Selon Olivier Reboul, une contradiction constante et nécessaire régit les humains, «puisque les hommes ne peuvent pas vivre seuls et que, d'autre part, leur coexistence est celle d'êtres égoïstes, dont chacun cherche à profiter des autres ou à les dominer, à les dépasser sans pouvoir s'en passer.» Toute société est donc une "insociable sociabilité" (ungesellige Geselligkeit)» selon Kant. (Kant et le problème du mal, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1971, p. 217) Reboul traite de la guerre à l'intérieur de ses commentaires sur le progrès humain (Op. cit., p. 213-226). À l'instar de Hegel, Kant affirme que la nature utilise à notre insu la réalité du mal et de la souffrance pour faire progresser l'histoire. Par contre, selon Kant, la réalité du mal, plus particulièrement celle de la guerre, demeure, purement et simplement l'injustifiable. (op. cit.,p. 216) Kant est optimiste, car il espère que les États, munis chacun d'une constitution civile, parviendront à former une Société des Nations ayant pour but final d'accéder à une paix universelle et durable en optant pour des négociations permanentes à la place des guerres. Idéal inaccessible? Utopie? La paix éternelle n'a pas eu lieu et n'a pas encore de lieu ou d'espace où elle pourra se produire aujourd'hui. Par contre, l'idée de la paix éternelle peut servir dès maintenant dans chaque conflit en tant que critique, rigoureuse et sévère de l'injustifiable de toute guerre. La paix éternelle peut être anticipée dès aujourd'hui par des actions et des négociations politiques qui tendent à empêcher les tendances guerrières de certains États militaristes de se réaliser et qui pourront prévenir ainsi l'injustifiable.
Dans la quatrième proposition de «Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique». Kant* tente d'expliquer l'antagonisme de son besoin de s'associer et son goût de s'isoler en définissant la notion de l'insociable sociabilité:
J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l'homme; c'est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés. (La philosophie de l'histoire, p. 31-32)
[...]
L'homme est un être de conflits. Il est traversé par des forces contraires: l'inertie et l'action, la satisfaction et la peine, la concorde et la discorde. De la tension, engendrée par ces forces contraires, résulte un développement supérieur de l'espèce humaine que Kant inscrit dans la grande oeuvre de la nature émanant de la sagesse divine:
Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un sommeil éternel. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce: elle veut la discorde. Il veut vivre commodément et à son aise; mais la nature veut qu'il soit obligé de sortir de son inertie et de la satisfaction passive, de se jeter dans le travail et la peine pour trouver en retour les moyens de s'en libérer sagement. Les ressorts naturels qui l'y poussent, les sources de l'insociabilité et de la résistance générale d'où jaillissent tant de maux, mais qui par contre, provoquent aussi une nouvelle tension des forces et par là un développement plus complet des dispositions naturelles, décèlent bien l'ordonnance d'un sage créateur, et non pas la main d'un génie malfaisant qui se serait mêlé de bâcler le magnifique ouvrage du Créateur, ou l'aurait gâté par jalousie.(op. cit., p. 32-33)
Dans la septième proposition, Kant applique l'antagonisme de l'insociable sociabilité des hommes à un conflit extrêmement dévastateur, c'est-à-dire la guerre. Il estime que de guerre en guerre, d'une triste épreuve à l'autre, d'un état anarchique à l'autre, l'humanité parviendra à établir une communauté civile universelle où régnera une paix éternelle.
La même insociabilité, qui contraignait les hommes à s'unir, est à son tour la cause d'où résulte que chaque communauté dans les relations extérieures, c'est-à-dire dans ses rapports avec les autres États, jouit d'une liberté* sans contrainte; par suite chaque État doit s'attendre à subir de la part des autres exactement les mêmes maux qui pesaient sur les hommes et les contraignaient à entrer dans un État civil régi par les lois. La nature a donc utilisé une fois de plus l'incompatibilité des hommes et même l'incompatibilité entre grandes sociétés et corps politiques auxquels se prête cette sorte de créatures, comme un moyen pour forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. Ainsi, par le moyen des guerres, des préparatifs excessifs et incessants en vue des guerres et de la misère qui s'ensuit intérieurement pour chaque État, même en temps de paix, la nature, dans des tentatives d'abord imparfaites, puis, finalement, après bien des ruines, bien des naufrages, après même un épuisement intérieur radical de leurs forces, pousse les États à faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur apprendre sans qu'il leur en coûtât d'aussi tristes épreuves, c'est-à-dire à sortir de l'état anarchique de sauvagerie, pour entrer dans une Société des Nations. [...] Toutes les guerres sont de ce fait autant de tentatives (non pas bien entendu dans l'intention des hommes, mais dans celle de la nature) pour réaliser de nouvelles relations entre les États, et, par leur destruction, ou du moins par leur démembrement général, pour former de nouveaux corps; ceux-ci à leur tour, soit dans leurs rapports internes, soit dans leurs relations mutuelles ne peuvent se maintenir, et par conséquent doivent subir d'autres révolutions analogues. Un jour enfin, en partie par l'établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation communes, un état de choses s'établira qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même comme un automate. (op. cit., p, 35-37)
Dans «Le conflit des Facultés», Kant salue la révolution française*, en dépit des «atrocités et des misères» qu'elle accumule, comme un événement qui attire la sympathie des observateurs extérieurs. Il la considère comme une preuve de la tendance morale des hommes vers le bien dont la paix est une expression ultime, accomplissement du progrès de l'humanité:
Cette cause morale qui intervient est double: d'abord c'est celle du droit qu'a un peuple de ne pas être empêché par d'autres puissances de se donner une constitution politique à son gré; deuxièmement c'est celle de la fin (qui est aussi un devoir): seule est en soi conforme au droit et moralement bonne la constitution d'un peuple qui est propre par sa nature à éviter selon les principes la guerre offensive; ce ne peut être que la constitution républicaine, théoriquement du moins, par suite propre à se placer dans les conditions qui écartent la guerre (source de tous les maux et de toute corruption des moeurs), et qui assurent de ce fait négativement le progrès du genre humain, malgré toute son infirmité, en lui garantissant que, du moins, il ne sera pas entravé dans son progrès. (op. cit., p. 171)
L'actualité de Kant en 2012
Le fait que le philosophe Emmanuel Kant soit le philosophe qu'Ayn Rand déteste le plus devient hautement significatif puisqu'on peut dire de Kant qu'il associe l'ordre de l'univers à l'ordre moral conduisant au respect de l'autre. «Le ciel étoilé au-dessus de ma tête la loi morale dans mon coeur»
Nous quitterons Ayn Rand sur ce commentaire de Nicole Morgan qui la résume bien :« L'État fondateur du droit universel! Ayn Rand attaque ce fondement parce que selon elle, les individus n'ont aucun droit, sinon celui d'être libre de produire. Kant parle d'un droit fondé sur un altruisme pur, dont il fait un sentiment moral universel, sentiment qu'elle rejette absolument : ''et quant à la version kantienne de la moralité, explique-t-elle, elle est appropriée pour le genre de zombies qui habiteraient un univers kantien : un univers d'altruimse abject. Pour Kant, une action n'est morale que si elle n'est pas désirée, mais accomplie par devoir pour le devoir, sans bénéfice d'aucune sorte, matériel ou spirituel. Un bénéfice détruirait la valeur morale de l'action.'' xiiC'est une hérésie pour Rand qui déclara donc que Kant était ''l'homme le plus maléfique de l'histoire de l'humanité.''»xiii
iNicole Morgan, La haine froide, à quoi pense la droite américaine?, Seuil, Paris, 2012.
Commentaire de Jacques Dufresne dans l'Agora, 30 septembre 2012