Dans les paragraphes précédents, l'auteur a interprété «la façon dont Hitchcock a tourné la scène de théâtre dans Meurtre. Nous avons particulièrement insisté sur le moment où la caméra «saute»brusquement à la vue d'ensemble. Dans la scène suivante, cette hauteur vertigineuse se voit rétroactivement conférer une nouvelle signification: elle apparaît comme le point virtuel de la mort du meurtrier. C'est exactement la hauteur choisie par Fane pour le lieu de son suicide. Le suicide de Fane atténue le triomphe final de sir John. C'est le moment sublime du film au sens strict du terme; l'image qui fait de l'ombre à toutes les autres. C'est en outre le moment de la «victoire morale» de Fane sur sir John - un point qu'éclaircira une digression sur la théorie de l'acte (éthique) développée par Kant* et qui peut être relié à certains concepts de la psychanalyse lacanienne*. Toute l'argumentation d'Alenka Zupanèic, dans son article ci-dessous concernant le suicide comme acte éthique situé au-delà de la morale s'appuie sur la définition de Kant: «Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d'après laquelle elle est décidée; elle ne dépend pas de la réalité de l'objet de l'action, mais uniquement du principe du vouloir d'après lequel l'action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer. Que les buts que nous pouvons avoir dans nos actions que les effets qui en résultent, comme fins et mobiles de la volonté ne puissent communiquer à ces actions aucune valeur inconditionnée et morale, cela est évident par ce qui précède.» (Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. Victor Delbos, préface Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p. 92)
«Le premier point clé de la théorie de l'acte purement éthique* de Kant réside dans la distinction entre l'acte uniquement réalisé conformément à un devoir et celui réalisé exclusivement par devoir. Seul ce dernier est un acte éthique au sens strict. On peut agir conformément à un devoir en vue d'intérêts personnels: pour éviter des désagréments, ou pour que les autres aient une bonne opinion de nous, ou encore en espérant un bénéfice, etc. Toute action de ce genre est pathologique selon Kant, elle n'est jamais un acte éthique, bien qu'elle soit réalisée conformément à un devoir. Est éthique l'acte réalisé exclusivement par devoir.»
Zupaniec insiste sur le caractère inutile de l'acte éthique: un acte situé au-dessus de tout critère d'utilité, d'efficacité, un acte sans but en dehors de lui-même, au-delà du principe de plaisir, au-delà du souci du bien-être du sujet, au-delà de toute compensation, même pas celle de la douleur (14), un acte de «pur sacrifice*». Kant va jusqu'à introduire le postulat de l'immortalité de l'âme* pour «soutenir» son argumentation. Zupaniec reconnaît dans le suicide, tel que Jacques-Alain Miller le définit dans «Jacques Lacan: remarques sur son concept de passage à l'acte» (16) un acte intégralement conforme à la structure de l'acte requise par Kant:
«Miller explique que Lacan a fait de l'acte du suicide un modèle de l'acte; tout véritable acte est un «suicide du sujet». Le sujet peut renaître de cet acte, mais uniquement comme nouveau sujet. L'acte n'en est un que si le sujet n'est plus le même qu'avant. Il est toujours structuré comme un suicide symbolique; c'est un geste au moyen duquel les liens symboliques sont arrachés. Quelles sont les particularités clés, distinctives, du suicide en tant que modèle de l'acte? Quelles sont les caractéristiques de cet acte par excellence?
Le suicide «[...] repose sur ce que Freud* a appelé la «pulsion de mort», conceptualisée plus tard par Lacan sous le nom de jouissance. En lui, le sujet échappe à l'ambiguïté des mots, dépasse le seuil du symbolique. C'est un acte limite. (Miller cite l'exemple de César* franchissant le Rubicon). C'est le seul acte réussi, et il diffère radicalement du simple fait d'«accomplir» une «action». Il incorpore un non! radical à l'univers qui l'entoure et suppose un risque* irréductible. Il est indifférent à son dehors et à son futur. En tant que tel il est étranger au sens, à la signification. L'acte en son noyau est sans après (dans la mesure, nous l'avons dit, où après l'acte le sujet n'est plus le même qu'avant), et il est, écrit Miller, en lui-même.
La structure de l'acte requise par Kant correspond en fait à celle du suicide - excepté en un point: le suicide ne survit pas au critère de l'universalité, il ne peut pas devenir une loi universelle (or, c'est l'exigence de l'impératif catégorique: agis seulement selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle). Cette impossibilité semble certes aller de soi, mais la beauté de la théorie de Kant repose sur le fait qu'il est néanmoins possible de prouver que nous sommes aussi capables de le faire. L'élaboration que fait Kant du concept de mal pur, radical, provient précisément d'un tel geste, où nous mettons explicitement quelque chose de particulier à la place de la loi, et cette particularité elle-même agit comme une forme de législation suprême. Ce mal n'est pas une question de faiblesse, de manque, de transgression ou d'impulsions pathologiques» temporaires; c'est le Mal en tant qu'«attitude éthique». On en trouve l'exemple le plus raffiné dans La Mêtaphysique des mœurs. Kant analyse la différence entre le meurtre d'un monarque et son exécution dans les formes, et il définit cette dernière comme un acte de « suicide de l'État» (17).
[...]
L'horreur et la fascination de Kant envers un crime de cette nature s'expliquent peut-être par le fait que, chaque fois qu'il s'y trouve confronté (ce qui n'est pas rare, loin s'en faut), il est forcé de le décrire dans les mêmes termes que le pur acte moral - le seul ajout qu'il puisse faire à sa description est la «perversité» de cet acte. Kant n'a été capable de maintenir l'idée du Bien qu'au prix de l'abandon de la possibilité d'un acte purement moral, éthique: les seuls exemples non ambigus qu'il trouve de cet acte sont des exemples de mal radical, avec leurs agents dans le rôle des «gardiens de l'être du crime en tant que tel» - selon les mots utilisés par Lacan pour décrire la position d'Antigone* et de son acte. Bien que le suicide apparaisse dans cette perspective comme un acte de mal radical, il préserve ia dignité et la structure de l'acte par excellence, dans la mesure où le noyau de sa structure est précisément - pour reprendre le mot de Miller - un délit.
(20)
Notes
14. Voir le chaitre IV de Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII: L'Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.
16. Jacques-Alain Miller, «Jacques Lacan: remarques sur son concept de passage à l'acte», Mental, n. 17, avril, 2006.
17. Kant's Political Writings, éd. Hans Reiss, Cambridge University Press, 1970, p. 146.
20. E. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p. 204.
Commentaire
La mort volontaire comme acte éthique radicalement pur et achevé ne semble pas se rencontrer souvent dans la plupart des suicides contemporains, si l'on se fie, par exemple, aux lettres d'adieu* laissées par les personnes suicidées ou à la typologie* du suicide de Durkheim*. Les suicidants* souffrant d'un «mal-être» cherchent avant tout une compensation, c'est-à-dire ils sont en quête d'un «bien-être» quelquefois dans l'effacement ou l'anéantissement, le plus souvent dans une autre vie qui ressemble à celle d'ici bas, mais sans la souffrance et l'angoisse, la dépression*. Leur geste n'est pas gratuit, mais utile. Ils cherchent un effet. Leur but n'est pas de transcender ou d'abolir leur être pour devenir une personne radicalement autre en posant un acte éthique pur et achevé, mais d'être délivrés de la douleur. Ceci nous paraît s'avérer non seulement dans les suicides dits «égoïstes», mais aussi dans les suicides dits «altruistes», selon la nomenclature de Durkheim où l'on sacrifie sa vie pour le bien-être d'autrui, pour la liberté* de son peuple, etc., un suicide conforme au devoir et à la norme, un geste dit «normal». Si l'on tient compte des hypothèses de Kant, Lacan et Miller, le suicide comme acte éthique dans toute sa pureté et dans tout son achèvement, comme délit face à la norme ou comme transgression au-delà du principe de plaisir et au-delà de la morale ressemble-t-il à celui qu'on nous a présenté de la mort volontaire de Socrate*, Caton*, Sénèque*, Hannibal*, Cornélia*, Jésus, Ghandi, Palach* ou davantage à celle d'Antigone*, de Tristan et Iseut,* de Thelma et Louise* ou encore de celle de Fane dans le film Meurtre de Hitchcock ?
Le suicide, comme tout autre acte humain, ne participe-il pas à l'ambiguïté de toute conscience humaine? L'acte authentique et libre serait celui qui fait fi de toute loi, parviendrait à vaincre tous les préjugés de l'opinion publique et tout attachement à l'idée d'autrui, de toute autorité et de toute communauté et qui, dans sa solitude sans appui et dans son autonomie* la plus radicale, accomplirait l'acte «pur», dégagé de toute chaîne morale et physique, l'acte «pur» jugé par la société comme délit. Je pense à la structure de l'acte de «désobéissance civile» proposé par Henry David Thoreau en Walden (1854) ou encore au «Grand Refus» de Marcuse (1972), «l'attitude globale d'une conscience qui ne veut pas se plier au jeu de la répression et invente un jeu de la «différence qualitative». Marcuse appelle celle-ci un «scandale», parce qu'elle représente des images de l'homme et de la société en contradiction flagrante avec la moralité de la société établie et parce qu'elle revendique la transformation des consciences et des besoins. Le Grand Refus est l'acte pur où l'on n'agit pas par nécessité*, mais par liberté* (É. Volant, Le jeu des affranchis. Confrontation Marcuse-Moltmann, Fides, 1976, p. 200-208).
La «morale ouverte» des saints et des héros, vue par Bergson* se rapproche de la structure de ce pur acte éthique. «La part majeure du comportement humain subit l'impact de la pression sociale s'exerçant sur lui. Fonctionnant à la manière des déterminismes biologiques, les habitudes collectives sont des mécanismes de maintien et de contrôle de la vie dans la cité [...] Au- delà de ce «moi social» et à mesure où il descend davantage en lui-même, l'individu découvre "une personnalité de plus en plus originale, incommensurable avec les autres et d'ailleurs inexprimable". La conscience libre ne semble pas avoir "le sens des proportions parce qu'elle n'emprunte pas à la société son étalon, ses instruments, ses méthodes de mesure" [...] Aux grands moments de l'histoire, des saints et des héros entrent dans la durée et incarnent par la nouveauté de leurs attitudes, de nouveaux modèles de justice et de fraternité. [...] Le devoir-être (éthique) remplace l'être (les faits moraux).» (É. Volant, Des morales. Crises et impératifs, Montréal, Médiaspaul, 1985, p, 136-144).
«Sans elle [la désobéissance], que feraient les enfants, les héros, les artistes?» (Jean Cocteau) Initialement, Mesrine* aurait pu devenir un modèle de l'acte éthique pur, au-delà de toute morale et au-delà de l'instinct du plaisir, mais ses comportements ne l'ont pas transformé, ni transformé la société. Par contre, la «colombe» , partisan d'une solution pacifique lors d'un conflit, à l'opposé du faucon, pourrait devenir capable d'acte éthique pur dans la mesure où il traduit son attitude éthique en acte concret anti-guerre en tant que déserteur, renégat ou apostat. Cependant, on peut toujours s'interroger, avec un brin de doute, sur l'authenticité de cet acte et de l'attitude qu'il exprime. Et nous reviendrons ainsi à la case de départ: ne serait-il pas trop chargé de négativité et d'émotion pour échapper à l'ambiguïté? Où est la place accordée à la sensibilité éthique? La qualité suprême de l'acte éthique résiderait-t-elle dans sa rationalité hors de tout désir ou de tout plaisir?
Zupaniec insiste sur le caractère inutile de l'acte éthique: un acte situé au-dessus de tout critère d'utilité, d'efficacité, un acte sans but en dehors de lui-même, au-delà du principe de plaisir, au-delà du souci du bien-être du sujet, au-delà de toute compensation, même pas celle de la douleur (14), un acte de «pur sacrifice*». Kant va jusqu'à introduire le postulat de l'immortalité de l'âme* pour «soutenir» son argumentation. Zupaniec reconnaît dans le suicide, tel que Jacques-Alain Miller le définit dans «Jacques Lacan: remarques sur son concept de passage à l'acte» (16) un acte intégralement conforme à la structure de l'acte requise par Kant:
«Miller explique que Lacan a fait de l'acte du suicide un modèle de l'acte; tout véritable acte est un «suicide du sujet». Le sujet peut renaître de cet acte, mais uniquement comme nouveau sujet. L'acte n'en est un que si le sujet n'est plus le même qu'avant. Il est toujours structuré comme un suicide symbolique; c'est un geste au moyen duquel les liens symboliques sont arrachés. Quelles sont les particularités clés, distinctives, du suicide en tant que modèle de l'acte? Quelles sont les caractéristiques de cet acte par excellence?
Le suicide «[...] repose sur ce que Freud* a appelé la «pulsion de mort», conceptualisée plus tard par Lacan sous le nom de jouissance. En lui, le sujet échappe à l'ambiguïté des mots, dépasse le seuil du symbolique. C'est un acte limite. (Miller cite l'exemple de César* franchissant le Rubicon). C'est le seul acte réussi, et il diffère radicalement du simple fait d'«accomplir» une «action». Il incorpore un non! radical à l'univers qui l'entoure et suppose un risque* irréductible. Il est indifférent à son dehors et à son futur. En tant que tel il est étranger au sens, à la signification. L'acte en son noyau est sans après (dans la mesure, nous l'avons dit, où après l'acte le sujet n'est plus le même qu'avant), et il est, écrit Miller, en lui-même.
La structure de l'acte requise par Kant correspond en fait à celle du suicide - excepté en un point: le suicide ne survit pas au critère de l'universalité, il ne peut pas devenir une loi universelle (or, c'est l'exigence de l'impératif catégorique: agis seulement selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle). Cette impossibilité semble certes aller de soi, mais la beauté de la théorie de Kant repose sur le fait qu'il est néanmoins possible de prouver que nous sommes aussi capables de le faire. L'élaboration que fait Kant du concept de mal pur, radical, provient précisément d'un tel geste, où nous mettons explicitement quelque chose de particulier à la place de la loi, et cette particularité elle-même agit comme une forme de législation suprême. Ce mal n'est pas une question de faiblesse, de manque, de transgression ou d'impulsions pathologiques» temporaires; c'est le Mal en tant qu'«attitude éthique». On en trouve l'exemple le plus raffiné dans La Mêtaphysique des mœurs. Kant analyse la différence entre le meurtre d'un monarque et son exécution dans les formes, et il définit cette dernière comme un acte de « suicide de l'État» (17).
[...]
L'horreur et la fascination de Kant envers un crime de cette nature s'expliquent peut-être par le fait que, chaque fois qu'il s'y trouve confronté (ce qui n'est pas rare, loin s'en faut), il est forcé de le décrire dans les mêmes termes que le pur acte moral - le seul ajout qu'il puisse faire à sa description est la «perversité» de cet acte. Kant n'a été capable de maintenir l'idée du Bien qu'au prix de l'abandon de la possibilité d'un acte purement moral, éthique: les seuls exemples non ambigus qu'il trouve de cet acte sont des exemples de mal radical, avec leurs agents dans le rôle des «gardiens de l'être du crime en tant que tel» - selon les mots utilisés par Lacan pour décrire la position d'Antigone* et de son acte. Bien que le suicide apparaisse dans cette perspective comme un acte de mal radical, il préserve ia dignité et la structure de l'acte par excellence, dans la mesure où le noyau de sa structure est précisément - pour reprendre le mot de Miller - un délit.
(20)
Notes
14. Voir le chaitre IV de Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII: L'Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.
16. Jacques-Alain Miller, «Jacques Lacan: remarques sur son concept de passage à l'acte», Mental, n. 17, avril, 2006.
17. Kant's Political Writings, éd. Hans Reiss, Cambridge University Press, 1970, p. 146.
20. E. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p. 204.
Commentaire
La mort volontaire comme acte éthique radicalement pur et achevé ne semble pas se rencontrer souvent dans la plupart des suicides contemporains, si l'on se fie, par exemple, aux lettres d'adieu* laissées par les personnes suicidées ou à la typologie* du suicide de Durkheim*. Les suicidants* souffrant d'un «mal-être» cherchent avant tout une compensation, c'est-à-dire ils sont en quête d'un «bien-être» quelquefois dans l'effacement ou l'anéantissement, le plus souvent dans une autre vie qui ressemble à celle d'ici bas, mais sans la souffrance et l'angoisse, la dépression*. Leur geste n'est pas gratuit, mais utile. Ils cherchent un effet. Leur but n'est pas de transcender ou d'abolir leur être pour devenir une personne radicalement autre en posant un acte éthique pur et achevé, mais d'être délivrés de la douleur. Ceci nous paraît s'avérer non seulement dans les suicides dits «égoïstes», mais aussi dans les suicides dits «altruistes», selon la nomenclature de Durkheim où l'on sacrifie sa vie pour le bien-être d'autrui, pour la liberté* de son peuple, etc., un suicide conforme au devoir et à la norme, un geste dit «normal». Si l'on tient compte des hypothèses de Kant, Lacan et Miller, le suicide comme acte éthique dans toute sa pureté et dans tout son achèvement, comme délit face à la norme ou comme transgression au-delà du principe de plaisir et au-delà de la morale ressemble-t-il à celui qu'on nous a présenté de la mort volontaire de Socrate*, Caton*, Sénèque*, Hannibal*, Cornélia*, Jésus, Ghandi, Palach* ou davantage à celle d'Antigone*, de Tristan et Iseut,* de Thelma et Louise* ou encore de celle de Fane dans le film Meurtre de Hitchcock ?
Le suicide, comme tout autre acte humain, ne participe-il pas à l'ambiguïté de toute conscience humaine? L'acte authentique et libre serait celui qui fait fi de toute loi, parviendrait à vaincre tous les préjugés de l'opinion publique et tout attachement à l'idée d'autrui, de toute autorité et de toute communauté et qui, dans sa solitude sans appui et dans son autonomie* la plus radicale, accomplirait l'acte «pur», dégagé de toute chaîne morale et physique, l'acte «pur» jugé par la société comme délit. Je pense à la structure de l'acte de «désobéissance civile» proposé par Henry David Thoreau en Walden (1854) ou encore au «Grand Refus» de Marcuse (1972), «l'attitude globale d'une conscience qui ne veut pas se plier au jeu de la répression et invente un jeu de la «différence qualitative». Marcuse appelle celle-ci un «scandale», parce qu'elle représente des images de l'homme et de la société en contradiction flagrante avec la moralité de la société établie et parce qu'elle revendique la transformation des consciences et des besoins. Le Grand Refus est l'acte pur où l'on n'agit pas par nécessité*, mais par liberté* (É. Volant, Le jeu des affranchis. Confrontation Marcuse-Moltmann, Fides, 1976, p. 200-208).
La «morale ouverte» des saints et des héros, vue par Bergson* se rapproche de la structure de ce pur acte éthique. «La part majeure du comportement humain subit l'impact de la pression sociale s'exerçant sur lui. Fonctionnant à la manière des déterminismes biologiques, les habitudes collectives sont des mécanismes de maintien et de contrôle de la vie dans la cité [...] Au- delà de ce «moi social» et à mesure où il descend davantage en lui-même, l'individu découvre "une personnalité de plus en plus originale, incommensurable avec les autres et d'ailleurs inexprimable". La conscience libre ne semble pas avoir "le sens des proportions parce qu'elle n'emprunte pas à la société son étalon, ses instruments, ses méthodes de mesure" [...] Aux grands moments de l'histoire, des saints et des héros entrent dans la durée et incarnent par la nouveauté de leurs attitudes, de nouveaux modèles de justice et de fraternité. [...] Le devoir-être (éthique) remplace l'être (les faits moraux).» (É. Volant, Des morales. Crises et impératifs, Montréal, Médiaspaul, 1985, p, 136-144).
«Sans elle [la désobéissance], que feraient les enfants, les héros, les artistes?» (Jean Cocteau) Initialement, Mesrine* aurait pu devenir un modèle de l'acte éthique pur, au-delà de toute morale et au-delà de l'instinct du plaisir, mais ses comportements ne l'ont pas transformé, ni transformé la société. Par contre, la «colombe» , partisan d'une solution pacifique lors d'un conflit, à l'opposé du faucon, pourrait devenir capable d'acte éthique pur dans la mesure où il traduit son attitude éthique en acte concret anti-guerre en tant que déserteur, renégat ou apostat. Cependant, on peut toujours s'interroger, avec un brin de doute, sur l'authenticité de cet acte et de l'attitude qu'il exprime. Et nous reviendrons ainsi à la case de départ: ne serait-il pas trop chargé de négativité et d'émotion pour échapper à l'ambiguïté? Où est la place accordée à la sensibilité éthique? La qualité suprême de l'acte éthique résiderait-t-elle dans sa rationalité hors de tout désir ou de tout plaisir?