L'Encyclopédie sur la mort


Solon devant Crésus : la belle mort

Hérodote

Né dans la région de Halicarnasse (aujourd'hui Bodrum, Turquie), habitée par les Grecs et dominée par les Perses, vers 484 avant notre ère et décédé à Thourioi (Thurium sur le Golfe de Tarente) vers 425, Hérodote est considéré depuis Cicéron comme le «Père de l'histoire». Le mot grec historia signifie «recherche, exploration» et est traduit en français par «histoire (s)» ou «enquête». L'Histoire ou L'Enquête d'Hérodote est la seule oeuvre de cet auteur, un grand récit non pas épique, mais historique, resté inachevé, qu'il entrepris après plusieurs voyages et un long séjour à Athènes. L'histoire qui suit est le récit du sage Solon, reçu à la cour de Crésus et témoin des richesses de ce dernier. À Crésus qui lui demande «quel est l'homme le plus heureux que vous ayez connu?», il lui répond: l'homme qui connaît une «belle mort» est l'homme que vous cherchez. Les biens sur cette terre sont aussi éphémères que la vie elle-même. Le critère ultime d'une vie heureuse, c'est la qualité de la mort qu'elle soit glorieuse au combat ou sereine après une longue vie.
XXX. Solon étant donc sorti d'Athènes par ce motif, et pour s'instruire des coutumes des peuples étrangers, alla d'abord en Égypte, à la cour d'Amasis, et de là à Sardes, à celle de Crésus, qui le reçut avec distinction et le logea dans son palais. Trois ou quatre jours après son arrivée, il fut conduit par ordre du prince dans les trésors, dont on lui montra toutes les richesses. Quand Solon les eut vues et suffisamment considérées, le roi lui parla en ces termes : « Le bruit de votre sagesse et de vos voyages est venu jusqu'à nous, et je n'ignore point qu'en parcourant tant de pays vous n'avez eu d'autre but que de vous instruire de leurs lois et de leurs usages, et de perfectionner vos connaissances. Je désire savoir quel est l'homme le plus heureux que vous ayez vu.» Il lui faisait cette question, parce qu'il se croyait lui-même le plus heureux de tous les hommes. «C'est Tellus d'Athènes» lui dit Solon sans le flatter, et sans lui déguiser la vérité. Crésus, étonné de cette réponse : «Sur quoi donc, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellus si heureux ? - Parce qu'il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, qu'il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d'eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu'enfin, après avoir joui d'une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d'une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Éleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais du public dans l'endroit même où il était tombé mort, et lui rendirent de grands honneurs.»

XXXI. Tout ce que Solon venait de dire sur la félicité de Tellus excita Crésus à lui demander quel était celui qu'il estimait après cet Athénien le plus heureux des hommes, ne doutant point que la seconde place ne lui appartînt. « Cléobis et Biton, répondit Solon : ils étaient Argiens, et jouissaient d'un bien honnête ; ils étaient outre cela si forts, qu'ils avaient tous deux également remporté des prix aux jeux publics. On raconte d'eux aussi le trait suivant. Les Argiens célébraient une fête en l'honneur de Junon. Il fallait absolument que leur mère se rendît au temple sur un char traîné par un couple de boeufs. Comme le temps de la cérémonie pressait, et qu'il ne permettait pas à ces jeunes gens d'aller chercher leurs boeufs, qui n'étaient point encore revenus des champs, ils se mirent eux-mêmes sous le joug ; et tirant le char sur lequel leur mère était montée, ils le conduisirent ainsi quarante-cinq stades jusqu'au temple de la déesse. Après cette action, dont tonte l'assemblée fut témoin, ils terminèrent leurs jours de la manière la plus heureuse, et la divinité fit voir par cet événement qu'il est plus avantageux à l'homme de mourir que de vivre. Les Argiens assemblés autour de ces deux jeunes gens louaient leur bon naturel, et les Argiennes félicitaient la prêtresse d'avoir de tels enfants. Celle-ci, comblée de joie et de l'action et des louanges qu'on lui donnait, debout aux pieds de la statue, pria la déesse d'accorder à ses deux fils Cléobis et Biton le plus grand bonheur que pût obtenir un mortel. Cette prière finie, après le sacrifice et le festin ordinaire dans ces sortes de fêtes, les deux jeunes gens, s'étant endormis dans le temple même, ne se réveillèrent plus, et terminèrent ainsi leur vie. Les Argiens, les regardant comme deux personnages distingués, firent faire leur statue, et les envoyèrent au temple de Delphes (17). »

XXXII. Solon accordait par ce discours le second rang à Cléobis et Biton. « Athénien, répliqua Crésus en colère, faites-vous donc si peu de cas de ma félicité que vous me jugiez indigne d'être comparé avec des hommes privés ? - Seigneur, reprit Solon, vous me demandez ce que je pense de la vie humaine : ai-je donc pu vous répondre autrement, moi qui sais que la Divinité est jalouse du bonheur des humains, et qu'elle se plaît à le troubler ? car dans une longue carrière on voit et l'on souffre bien des choses fâcheuses. Je donne à un homme soixante-dix ans pour le plus long terme de sa vie. Ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille deux cents jours, en omettant les mois intercalaires ; mais, si chaque sixième année on ajoute un mois, afin que les saisons se retrouvent précisément au temps où elles doivent arriver, dans les soixante-dix ans vous aurez douze mois intercalaires, moins la troisième partie d'un mois, qui feront trois cent cinquante jours, lesquels, ajoutés à vingt-cinq mille deux cents, donneront vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours. Or de ces vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours, qui font soixante-dix ans, vous n'en trouverez pas un qui amène un événement absolument semblable. Il faut donc en convenir, seigneur, l'homme n'est que vicissitude. Vous avez certainement des richesses considérables, et vous régnez sur un peuple nombreux ; mais je ne puis répondre à votre question que je ne sache si vous avez fini vos jours dans la prospérité ; car l'homme comblé de richesses n'est pas plus heureux que celui qui n'a que le simple nécessaire, à moins que la fortune ne l'accompagne, et que, jouissant de toutes sortes de biens, il ne termine heureusement sa carrière. Rien de plus commun que le malheur dans l'opulence, et le bonheur dans la médiocrité. Un homme puissamment riche, mais malheureux, n'a que deux avantages sur celui qui a du bonheur ; mais celui-ci en a un grand nombre sur le riche malheureux.

L'homme riche est plus en état de contenter ses désirs et de supporter de grandes pertes ; mais, si l'autre ne peut soutenir de grandes pertes ni satisfaire ses désirs, son bonheur le met à couvert des uns et des autres, et en cela il l'emporte sur le riche. D'ailleurs il a l'usage de tous ses membres, il jouit d'une bonne santé, il n'éprouve aucun malheur, il est beau, et heureux en enfants. Si à tous ces avantages vous ajoutez celui d'une belle mort, c'est cet homme-là que vous cherchez, c'est lui qui mérite d'être appelé heureux. Mais, avant sa mort, suspendez votre jugement, ne lui donnez point ce nom ; dites seulement qu'il est fortuné. Il est impossible qu'un homme réunisse tous ces avantages, de même qu'il n'y a point de pays qui se suffise, et qui renferme tous les biens : car, si un pays en a quelques-uns, il est privé de quelques autres ; le meilleur est celui qui en a le plus. Il en est ainsi de l'homme : il n'y en a pas un qui se suffise à lui-même : s'il possède quelques avantages, d'autres lui manquent. Celui qui en réunit un plus grand nombre, qui les conserve jusqu'à la fin de ses jours, et sort ensuite tranquillement de cette vie ; celui-là, seigneur, mérite, à mon avis, d'être appelé heureux. Il faut considérer la fin de toutes choses, et voir quelle en sera l'issue ; car il arrive que Dieu, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruit souvent radicalement.»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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