Marguerite Yourcenar, Souvenirs pieux, Paris, Gallimard, «Folio», 1974, p. 34 -36 (parsim)
L'éléphant
L'objet est banal: pieux bibelot qu'on a mis là parmi des noeuds de ruban presque aussi rituels, mais qu'auparavant Fernande a probablement fait bénir. L'ivoire provient d'un éléphant tué dans la forêt congolaise, dont les défenses ont été vendues à bas prix par des indigènes à quelque traficant belge. Cette grande masse de vie intelligente, issue d'une dynastie qui remonte au moins jusqu'au début du Pléistocène, a abouti à cela. Ce brimborion a fait partie d'un animal qui a brouté l'herbe et bu l'eau des fleuves, qui s'est baigné dans la bonne boue tiède, qui s'est servi de cet ivoire pour combattre un rival ou essayer de parer aux attaques de l'homme, qui a flatté de sa trompe la femelle avec qui il s'accouplait. L'artiste qui a façonné cette matière n'a su en faire qu'une bondieuserie de luxe: l'engelot censé représenter l'Ange Gardien auquel l'enfant croira un jour ressemble aux Cupidons joufflus fabriqués eux aussi en série par les tâcherons gréco-romains.
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La vache
Le lait apaise les cris de la petite fille. Elle a vite appris à tirer presqu sauvagement sur la mamelle de caoutchouc; la sensation du bon liquide coulant en elle est sans doute son premier plaisir. Le riche aliment sort d'une bête nourricière, symbole animal de la terre féconde, qui donne aux hommes non seulement son lait, mais plus tard, quand ses pis se seront définitivement épuisés, sa maigre chair, et finalement son cuir, ses tendons et ses os dont on fera de la colle et du noir animal. Elle mourra d'une mort presque toujours atroce, arrachée aux prés habituels, après le long voyage dans le wagon à bestiaux qui la cahotera vers l'abattoir, souvent meurtrie, privée d'eau, effrayée en tout cas par ses secousses et ces bruits nouveaux pour elle. Ou bien, elle sera poussée en plein soleil, le long d'une route, par des hommes qui la piquent de leurs longs aiguillons, la malmènent si elle est rétive; elle arrivera pantelante au lieu de l'exécution, la corde au cou, parfois l'oeil crevé, remise entre les mains de tueurs que brutalise leur misérable métier, et qui commenceront peut-être à la dépecer pas tout à fait morte. Son nom même, qui devrait être sacré aux hommes quelle nourrit, est ridicule en français, et certains lecteurs de ce livre trouveront sans doute cette remarque et celles qui précèdent ridicules.