’avènement du fait majoritaire. Plusieurs des éléments de la contre-démocratie des gouvernants de 1958 n’ont pas joué leur rôle ou en sont sortis, tel le Conseil constitutionnel, se rêvant gardien des libertés constitutionnelles, dans une France post-Mai 68 où l’idée de l’État de justice anime le débat [introduction w 15] intellectuel et où les juristes demeurent présents au sein du gouvernement français. Selon Marc Chevrier, la réforme constitutionnelle de juillet 2008 annonce certes des changements notables dans le paysage politique français, mais point une évolution contre-démocratique qui renforce véritablement les contrepouvoirs dans les institutions et la société. C’est plutôt la prééminence présidentielle qui est rationalisée, avec pour vis-à- vis un parlement renforcé mais toujours soumis à la discipline majoritaire et à des tiers pouvoirs non élus, qui amélioreront à la marge l’action gouvernementale sans bouleverser le cadre dans lequel s’exerce la responsabilité politique des gouvernants.

Enfin, dans une quatrième contribution au chapitre du régime et des institutions, Carolle Simard examine les liens entre la réforme administrative sous la Ve République et la mise en scène des nouvelles formes d’action publique. Son étude insiste sur les réformes menées depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, notamment la territorialisation, qui comporte deux volets, la déconcentration des services – le redéploiement sur le territoire des services administratifs – et la décentralisation, qui a vu l’État français déléguer plusieurs de ses fonctions décisionnelles aux départements et créer une nouvelle collectivité territoriale, la région. Comme le montre Carolle Simard, la décentralisation a eu certes des vertus démocratiques, au risque toutefois de créer un millefeuille institutionnel d’une grande complexité, avec l’enchevêtrement des compétences et des paliers administratifs. Signe du nouveau paysage administratif français : un fonctionnaire sur deux travaille dans les collectivités territoriales. L’examen porte également sur la réforme budgétaire entreprise en 2001, inspirée de la nouvelle gestion publique, qui introduit une gestion par résultats en laissant plus d’autonomie aux gestionnaires, dont le but avoué est d’endiguer les dépenses de l’administration dans un contexte de surendettement public. Finalement, Carolle Simard aborde l’idée de la différence française en matière de réforme administrative, différence qui s’explique par l’importance que la population accorde au service public et à la défense des intérêts collectifs et qui distinguerait encore, sur ce plan, la France de nombreux pays occidentaux. Le socle sur lequel l’État français s’est reconstruit au cours des trente dernières années n’a donc pas été ébranlé estime-t-elle. [16 w  La France depuis de Gaulle]

Le pouvoir médiatisé sous la Ve République

Il n’est pas insignifiant que l’écrivain Jean-Paul Dubois fasse débuter son roman Une vie française(9), qui coiffe ses chapitres du nom des présidents français jusqu’à Jacques Chirac, par l’annonce à la télévision française des résultats du référendum du 28 septembre 1958 sur l’adoption de la constitution de la Ve République. La naissance de cette république a coïncidé avec l’irruption de la télévision dans la vie politique française, et les pouvoirs français ont tôt fait de s’assurer le contrôle de ce nouveau média de communication. Tout au long de la Ve République, le pouvoir politique, à commencer par le Général lui-même, s’est mis en scène grâce aux médias télévisuels, laissant craindre une mainmise peu compatible avec le pluralisme politique. Or, comme le rappelle Isabelle Gusse, dans un premier texte de cette seconde partie, les épousailles du pouvoir et des médias ne datent pas de la Ve République. Dès son âge tendre, la Radiotélévision française (RTF) intéresse les gouvernements de la IVe République (1947- 1958) qui voient à conforter le monopole d’État sur ce nouveau média ; démocrates chrétiens, gaullistes, socialistes, communistes ont partagé cette ambition. En théorie, rappelle l’auteure, la mission télévisuelle de l’État devrait être démocratique : créer un contact direct entre le gouvernement et les Français ; les éduquer, les informer afin qu’ils forgent eux-mêmes leur jugement politique sur les affaires publiques. Or, dans un contexte d’après-guerre, marqué par l’instabilité politique et les tensions liées à l’Indochine et l’Algérie, plusieurs gouvernements tenteront d’imposer une censure sur la télévision française naissante, craignant l’impact des images sur une audience croissante de téléspectateurs. Il s’est agi, notamment pour le gouvernement de Guy Mollet (1956-1957), d’attacher la RTF et le JT (journal télévisé) aux priorités de la communication gouvernementale. Autant de mécanismes de contrôle de l’information télévisée dont les successifs gouvernements gaullistes hériteront dès 1958 et qui instaurent entre les deux républiques une continuité plutôt qu’une rupture au chapitre des rapports entre le pouvoir et les médias télévisuels. Un autre aspect de la médiatisation du pouvoir est étudié par Catherine Saouter, soit la figure du Général de Gaulle telle qu’elle circule aujourd’hui dans les médias français et sur Internet, média des médias. Autrement [ introduction w 17] dit, il s’agit pour l’auteure de mettre en lumière la manière dont la société française négocie sa relation avec le passé, le présent et l’avenir à travers cette figure emblématique de la vie de la Ve République, qui a façonné la conception que les Français se font du fait français. En observant les différentes déclinaisons de cette figure à travers des médias aussi divers que la caricature, la bande dessinée, les archives audiovisuelles, les lieux publics ou les sites ou blogues Internet, Catherine Saouter dépeint trois dimensions mémorielles du Général : le Grand homme, l’Homme historique et l’Homme-monument. D’après ses analyses, une idée unifie le foisonnement des représentations dédiées à de Gaulle : celle du roi, grand, hiératique, imperturbable, marié à la France, qui a son domaine et ses jours consacrés, de même que deux corps, l’un public, l’autre intime, qu’on vénère en certains lieux. Ainsi apparaît dans l’imaginaire le roi Charles, protecteur tutélaire de la pérennité du fait français.

La société française et ses mutations

La société française a connu de nombreuses mutations sous la Ve République, auxquelles nous avons fait allusion supra. De ces transformations multiples, deux ont retenu notre attention. Tout d’abord, les rapports, parfois heurtés, entre la République et son pluralisme social et culturel, qu’elle tente de contenir par une certaine idée de la laïcité et de la nation ; puis le statut juridique du travail, révélateur des inflexions de la social-démocratie française. Deux textes abordent le premier thème. Ainsi, Jean Baubérot rend compte des mutations de la laïcité sous la Ve République. L’hypothèse centrale de son étude est que deux laïcités nettement différentes existent sous la Ve République, se succédant et se superposant à la fois. La première laïcité, à dominante séparatiste, est le résultat du conflit historique des deux France, c’est-à-dire la France catholique dont les racines remontent au Moyen Âge et la France moderne issue de la Révolution(10). Cette laïcité séparatiste, qui insiste sur la séparation entre la loi et les moeurs et délibère par la voix des élus, a connu de nombreux remous, notamment sur la question des écoles privées jusqu’en 1984, remous qui ne dépassent pas toutefois les tensions internes d’une société démocratique en matière de moeurs. La seconde laïcité est à dominante « religion civile ». Son « historicité » remonte plutôt à la colonisation française, notamment au Maghreb, sa construction emprunte la voie des médias et ne fédère plus la gauche comme l’autre laïcité l’avait longtemps fait. Chaque laïcité a son vocabulaire et définit les débats à sa manière. Si pour la première, l’enjeu se porte sur les implications de la séparation entre l’État et les Églises, pour la deuxième, il s’agit de défendre la laïcité porteuse de l’identité nationale et des valeurs françaises contre le communautarisme anglo-saxon, voire contre la venue d’une république musulmane dans la République. Précédée par le débat sur l’immigration en France depuis la seconde moitié des années 1970, la seconde laïcité est devenue manifeste à partir de 1989, à une époque marquée par la chute du rideau de fer, la fatwa de l’ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, le bicentenaire de la Révolution française et l’adoption d’une nouvelle loi d’éducation par le gouvernement Jospin. Des affaires très médiatisées, comme celle du port du foulard dans les écoles, vont vite cristalliser le débat et susciter des autorités diverses réponses, administratives et législatives. Selon Jean Baubérot, la laïcité française traverse une crise, largement tributaire de celle de l’identité nationale, les crispations de la première laïcité se combinant avec une peur de plus en plus ouverte de l’islam. Dans un deuxième texte, Stéphane Vibert explore les relations de la Ve République avec ses minorités ethnoculturelles. Il constate que conçu en référence à la nation civique, le modèle républicain français s’est attiré de nombreuses critiques chez les penseurs politiques, du fait de ses contradictions internes. En fait, sa réalité sociopolitique et sa dynamique historique s’avèrent plus complexes et nuancées que les griefs qu’on lui a souvent reprochés : sa construction autoritaire par un État jacobin, la légitimation du colonialisme auquel il s’est prêté, sa volonté d’assimiler des identités culturelles, etc. Or, comme le montre Stéphane Vibert, bien que le républicanisme français relègue l’expression des identités culturelles et minoritaires à l’espace privé, l’État français a développé des pratiques d’accommodement de la différence, plus souples qu’il n’y paraît. Ainsi, ce dernier reconnaît sur son territoire des statuts spéciaux à certaines [introduction w 19] collectivités (Corse, collectivités outre-mer), enseigne les langues régionales et s’est donné auprès des confessions religieuses minoritaires des interlocuteurs attitrés. Ainsi que le souligne Stéphane Vibert, l’ouverture au « pluralisme culturel » revendiquée sous de multiples formes afin d’instaurer un « multiculturalisme à la française » est problématique à plusieurs égards, tant sur le plan pratique que sur celui des sous-entendus idéologiques, en ce qu’elle risque d’affaiblir la faculté de l’État-nation à construire un « monde commun » et à inscrire ses membres dans une histoire partagée. Enfin, au chapitre du travail, Léa Fontaine examine la réglementation étatique du temps de travail, largement discutée dans l’espace public français au cours des dernières années, à la faveur de l’adoption de lois en 1998 et en 2000 (les lois de Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité) réduisant le temps de travail à 35 heures dans une optique de partage du travail. Or, souligne l’auteure, cette réglementation s’inscrit dans une évolution plus large du droit du travail, amorcée dès avant la Ve République, où l’on voit le législateur laisser à des acteurs socio-économiques, syndicats, corporations professionnelles, le soin de définir une partie des normes du travail, autorisant par le fait même un certain pluralisme juridique, c’est-à-dire une diversité de sources de droit produites par des acteurs différents, notamment par la conclusion de conventions collectives. Mais ce pluralisme, aux confluents des enjeux économiques, sociaux et juridiques, n’a pas que des avantages. On lui associe aussi une dispersion et une multiplication des normes, de même qu’une plus grande difficulté à calculer le temps effectif du travail. L’étude du nombre impressionnant des normes successives en ce domaine, fruit du travail du législateur et/ou des acteurs sociaux, permet de dégager également la variété des motivations, parfois contradictoires, à la source des différentes réglementations et une tendance à l’individualisation du droit du temps de travail, de plus en plus visible depuis les années 2000 note Léa Fontaine.

Les politiques extérieure et militaire françaises.

Ambitions et nouvelles stratégies d’une moyenne puissance peu banale. On oublie souvent que le réseau diplomatique de la France se situe au deuxième rang dans le monde. Ce qui peut paraître de prime abord [20 w  La France depuis de Gaulle ]comme le signe d’un surdéveloppement signale toutefois toute l’importance qu’a prise pour la Ve République la conduite de sa politique extérieure, marquée par la décolonisation, le relèvement, voulu par le Général et ses successeurs, de la France en tant que puissance et jusqu’à la chute du rideau de fer, par les tensions de la guerre froide. En se départant, non sans heurts, de son ancien empire colonial édifié à la suite de la conquête d’Alger en 1830, la France s’associait, dès la fin de la IVe République, à la construction d’un empire d’un autre type, soit l’Europe communautaire, devenue en 1992, l’Union européenne, sur laquelle elle projetterait après le Général une partie grandissante de ses ambitions de puissance. Jalouse de ses prérogatives militaires et de son indépendance nationale, elle s’est retirée de l’OTAN, a vexé parfois l’hégémonie américaine, avant de réintégrer l’organisation sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Trois textes font le point sur ces questions. En premier lieu, Nicolas Tenzer reconsidère l’ensemble de la politique extérieure de la France, qu’il croit être à un tournant. Elle ne peut plus s’appuyer sur l’héritage gaullien, mais doit réinventer une nouvelle stratégie en évaluant sereinement les résultats des politiques passées. Or, pour des raisons politiques et sociologiques, cet exercice est difficile pour elle, et il convient, estime Nicolas Tenzer, qu’elle réexamine son héritage, d’ailleurs introuvable et encombrant à certains égards, exercice qui ne peut s’abstraire de l’opinion que l’on a de la France à l’étranger. De plus, la diplomatie du verbe, le surdéveloppement de son réseau diplomatique et la notoriété du pays comportent des inconvénients dont la France n’a pas pris toute la mesure. De l’action extérieure française, Nicolas Tenzer tire un bilan plutôt mitigé, sur le constat des inconséquences de cette politique et de l’effacement de la France dans plusieurs parties du monde. Selon l’auteur, avant même d’élaborer une nouvelle politique, il faudra donc à la France réfléchir à ses structures de décision et d’administration et tenir compte du fait que l’action extérieure ne peut plus être seulement la chose de l’État et repose aussi sur les forces académiques, intellectuelles et associatives de la nation. Il lui faut appréhender d’urgence les nouveaux facteurs de puissance et d’influence dans le monde qu’elle a longtemps refusé de considérer au profit d’une conception classique de la diplomatie et de l’influence culturelle. En deuxième lieu, Julien Toureille étudie la problématique de la réforme institutionnelle de la diplomatie française à travers l’idée, popularisée au [introduction w 21] cours des dernières années en France, notamment lors des présidentielles de 2007, de créer un conseil de sécurité nationale sur le modèle américain. Or, constate l’auteur, le président, acteur prééminent en politique étrangère, ne dispose que d’une cellule diplomatique à l’Élysée comptant à peine une vingtaine de conseillers. Annoncée comme acquise, cette création ne s’est pas concrétisée plus de deux ans après. La bureaucratie élyséenne demeure donc largement inchangée depuis 1958. Élaborant un modèle explicatif des facteurs poussant une organisation bureaucratique à rénover ses manières de faire, Julien Toureille démontre qu’au-delà des résistances bureaucratiques, ce statu quo résulte d’une double absence des conditions cognitives requises pour mener à bien une adaptation organisationnelle. D’une part, les acteurs de la politique étrangère française demeurent convaincus que les moyens mis à la disposition du président en ce domaine conviennent à la fonction d’impulsion qu’on lui reconnaît d’emblée ; d’autre part, les promoteurs d’une formule française de Conseil de sécurité n’ont pas réussi à formuler un projet clair de réforme opérable. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, en 2009, a alimenté de vifs débats, mais a surtout rappelé l’exceptionnalisme français en matière de défense qui s’est développé tout au long de la Ve République au nom de l’indépendance nationale chère au Général et à plusieurs de ses successeurs. En troisième lieu, Chantal Lavallée étudie les étapes de la construction d’une politique de défense européenne à travers la contribution de la France. L’analyse des faits saillants de cette contribution, de l’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle, en 1958, à la présidence française de l’UE de Nicolas Sarkozy, en 2008, démontre que la viabilité et l’avenir d’une véritable Europe de la défense, souhaitée par les gouvernements français, dépendent d’une articulation judicieuse des rapports avec le Royaume-Uni, l’OTAN et l’UE. L’attitude de la France à l’égard du Royaume-Uni a fort varié ; elle est passée de la distance méfiante sous le Général au rapprochement plus constructif avec Jacques Chirac, aidé par l’arrivée au pouvoir de Tony Blair en 1997. Partagée entre son désir d’indépendance et ses aspirations européennes, la France s’est montrée ambivalente à l’égard de l’OTAN, pour finalement opter, sous Sarkozy, pour la complémentarité entre l’OTAN et l’UE en matière de défense. Face à la construction d’une politique européenne de sécurité et de défense dans un cadre qui n’est plus strictement intergouvernemental, la France, qui a manifesté son soutien à cette politique, devra néanmoins, [22 w  La France depuis de gaulle] croit Chantal Lavallée, revoir plusieurs de ses approches et de ses moyens d’action pour faire entendre sa voix. Après ce livre paru, nous espérons qu’à d’autres occasions, quelle qu’en soit la rive, Québécois et Français continueront à croiser leurs regards pour une commune intelligence de cette nation qui ne laisse personne indifférent.

1.Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, Paris, Éditions Gallimard, 1967, p. 321.
2.  Notons cependant quelques études québécoises récentes : Antonin-Xavier Fournier, La dynamique du pouvoir sous la Ve République, Québec, Presses de l’université du Québec, 2008 ; La laïcité en France et au Québec, Bulletin d’histoire politique, vol. 13, no 3, 2005. Dans le domaine des idées politiques, on note le dossier de la revue Politique et Sociétés sur la philosophie politique en France, présenté par Gilles Labelle et Daniel Tanguay, « Le retour de la philosophie politique en France », Politique et Sociétés, vol. 22, no 3, 2003, p. 3-7, de même que le numéro de la revue en ligne Monde commun sur le même thème, vol. 1, no 1, automne 2007 : www.mondecommun.com. Dans un autre registre, voir aussi Christian Dufour, Le défi français, Sillery (Québec), Septentrion, 2006.
3. Voir par exemple Dominique Chagnollaud (dir.), Les 50 ans de la constitution 1958- 2008, Paris, Litec, 2008 ; Pascal Jan (dir.), La Constitution de la Ve République. Réflexions pour un cinquantenaire, Paris, La documentation française, 2008 ; La Ve République, Pouvoirs, no 126, 2008 ; La constitution : un jubilé en demi-teinte, La Revue politique et parlementaire, no 1048, juillet-septembre 2008. Bertrand Mathieu (dir.), 1958-2008, Cinquantième anniversaire de la constitution française, Paris, Dalloz, 2008.
4.  En comptant le président intérimaire Alain Poher. introduction w 1 1
5. François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, Julliard, 1984.
6. Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, La Ve République. Naissance et mort, Paris, Gallimard, 1998, 511 p.
7.  Nicolas Baverez, Nouveau monde, Vieille France, Paris, Perrin, 2006, p. 254.
8.. Henri Mendras, La Seconde Révolution française 1965-1984, Paris, Gallimard, 1994. introduction w 13
9. Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004. introduction
10. Selon Jean Baubérot, ce serait Portalis, conseiller de Napoléon et premier ministre des cultes, qui aurait la paternité de la notion de conflit entre les deux France, la « France catholique » et la « France libre ». Voir Jean Baubérot, « L’évolution de la laïcité en France en deux religions civiles », Diversité urbaine, vol. 9, no 1, 2009, p. 25. Sur ce conflit voir également Maurice Duverger, La République des citoyens, Paris, Ramsay, 1982, chapitre 1, p. 23-37.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction 9

1. La Ve République confrontée au « fait majoritaire » 23

Bastien François

1. La prééminence présidentielle 25
2. Le problème de la majorité parlementaire 28
et l’architecture constitutionnelle
3. Les effets du « fait majoritaire » 38

2. Quel équilibre pour l’exécutif ? 49

Antonin-Xavier Fournier
1. La manière Sarkozy 51
2. Le Comité Balladur : la fin de l’autonomie du premier ministre ? 58
3. Un gouvernement toujours puissant ? 60

3. D’une contre-démocratie à l’autre 65

Marc Chevrier
1. La contre-démocratie des gouvernants 66
2. Les mutations de la contre-démocratie des gouvernants 80
3. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 86
ou la démocratie rationalisée

4. La réforme administrative 99

Carolle Simard
1. Un projet voué à l’échec ? 101
2. La territorialisation 102
3. La réforme budgétaire du 1er août 2001 109
4. La différence française 112

5. Âge tendre et langue de bois politique (1947 à 1965) 119

Isabelle Gusse
1. Bienfaits démocratiques du monopole d’État 122
2. Les heures de programmation et le parc des récepteurs 125
3. Missions démocratiques et citoyennes 127
4. Un contact direct avec le citoyen 129
5. Le contrôle de l’information télévisée sous la IVe République 132
6. De la IVe à la Ve République 135

6. Un monument appelé de Gaulle 143

Catherine Saouter
1. Une biographie prestigieuse 143
2. Les régimes temporels de la mémoire collective 145
3. La vie de la figure 149
4. Le dernier roi 157

7. Mutations de la laïcité 167

Jean Baubérot
1. La laïcité séparatiste et les deux France 167
2. La laïcité et la France pluriculturelle 174

8. Les minorités culturelles 187

Stéphane Vibert
1. L’État-nation français comme modèle 189
du nationalisme civique
2. Une réalité historique parfois éloignée du modèle idéal 192
3. La « gestion de la diversité culturelle » par l’État républicain 200
4. Réinterpréter la République comme une tradition 206
politico-culturelle

9. Le temps de travail : pluralisme et incertitudes juridiques 213

Léa-Laurence Fontaine
1. Lieu d’expression du pluralisme juridique 216
2. Le temps de travail, croisée de préoccupations 222
et d’incertitudes

10. À la recherche d’une nouvelle politique extérieure 235

Nicolas Tenzer
1. Introuvable héritage 236
2. Esquisse pour un bilan 245
3. Quelle stratégie et quels outils pour une grande 254
puissance moyenne ?
4. La France toujours singulière ? 259

11. L’impossible création d’un conseil de sécurité nationale à la française 263

Julien Tourreille

1. Un modèle cognitif de l’adaptation organisationnelle 266

2. Les barrières cognitives 271

 

12. La défense européenne 285

Chantal Lavallée
1. La France et le Royaume-Uni 286
2. La France et l’OTAN 292
3. La France et l’Europe de la défense 298
Les auteurs 311

 

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