Le suicide en tant que jeu. Selon la typologie* de Baechler*, le suicide prend «un derniers sens» dans le type «ludique», qui se divise en deux sous-types, l’ordalie et le jeu. L’ordalie consiste dans «le fait de risquer sa vie pour s’éprouver soi-même ou solliciter le jugement des dieux» (Les suicides, p. 129). Le sujet peut vouloir prouver son innocence, son bon droit ou la vérité, comme il peut aussi vouloir démontrer que la vie vaut la peine d’être vécue. À cette fin, il est prêt à affronter des épreuves en acceptant d’entrer dans une situation où les chances de périr ne sont pas certaines, mais probables ou du moins possibles. Ou bien, au contraire, il agit sur les probabilités et, par son intelligence, son habileté et son courage, il cherche à mettre toutes les chances de son côté. C’est le cas des joueurs qui se livrent à des activités de haut risque ou à des sports extrêmes. Finalement, l’ordalie peut prendre la forme d’un «jugement des dieux». Baechler en fournit un échantillon dans la personne de François d’Assise. Lorsque celui-ci «accepte de passer à travers le feu pour prouver à l’infidèle que son Dieu est le vrai Dieu, […] c’est une ordalie (puisqu’il cherche à prouver quelque chose en mettant sa vie en jeu). On ne peut plus parler de probabilité. François est convaincu de la vérité de sa cause, mais il sait que Dieu n’est pas contraint de faire un miracle: il peut, en vertu de sa toute-puissance libre, laisser périr François et [faire] triompher l’infidèle» (p. 241). Le second sous-type du suicide dit ludique, c’est le jeu lui-même, qui est «le fait de se donner des chances de mort, dans le seul but de jouer avec sa vie» (p. 129). Roger Caillois définit le jeu comme «une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive» (Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, «Idées», 1958, p. 42-43). En d’autres termes, le jeu est une activité non obligatoire, limitée dans le temps et dans l’espace, dont l’issue est imprévisible. Il est en quelque sorte gratuit et inutile, obéissant à ses propres conventions et créant une alternative au monde habituel. Il n’est donc pas exclu que des gens préfèrent concevoir et vivre leur existence comme un jeu au sens de Caillois. Un jeu qui n’est pas nécessairement un divertissement joyeux, mais qui peut aussi s’accomplir sous le signe du tragique. Un jeu dramatique qui a sa part de danger et d’angoisse. Un jeu périlleux avec la vie, un jeu mortel.
Les jeux de hasard et d’argent. Le jeu est une composante ludique (play), sous-jacente à chacune des activités spécifiques de jouer. Mais le jeu peut être considéré aussi comme une institution particulière ayant son manuel d’instructions, ses rites et ses règlements (game). À ces caractéristiques répondent les jeux, organisés et légalisés par l’État, ouverts au grand public, comme les loteries, les «machines à sous» et le casino. Les représentations sociales et les croyances religieuses, relatives à la chance et à la bonne fortune, ont été étudiées par J. P. Georges Martignoni-Hutin («Hasard vous avez dit hasard… comme c’est bizarre. Analyses et représentations du hasard dans les jeux d’argent», dans D. Jeffrey (dir.), Le jeu et ses enjeux éthiques, Montréal, Fides, «Cahiers de recherche éthique», no 19, 1996, p. 179-207). Quant à l’examen des effets pervers de ces jeux et de la responsabilité sociale du joueur autant que celle de l’État qui les tolère ou les organise, un premier piège à éviter est celui d’un réductionnisme élitiste ou passéiste qui, sous les traits d’un puritanisme nostalgique, prétend que la vulgarisation des jeux a fait disparaître le jeu «pur» ou «parfait», tel que pratiqué par les nobles ou les excentriques. Un second piège est celui d’un réductionnisme éthique qui condamnerait tous les jeux de hasard et d’argent comme «vice», «péché» ou «fléau social». Cela dit, un des problèmes sociaux créés par la massification des jeux d’argent, c’est sans nul doute le nombre croissant des joueurs excessifs. Or, le jeu excessif est un facteur aggravant du risque de suicide. Selon une étude menée par l’épidémiologiste Sonia Termina pour le bureau du coroner, jusqu’à trente-trois suicides liés au jeu se seraient produits au Québec en 1999. Au Québec*, 2,1% de la population seraient des joueurs pathologiques, soit plus de 140 000 personnes. Au Canada*, on compte près de 600 000 joueurs pathologiques. 90% des joueurs compulsifs utilisent tout leur chèque de paye et toutes les économies familiales pour se livrer au jeu. 83% ont déjà emprunté de l’argent à leur famille, à leurs amis ou à la banque, 66% s’absentent de leur travail pour jouer, 50% ont déjà commis un crime tandis que 37% ont déjà volé 5 000 dollars ou plus à leur employeur. 28% accumulent des dettes qui les mènent à la faillite. 90% des joueurs excessifs sont des adeptes des appareils vidéo poker installés au Québec. Le jeu excessif n’est apparu que récemment parmi les déclencheurs du suicide lors des enquêtes du coroner. Selon Brian Mishara, malgré le lien logique apparent entre la croissance du taux de suicide chez les joueurs excessifs, d’une part, et la légalisation des casinos et la prolifération au Québec des appareils de loterie vidéo et des jeux de hasard, d’autre part, il n’y a pas de preuve scientifique qui permet d’interpréter la simultanéité de ces deux phénomènes en termes de rapport de cause à effet (F. Berger, «Le jeu compulsif aggrave le risque de suicide», La Presse, 26 novembre 1999, p. A6). Cependant, selon Alex Blasczynski, de l’université New South Wales en Australie, entre 40% et 60% des joueurs pathologiques ont des idées suicidaires. De son étude de quarante-quatre cas de suicide de joueurs compulsifs, survenus dans l’État de Victoria, en Australie, entre 1990 et 1997, il conclut que de la totalité des suicides de 1% à 1,5% sont associés au jeu compulsif. L’enquête auprès de mille jeunes, effectuée par Robert Ladouceur, de l’université Laval à Québec, indique que plus du quart des jeunes joueurs excessifs (26,8%) ont tenté de s’enlever la vie, contre 7,25% des autres adolescents. Selon Serge Drolet, psychologue montréalais qui offre des thérapies à plusieurs joueurs exc essifs, l a majorité de sa clientèle a pensé plus ou moins sérieusement à se suicider (I. Hachey, «Quand rien ne va plus», La Presse, le 21 janvier 2000, p. A5).
Regard social sur le phénomène. Le joueur excessif est pris dans un cercle vicieux. D’une part, le fait de jouer excessivement indique la présence de problèmes économiques (incertitude financière, chômage et pauvreté), de difficultés familiales ou professionnelles et de troubles psychologiques (angoisse existentielle que l’on tente d’apaiser par la toxicomanie*). D’autre part, ces multiples perturbations croissent encore davantage par les pertes financières irrécupérables occasionnées par le jeu excessif. La perte d’argent et la perte de la confiance des proches engagent le joueur dans un travail de deuil* très douloureux. La détresse, accompagnée de la honte* devant le gâchis économique qu’il a causé lui-même, est renforcée par un sentiment très fort de culpabilité* à l’égard des proches qu’il entraîne avec lui dans sa descente aux enfers. Or, le malheur qui est à l’origine du jeu compulsif et en est aussi l’issue fatale, n’est pas seulement individuel, il est aussi social. Marcel Neveux fait remarquer «que le malheur, ou l’inquiétude, sensibilisent au hasard. C’est en dernier recours, en désespoir de cause qu’on se met à compter sur lui. Aussi les jeux de masse sont-ils indicateurs d’une anxiété. On comprendrait mal que l’homme civilisé fasse au hasard une confiance toujours démentie, jamais refusée, à mesure même que des institutions et des techniques tentent de mettre fin à sa domination, si cette foi n’était pas alimentée, paradoxalement, par les mêmes institutions et les mêmes techniques.» Poussant la relation entre les jeux d’argent jusqu’à son paroxysme, l’auteur conclut ainsi son brillant article: «En tous les pays, les plus pauvres sont le grand nombre et forcément font partout la piétaille de l’entreprise ludique: ils formulent par le jeu leur besoin d’avoir plus. Mais riches comme pauvres et pauvres comme misérables, espérant du même ciel aléatoire le même secours, doivent bien partager une anxiété commune, éprouver quelque malheur qui n’est pas économique. Pendant la grande peste, le Chevalier jouait aux échecs avec la Mort» («Jeux de hasard», dans Jeux et sports, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1967, p. 443-597).
En juin 2005, Loto-Québec annonce son intention de construire, au coût d’un milliard de dollars, un nouveau complexe de casino au bassin Peel sur l’île de Montréal. Le mercredi 22 février 2006, la Direction de la santé publique pour l’île de Montréal rend public son rapport qui recommande au gouvernement du Québec «de ne pas donner son aval au projet de déménagement du casino avant que celui-ci ne soit revu en profondeur. La santé de la population des quartiers parmi les plus défavorisés de Montréal en dépend.» Les voisins immédiats du nouvel établissement dont les quartiers défavorisés seront les premiers touchés. Aux problèmes de santé et de société déjà existants dans ces quartiers, s’ajouteraient alors celui du jeu et, selon les lois de la probabilité, celui du suicide. Le Centre québécois d’excellence pour la prévention et le traitement du jeu (CQEPTJ) de l'université Laval dont une des activités consiste à étudier les mécanismes psychologiques impliqués dans le développement et le maintien des habitudes de jeu excessif ainsi que l'évolution des habitudes de jeu de la population québécoise affirme que la proximité géographique du Casino de Montréal n’est pas associée au jeu pathologique. Enjeu (Éthique pour une modération du jeu), coalition pour une gestion éthique et responsable des jeux de hasard et d’argent (http://www.jeu-compulsif.info/emjeu/index.htm) a déposé en mars 2006 une plainte en déontologie à l’université Laval contre Robert Ladouceur et Christian Jacques du CQEPTJ, responsables d’une étude sur les effets de l’implantation d’un casino dans une région.
Prévention et réhabilitation. En matière de prévention, le contrat d’exclusion volontaire que le joueur excessif signe avec le casino sera efficace dans la mesure où le système de contrôle mis sur pied est appliqué par des personnes formées dans ce sens. Sur son site internet dans sa rubrique «Jeu responsable», Loto-Québec annonce: «Si le jeu n’est plus un divertissement, composez 1 866 SOS-JEUX (1 866 767-5389), ligne téléphonique de soutien et d’écoute, service gratuit, strictement confidentiel, anonyme, bilingue, accessible 24 heures par jour, 7 jours par semaine, partout au Québec». Dans cette même rubrique, Loto-Québec décrit les «mythes et les réalités» qui entourent le jeu excessif. Or, ce texte est un plaidoyer en faveur du jeu et minimise les dangers du jeu excessif. Étant donné que Loto-Québec et le gouvernement du Québec sont des partenaires d’une opération financière de grande envergure, ils ne sont pas en mesure d’établir les critères éthiques du jeu responsable ni de veiller efficacement sur leur application. En matière de réhabilitation, Claude Bilodeau, ex-joueur excessif, a fondé à Sainte-Marie-de-Beauce, Québec, une maison d’hébergement et de ressourcement pour joueurs pathologiques appelé «L’Odyssée».
Actualités.(Le Monde): En France* une première expertise collective met en garde contre les dangers de l'addiction au jeu. Le jeu a été inscrit pour la première fois dans le plan de lutte contre les addictions. Paupérisation, surendettement, problèmes familiaux, divorces, délits, suicides; les coûts liés au jeu compulsif sont essentiellement sociaux. La difficulté est de concilier la liberté des joueurs et la protection des personnes vulnérables dans un domaine où l'État perçoit des millions de recettes (Française des Jeux, casinos, paris hippiques, machines à sous). Parmi les moyens de prévention, les experts proposent une ligne d'écoute* téléphonique. (La lettre de l'UNSP, numéro 7, septembre 2008)