Le droit positif

Jacques Dufresne
Faut-il le préciser, positif ne s'oppose pas ici à négatif mais à théorique.
La révolution française marqua à la fois l'apothéose des droits de l'homme et leur premier échec retentissant. Proclamés on ne peut plus officiellement, le droit de propriété et le droit à la sûreté n'empêchèrent nullement l'assassinat des ennemis de la révolution et la confiscation de leurs biens. De tels débuts devaient inévitablement être suivis de lendemains où l'on hésiterait un peu plus à faire jouer au droit le rôle de la morale.

Parmi les grands penseurs et juristes libéraux, plusieurs redécouvrirent la morale et s'efforcèrent de ramener le droit à des limites se rapprochant de celles que lui avaient assignées les romains. Il leur fut cependant impossible de dissocier le droit de la loi et de l'appareil législatif. L'oeuvre de la révolution s'avéra durable sur ce point. On se souvient de Hobbes et du pouvoir qu'il reconnut à l'Etat. Cette thèse s'imposa dans les faits pendant tout le dix-neuvième siècle, en dépit des courants libéraux. L'ensemble des lois dont l'Etat était l'auteur et le dépositaire, combiné avec l'appareil judiciaire relié lui aussi à l'État, constitua ce qu'on appela le droit positif. Le recours au mot positif signifiait, d'une part, qu'on renoncait à donner au droit un quelconque fondement métaphysique et, d'autre part, qu'on espérait, en appliquant aux sociétés les méthodes des sciences physiques, lui donner le statut d'une science. Le rôle des plaideurs et celui du juge passait ainsi au second plan. Le juge idéal semblait déjà être celui qui, après avoir entendu le rapport des experts plutôt que les arguments des plaideurs, appliquerait la loi sans l'interpréter plutôt qu'en la subordonnant à un principe comme celui de l'égalité proportionnelle. Le rêve d'un autre grand penseur idéaliste, Emmanuel Kant, semblait sur le point de se réaliser: Un jour, enfin, en partie par l'établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation communes, un état de choses s'établira, qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même comme un automate.1

"Désormais, écrit Villey, tout l'ordre juridique procède de l'État et se trouve enfermé dans ses lois. C'est le positivisme juridique, philosophie des sources du droit qu'acceptent la plupart des juristes et qui les dispense, en les soumettant à la volonté arbitraire des pouvoirs publics, de la recherche de la justice. Il est vrai que le positivisme revêt maintenant des formes nouvelles: de volontariste, il devient scientifique et sociologique. On nomme droit le mouvement spontané des institutions tel que le constaterait la sociologie." 2 On devine les dangers auxquels expose une telle philosophie. Supposons qu'un gouvernement normalement élu par une majorité en vienne à faire voter des lois incitant au génocide. Cela s'est vu comme chacun sait, et au coeur de cette culture germanique qui fit tant pour établir et défendre les fondements du droit positif. S'il n'y a aucune source d'inspiration et de référence par delà les lois écrites de l'État, qu'adviendra-t-il de la minorité menacée?

On comprend pourquoi la dernière grande guerre a suscité une critique radicale du droit positif, on comprend aussi pourquoi c'est en Allemagne, dans l'école de Francfort, que cette critique a été la plus virulente. Pour l'école de Francfort, le droit positif confine au plus dangereux des conservatismes. Il fallait un contrepoids du côté de l'idéal. D'où le retour en force des droits de l'homme: Déclaration universelle des Nations Unies de 1948. Convention Européenne des droits de l'homme en 1950. Trente ans plus tard il y eut, de ce côté de l'Atlantique, la charte canadienne et la charte québécoise.

Jamais plus de génocides! Une loi solennelle l'interdit! Et pourtant il y eut, peu après, l'extermination des Kmers rouges au Cambodge, et maintenant celle des Afghans. Et pourtant les Africains actuels ont tous les droits, à commencer par le droit à la santé et le droit à l'éducation.

Il n'y a pas lieu d'insister davantage sur l'impuissance des droits de l'homme. Il suffit d'en avoir tous les jours une nouvelle confirmation au bulletin de nouvelles.

Certes on ne peut reprocher à un être opprimé de s'agripper à l'ultime bouée que constituent les droits de l'homme. On ne peut pas davantage reprocher aux êtres généreux de se porter à la défense de ceux qui sont privés de leurs droits. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que, faute de mieux, les grands sentiments se portent sur des idées confuses, mais il faut bien constater que cette convergence des bonnes intentions n'empêche pas toujours la guérison d'un mal par un mal pire. Bokassa fut une conséquence d'une décolonisation accomplie sous le signe des droits de l'homme.

Lorsqu'une grande vérité triomphe sur la place publique, c'est qu'un grand mensonge a combattu pour elle. Cette pensée de Nietzsche s'applique hélas! particulièrement bien aux droits de l'homme. Tout comme cette pensée de Lord Acton: "le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c'est de vouloir en faire un paradis."

Mais quoi! Faut-il donc renoncer à tout idéal, s'en remettre au seul droit positif? Cela équivaudrait à soutenir -comme le font les hommes politiques qui se font du capital avec elles- qu'avant les Chartes ce fut la barbarie partout et toujours dans l'humanité. Chacun sait pourtant qu'on a toujours pu et qu'on peut encore aujourd'hui poursuivre de grands objectifs humanitaires sans prendre appui sur les Chartes. Le simple sentiment de justice est un mobile suffisant dans la plupart des cas d'oppression; dans d'autres domaines, comme celui de l'usage du tabac, il suffirait peut-être d'inciter les fumeurs de cigarettes à la politesse; il y a lontemps déjà que les fumeurs de cigares ont compris un message équivalent.

On peut aussi poser le problème fondamental différemment. Ce ne sont pas les droits, ni même les règles de justice ou de politesse qui comptent, mais les moyens matériels et spirituels de les respecter. Croire qu'il suffit de proclamer un droit pour qu'il soit respecté, c'est de la pensée magique. Si l'on est sérieux quand on proclame un droit, il faut immédiatement poser le problème suivant: comment fera-t-on apparaître les ressources matérielles et l'énergie spirituelle requises pour en assurer le respect? Tous ces enfants que les riches de ce monde ont laissé mourir de faim ont au moins droit à l'ultime secours d'une présence humaine chaleureuse au moment de leur mort! Il faudrait avoir atteint le dernier degré de la barbarie pour ne pas faire un tel souhait, mais dans l'État actuel des choses du monde, c'est le dernier degré de l'hypocrisie qu'il faut avoir atteint pour transformer ce souhait personnel en un droit inscrit dans une charte. Il y a une question préalable. Elle est gênante, sans réponse peut-être, mais il faut quand même la poser: comment faire surgir les milliers de mères Teresa nécessaires au respect de ce droit?

Et supposons qu'on trouve le moyen de faire surgir ces milliers de saintes, serait-il seulement nécessaire ensuite de proclamer des droits? Le droit, posé dans les hauteurs comme idéal, n'a de sens que s'il suscite le sentiment correspondant d'obligation et procure l'énergie nécessaire à la réalisation de ce sentiment. Or il n'a pas plus ce pouvoir que nous n'avons celui de nous élever en nous accrochant à une pierre que nous aurions nous-même lançée dans les airs.

Eu égard à la qualité des mobiles nécessaires à l'accomplissement d'une obligation, et donc au respect d'un droit, l'accent mis sur les droits sera même nuisible, dans la mesure - et cette mesure est de plus en plus large - où il en résultera une hypertrophie des sentiments égoïstes. Les droits servent surtout à revendiquer, et à revendiquer pour soi-même d'abord.

Je ne fais que commenter ici une pensée dont tout le monde a le pressentiment plus ou moins net. À un moment ou l'autre de sa vie, le plus farouche défenseur des droits de l'homme n'en vient-il pas à se demander ce qui va bientôt subsister des droits si personne ne parle des obligations correspondantes. C'était l'une des conclusions de Maurice Champagne-Gilbert au terme de ses travaux sur la famille. Il est regrettable, disait-il, que nous soyions passés d'un monde où tout était devoir à un monde où tout est droit. Plusieurs de nos correspondants ont témoigné de cette inquiétude, notamment le président de La Survivance, M.Lucien Brosseau, qui dénonce la revendication de ses droits mais sans reconnaître ses devoirs, le piétinement de la liberté des autres, la ruse élevée au rang de "signe d'intelligence" qui se traduit par le mépris de la victime accusée de manque de vigilance. Le directeur général de la Sûreté du Québec, M. Jacques Beaudoin, partage cette inquiétude. Les médias, écrit-il, parlent constamment des droits du citoyen, on ne compte plus le nombre d'associations ayant pour but de veiller sur les droits individuels, mais qui s'intéresse à la contrepartie qui s'appelle "les devoirs". 3

À cette inquiétude qui subsiste en chacun de nous, mais timidement, Simone Weil a pourtant donné, il y aura bientôt un demi siècle, une forme définitive et irréfutable, telle qu'on en vient à penser que le mot droit devrait être banni du vocabulaire:

"La notion d'obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès qu'elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par personne n'est pas grand chose. Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de points de vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet. Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations". 4

Simone Weil a écrit ces lignes au moment le plus sombre de la dernière grande guerre, alors que partout autour d'elle, on s'affairait à ressusciter les droits de l'homme. Elle cherchait elle aussi un contrepoids au droit positif, mais ce contrepoids, jamais, à aucun moment, elle n'a eu l'illusion de pouvoir le trouver dans une nature humaine idéalisée et une vision progressiste de l'histoire. Pour elle, l'horrible guerre, dont elle allait bientôt mourir, était la condamnation définitive du rationalisme et de l'idéalisme, de l'humanisme, au sens moderne du mot, qui dominait la pensée européenne depuis trois siècles. C'est ce qui a incité Albert Camus à publier plusieurs de ses oeuvres dans la collection Espoir qu'il dirigeait chez Gallimard au début des années cinquante. Il me paraît impossible, écrivait-il sur la page couverture de L'Enracinement, d'imaginer pour l'Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies.

Tout dans le monde, y compris dans nos pensées, est soumis à la pesanteur. Voilà l'évidence devant laquelle elle s'est trouvée placée. Elle n'a pas cherché à la fuir en construisant une nouvelle version du rêve progressiste. Sa propre expérience du divin, complétée par l'étude des sources de la pensée grecque et de la pensée orientale, l'ont amenée à la conclusion que l'énergie spirituelle dont l'homme a besoin pour accomplir ses obligations doit toujours lui venir d'ailleurs et lui être donnée comme la nourriture à un mendiant. C'est pourquoi, dans un dualisme qui n'est irréductible qu'à première vue, elle oppose le monde de la grâce, du surnaturel, à celui de la pesanteur, de la nécessité. Elle consacrera désormais toutes les ressources de son être à la question suivante: à quelle condition l'énergie surnaturelle peut-elle pénétrer dans le monde?

Présenter ici les réponses qu'elle a apportées à cette question équivaudrait à résumer toute son oeuvre. Je dirai seulement que le surnaturel, tel qu'elle le conçoit, est à l'extrême opposé de la pensée magique qui fonde la croyance en la vertu des droits de l'homme. Si elle a rejeté les rêves creux dérivés du rationalisme, Simone Weil a conservé le meilleur côté de ce dernier: la rigueur. Si, au terme de sa démarche, elle nous demande de faire un saut dans l'inconnu, ou plutôt dans le trop lumineux (pour notre raison), jamais dans les étapes préalables de sa réflexion elle ne nous demande de cesser de penser pour pouvoir croire. Son Dieu, par exemple, n'est pas interven-tionniste au point de rendre impensable ce déterminisme auquel, du moins au niveau de l'expérience commune, la science a apporté tant de confirmations. Si bien qu'on la croit sur parole quand elle dit que la beauté du monde, ou les grands chefs d'oeuvre, procurent une nourriture surnaturelle à ceux qui les abordent avec les dipositions appropriées. Et rendent ainsi possible l'accomplissement des obligations, d'où les droits tireront tout leur contenu.

(1) E., Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, dans La philosophie de l'histoire, trad. St. Piobetta (Gonthier 1964) p. 37.

(2) Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme, Paris, PUF, 1983, p. 9.

(3) Revue Sûreté, Mars 1983.

(4) Simone Weil, L'Enracinement, Collection Idées, NRF, 1962, Paris, p. 9.]

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