Phase terminale, agonie, dernier souffle, voici des mots qui terrorisent. Cette épreuve ultime obligée apparaît comme un immense cauchemar fatal complètement négatif et inutile. Mais à cette réaction spontanée, certes fort légitime, peut-on opposer une autre vision? En d'autres termes, expirer peut-il être un acte positif? Le dernier souffle peut-il être une expérience significative? Est-il possible d'effectuer ce passage vers l'Au-delà en toute lucidité? À quelles conditions?
J'avoue qu'il m'est encore difficile d'aborder cette question selon mon Je essentiel.Certes, l'affreuse maladie dévorante, l'agonie et le décès de Francine, ma première épouse, m'ont révélé des facettes de la réalité de la vie que je n'avais pas jusque-là prises en compte. Mais neuf ans plus tard, je vis trop souvent encore comme si je n'allais jamais mourir. Les filets des attraits profanes, me détournent encore de la Voie que cette femme m'aura fait découvrir et désirer. Tout se passe comme s'il fallait à nouveau ce choc brutal d'un cancer qui atteint, cette fois-ci ma seconde épouse, May, pour que ma vie cherche enfin à se conformer à ce que j'ai jadis aperçu... Cette réserve faite, le lecteur saura qu'en ce domaine, je crois qu'il faut être à l'écoute des initiés et de ceux qui ont expériencié le chemin des petites morts et qu'ici je ne fais que rendre compte d'une voie suivie par ces pèlerins.
Les étapes de l'abandon
Francine n'avait que 36 ans, quand elle est décédée. Elle devait laisser deux enfants âgés respectivement de 9 et 11 ans à qui elle avait donné le meilleur de sa vie depuis leur naissance.
Comme au début de son mariage, elle avait eu deux fausses couches, la naissance de sa fille, puis celle de son garçon auront suscité chez elle le désir profond de s'occuper d'eux jour après jour. heure après heure. minute après minute. Parfaitement consciente que ce choix rognait sa production de tapisserie, elle acceptait malgré tout de consacrer beaucoup d'attention à l'éclosion de ces deux vies. Ce quotidien aura produit dans sa maison une fête perpétuelle de jeunes enfants qui mordaient dans la vie avec tout l'enthousiasme de leur élan originel. Chaque phase de leur croissance était à la fois transformation et nouveau souffle comme l'est si merveilleusement au Québec l'arrivée de fleurs sauvages du printemps. En plein trottoir, aussi bien sur le boulevard St-Joseph que sur l'avenue Bloomfield, trientale, clinitonie et maienthème étaient les compagnes de cette femme si amoureuse de la vie.
Or, voici qu'un jour, ce cycle si fécond s'est cassé: Francine avait la leucémie. Du coup, sa belIe assurance s'est vite remplacée par la terreur. Elle n'acceptait pas de confier à des mains étrangères ses enfants à peine éclos. Cet arrachement jetait le chaos dans son équilibre merveilleux et fragile. En outre, il y avait les traitements médicaux qui n'offraient pas de guérison. Au mieux, elle pouvait reporter l'échéance de la mort, mais en assumant totalement tous les aléas d'une existence amoindrie, dépendante et fort brève. Cette perspective n'était pas très invitante.
Or, par une sorte de paradoxe qu'il faudra bien ici expliciter, ces conditions limites ont été l'occasion pour Francine d'actualiser d'immenses énergies. Au fur et à mesure qu'elle se détachait de tout, ses forces créatrices et libératrices décuplaient. Vivre en sachant qu'elle allait mourir transformait du tout au tout ses rapports avec les êtres et les choses.
D'abord, elle réalisa en 16 mois plus d'œuvres que dans toutes ces années antérieures. Avec Lucie Laporte elle participait à une exposition de groupe de femmes à la galerie Powerhouse. Elle présenta une demande de bourse au Conseil des Arts pour réaliser six tapisseries sur le thème du fleuve St-Laurent et enfin, elle soumit une oeuvre au concours de la Première Biennale de Tapisserie qui fut acceptée. Au milieu de cette grande activité, elle chercha, en outre, à mettre de l'ordre dans la maison familiale. Son désir était que tout soit rangé avant son départ. Elle réaménagea les chambres des enfants par des décorations de son cru. Elle fit de même dans le salon. Et il restait encore du temps pour méditer et prier, faire du sport (ski de fond, natation), écouter avec attention les enfants, échanger avec les voisins, les amis, la famille. Fondamentalement sa liberté douce, légère et confiante ondoyait sur l'entourage. Sa manière d'être se répercutait sur chacun d'entre nous. Nous devenions meilleurs grâce à elle. Elle avait bien saisi de l'intérieur cette transformation globale. C'est pourquoi, elle a choisi d'en léguer l'origine aux enfants sous forme d'une histoire:
HISTOIRE D'UN GRAND VOYAGE
Il était, aujourd'hui, une maman qui faisait le ménage dans sa cuisine. Elle finissait de ranger la vaisselle du souper avec son mari. Elle éteignait la lumière de sa cuisine, se dirigea dans le long passage pour aller à l'autre bout de la maison, dans son lieu, dans sa chambre. Elle ressentit soudain une grande fatigue. Elle s'étendit sur son lit et s'endormit.
Elle se réveilla le lendemain et ne se trouva plus dans sa maison, dans son lit. Elle avait été transportée par des forces inconnues par elle. Voici ce qu'elle vit depuis ce réveil.
Elle ouvre les yeux et cette maman se trouve placée sur une immense balance. Elle constate qu'elle a beaucoup trop de poids. Elle est toute seule dans une grande pièce toute blanche couverte complètement d'ouate. Elle retire d'abord ses chaussures, puis ses bas, puis sa jupe (elle ne s'était pas déshabillée), puis sa blouse, maintenant elle est toute nue, toute blanche. Dans l'autre plateau de la balance, elle prit un tissu léger qui y était. Le plateau de la balance s'est aussitôt rééquilibrée.
Elle descend de cette balance... et constate combien elle est légère, aussi légère qu'une toute petite fleur des bois,qu'une aile de papillon, qu'une goutte d'eau. Et depuis elle se promène partout, légère, légère, passant à travers les rayons du soleil, à travers le vent. Elle va même vers son mari et lui donne un peu de légèreté. Elle va voir ses enfants et elle les rend aussi plus légers.
Ils ne s'en rendent pas compte et petit à petit, ils se transforment. Ils deviennent moins lourds, plus sensibles, plus joyeux.
Et ils se mettent à sourire sans savoir pourquoi...
À la vérité, que s'est-il passé pour qu'un tel changement se produise chez cette personne? De fait, rien de très spécial, si ce n'est qu'elle a abordé et vécu cette expérience différemment des expériences antérieures. Au lieu de demander à sa raison et à sa volonté d'assumer en totalité cette souffrance incompréhensible, elle s'est laissée guider par une force spirituelle. Sa concentration sur cette énergie supra-naturelle l'a amenée à substituer les valeurs de sécurité, de pouvoir, d'autorité et de possession par celles de disponibilité, de légèreté, de sérénité et de foi. Du coup, son moi s'est transformé. Voici à ce propos, ce qu'elle m'écrivait quelques semaines avant sa mort:
Hara-État de grâce, dépouillement vie/mort
J'étais comme la violette sauvage
J'ai toujours voulu te donner sa couleur grave, son odeur
subtile, sa forme simple
Maintenant je veux te donner une fleur unique orange
pavot
Elle est la rareté
Le moi plus grand que le moi. Celui que l'on retrouve
dans le centre de son corps. Celui qui nous permet de
communiquer avec l'Être.
où je serai
où toi tu viendras...
Ayant reconnu cet élan vital en elle, au lieu de se durcir en volonté de durée dans une forme corporelle, elle chercha à se soumettre à cette grande métamorphose qui débouche sur l'indestructible Unité.
Ce choix ne s'est pas fait sans déchirement. Aussi pour pratiquer cette voie et s'y maintenir coûte que coûte, elle fit appel aux exercices développés par Carl Simonton et Karlfied Graf Durckheim qui consistent essentiellement à pratiquer la méditation, à visualiser sa maladie et les éléments qui la combattent, et enfin, à se doter de projets à réaliser coûte que coûte. Au centre de ces diverses pratiques, se retrouve l'exercice de la méditation qui vise à réaliser l'immobilité détendue du corps. le contrôle de la respiration et enfin la découverte du «Centre». Pour ce faire, Francine s'assoyait sur un coussin, la tête inclinée ou, en période de grande douleur, elle demeurait couchée. Se concentrant sur son ventre, elle laissait monter un son, c'est-à-dire une expiration lente, ample et profonde. Elle pouvait alors goûter le vide de la détente avant de sentir entrer librement et sans effort un nouveau flot d'air. C'est cet art du souffle centré sur l'expiration qui lui a révélé le chemin du lâcher prise et de l'abandon qui procure le silence, la paix, la force et la joie. Retrouvant la voix dans l'expiration, elle découvrait que l'exercice de la parfaite maîtrise de ce mouvement simple et répétitif la conduisait sur la voie de la spiritualité. Développant une fidélité à cette expérience elle a appris à se laisser porter entièrement dans l'expiration. Cette ouverture à la respiration juste a fait tomber ses peurs, ses tensions, ses durcissements, et ses résistances. Habitée par ce souffle transformateur, elle a connu une liberté et une légèreté qui transcendaient ses seules forces humaines.
Le soufle, élément primordial
Témoin quotidien de cette expérience exceptionnelle, j'ai découvert après le décès de Francine que la respiration est l'élément premier et dernier de la vie sur la terre. Pour donner naissance à un enfant, la respiration est au centre. Au seuil de la mort, le mourant se dépouille graduellement de sa conscience sensorielle et rationnelle pour ne se concentrer finalement que sur sa respiration. Cette perte de l'usage des sens ne se fait pas sans heurt. Les derniers jours et les dernières heures, le moi existentiel rassemble toutes ses énergies pour échapper à l'inéluctable: colère, angoisse, détresse, peine viennent ponctuer cette échéance. Par ailleurs, cet arrachement qui annonce les ténèbres de la fin s'accompagne d'une respiration qui s'avère être le dernier geste qui peut conduire à la clarté d'une aube infinie.
En conséquence, on peut facilement admettre que le souffle est un élément éminemment actif et éminemment précieux, éminemment primordial dans la mesure où il sert de passage à la vie comme l'après-vie, en même temps qu'il est le chemin, nous l'avons vu, de l'élévation spirituelle. Malheureusement, l'exercice quotidien de la respiration n'est pas très en vogue, notamment auprès du mourant qui, souvent, n'a pas le pouvoir de vivre sa mort. En outre, les enseignements sur la respiration sont en géneraI erronés. Par .exemple, pour l'accouchement on propose aux femmes de prendre une grande inspiration avec la poitrine, de bloquer, puis de pousser. Ce qui est faux. Les contractions sont des moments d'orage et de tempête qui incitent à crier ou à l'inverse, à se maîtriser à l'aide d'une inspiration. Mais dans cette tourmente, au lieu de se raidir, de se fermer et de se battre, il est préférable , au moyen d'une expiration douce et ferme, de lâcher prise, de laisser aller, d'entrer dans le mouvement et d'en épouser son rythme , de se couler dans la vague jusqu'à ce que la contraction cesse et que le ventre se détende. En effet, le relâchement du ventre entraîne l'entrée d'air, c'est-à-dire l'inspiration spontanée. Certes, cette épreuve de la naissance est terrifiante et effrayante. Elle est un cataclysme. Mais cette violence peut être vécue avec une détermination consciente, si au lieu de lutter, on sait s'abandonner par une expiration lente à cette grande force vitale.
La mort qui ouvre sur une nouvelle vie est aussi un cataclysme, sans doute plus effrayant et plus terrifiant que la naissance. Mais là encore, la concentration sur la respiration peut faciliter au mourant le détachement de l'abandon. En effet, l'attention sur l'ultime souffle qui vivifie, lui révèle que son dépouillement et sa nudité s'ouvrent sur l'accueil du grand inconnu. Évidemment, comme nous ne savons rien de l'après-vie, ce passage peut apparaître comme un immense geste de foi qui ne convient qu'à ceux qui croient. De même, les actes de naître et de mourir peuvent sans doute se rejoindre dans la respiration, mais il serait saugrenu d'affirmer leur identité. À ces objections, il faut rappeler ici que l'expérience de Francine qui a complètement transformé ses attitudes à l'égard d'elle-même, des choses et de son entourage, révèle la double dimension de la personne humaine. En s'appuyant sur son témoignage et sur ceux qui méditent et prient, on peut constater qu'il existe une voie, un chemin qui permet, dans son existence quotidienne d'être transparent à la transcendance intérieure et ce faisant, de considérer la mort comme l'ultime passage vers cet Être.
Une telle attitude ne s'improvise pas. Par ailleurs, elle n'appartient pas uniquement à des êtres d'exception. Nous avons souvent eu la chance de connaître ces vieillards qui sont morts sereins et en paix. Comme le dit l'adage: ils sont morts comme ils ont vécu. En rétrospective, les survivants découvrent que c,est leur spiritualité qui leur a donné leur sagesse et leur bonté en cette vie, puis sérénité et abandon au seuil de la mort. D'un mot, ils étaient soumis à un ordre fondamental qui leur a servi de guide tout au long de leur cheminement sur la terre. Aussi, ont-ils conservé cette même confiance docile au moment de mourir...
Cette sagesse séculaire n'est pas révolue. Si je me réfère à Francine, il m'apparaît que cette expérience de spiritualité se poursuit à nouveau sous d'autres formes. Par exemple, l'exercice de la méditation constitué de temps de silence et de respiration juste ouvre sur la voie interieure. En effet, cette pratique quotidienne, répétée avec conviction crée les conditions d'accueil confiant à cette transcendance qui transforme le sens de l'existence terrestre. Mais, encore une fois, pour qu'un tel changement se produise, cet exercice de la respiration ne consiste pas, même consciemment, à aspirer et à respirer de l'air, mais plutôt par l'expiration lentle, profonde et libre à s'ouvrir à soi-même, à se libérer, à se vider et à faire place, à s'abandonner, à se donner, à se fusionner à cette grande Force spirituelle pour, par un mouvement d'inspiration, se ressaisir à nouveau dans son moi régénéré, puis au seuil de la mort pour répondre au rappel en toute confiance. Cette plongée confiante dans l'expiration. qui est une pratique d'abandon et de soumission, est finalement une expérience éminemment positive, dans la mesure où le vide ouvre et débouche sur une plénitude. Ainsi, en est-il de l'agonie qui, malgré la perte graduelle des sens, se confine sur la puissance formidable de l'expiration qui assure le passage conscient et confiant sur l'Au-delà.
J'admets sans difficulté que cette approche de la respiration n'est pas facile à saisir et à pratiquer jour après jour. Je disais plus haut que nous avons plutôt appris, même dans l'accouchement, à mettre l'accent sur I'inspiration et donc sur la respiration volontaire. De même, à la phase terminale, le mourant et ceux qui l'accompagnent, semblent incapables de pratiquer la méditation, c'est -à-dire la voie du silence et de la respiration qui relie à la transcendance. De fait, naître et mourir ne sont pas pour beaucoup d'entre nous des expériences spirituelles. Paraphrasant K..G, Dürckheim, nous pourrions. dire qu'a la différence des Orientaux qui, durant toute leur vie, ont posé de part et d'autre des deux rives matérielle et spirituelle, plusieurs Québécois de la génération des années 1960 ont mis leurs pieds sur la seule rive matérielle. Néanmoins, je crois que nous pouvons redécouvrir. redécouvrir et adapter à nos besoins cette expérience spirituelle fort connue et pratiquée par nos ancêtres et nos vieux parents du pays du Québec. Il suffit de dépouiller, de déterrer et de purifier, comme a fait Francine, pour sentir que ce contact était toujours là. Ensuite, il faut s'informer, se nourrir et suivre des maîtres-pèlerins qui marchent déjà dans cette voie. À leur suite, nous découvrirons que l'exercice de l'expiration-abandon est la voie royale pour, à l'heure de la mort, supporter la douloureuse destruction d'un moi qui souffre les dernières affres de l'inévitable arrachement, sachant d'expérience que le dernier souffle va rejoindre le Souffle éternel.
Les étapes de l'abandon
Francine n'avait que 36 ans, quand elle est décédée. Elle devait laisser deux enfants âgés respectivement de 9 et 11 ans à qui elle avait donné le meilleur de sa vie depuis leur naissance.
Comme au début de son mariage, elle avait eu deux fausses couches, la naissance de sa fille, puis celle de son garçon auront suscité chez elle le désir profond de s'occuper d'eux jour après jour. heure après heure. minute après minute. Parfaitement consciente que ce choix rognait sa production de tapisserie, elle acceptait malgré tout de consacrer beaucoup d'attention à l'éclosion de ces deux vies. Ce quotidien aura produit dans sa maison une fête perpétuelle de jeunes enfants qui mordaient dans la vie avec tout l'enthousiasme de leur élan originel. Chaque phase de leur croissance était à la fois transformation et nouveau souffle comme l'est si merveilleusement au Québec l'arrivée de fleurs sauvages du printemps. En plein trottoir, aussi bien sur le boulevard St-Joseph que sur l'avenue Bloomfield, trientale, clinitonie et maienthème étaient les compagnes de cette femme si amoureuse de la vie.
Or, voici qu'un jour, ce cycle si fécond s'est cassé: Francine avait la leucémie. Du coup, sa belIe assurance s'est vite remplacée par la terreur. Elle n'acceptait pas de confier à des mains étrangères ses enfants à peine éclos. Cet arrachement jetait le chaos dans son équilibre merveilleux et fragile. En outre, il y avait les traitements médicaux qui n'offraient pas de guérison. Au mieux, elle pouvait reporter l'échéance de la mort, mais en assumant totalement tous les aléas d'une existence amoindrie, dépendante et fort brève. Cette perspective n'était pas très invitante.
Or, par une sorte de paradoxe qu'il faudra bien ici expliciter, ces conditions limites ont été l'occasion pour Francine d'actualiser d'immenses énergies. Au fur et à mesure qu'elle se détachait de tout, ses forces créatrices et libératrices décuplaient. Vivre en sachant qu'elle allait mourir transformait du tout au tout ses rapports avec les êtres et les choses.
D'abord, elle réalisa en 16 mois plus d'œuvres que dans toutes ces années antérieures. Avec Lucie Laporte elle participait à une exposition de groupe de femmes à la galerie Powerhouse. Elle présenta une demande de bourse au Conseil des Arts pour réaliser six tapisseries sur le thème du fleuve St-Laurent et enfin, elle soumit une oeuvre au concours de la Première Biennale de Tapisserie qui fut acceptée. Au milieu de cette grande activité, elle chercha, en outre, à mettre de l'ordre dans la maison familiale. Son désir était que tout soit rangé avant son départ. Elle réaménagea les chambres des enfants par des décorations de son cru. Elle fit de même dans le salon. Et il restait encore du temps pour méditer et prier, faire du sport (ski de fond, natation), écouter avec attention les enfants, échanger avec les voisins, les amis, la famille. Fondamentalement sa liberté douce, légère et confiante ondoyait sur l'entourage. Sa manière d'être se répercutait sur chacun d'entre nous. Nous devenions meilleurs grâce à elle. Elle avait bien saisi de l'intérieur cette transformation globale. C'est pourquoi, elle a choisi d'en léguer l'origine aux enfants sous forme d'une histoire:
HISTOIRE D'UN GRAND VOYAGE
Il était, aujourd'hui, une maman qui faisait le ménage dans sa cuisine. Elle finissait de ranger la vaisselle du souper avec son mari. Elle éteignait la lumière de sa cuisine, se dirigea dans le long passage pour aller à l'autre bout de la maison, dans son lieu, dans sa chambre. Elle ressentit soudain une grande fatigue. Elle s'étendit sur son lit et s'endormit.
Elle se réveilla le lendemain et ne se trouva plus dans sa maison, dans son lit. Elle avait été transportée par des forces inconnues par elle. Voici ce qu'elle vit depuis ce réveil.
Elle ouvre les yeux et cette maman se trouve placée sur une immense balance. Elle constate qu'elle a beaucoup trop de poids. Elle est toute seule dans une grande pièce toute blanche couverte complètement d'ouate. Elle retire d'abord ses chaussures, puis ses bas, puis sa jupe (elle ne s'était pas déshabillée), puis sa blouse, maintenant elle est toute nue, toute blanche. Dans l'autre plateau de la balance, elle prit un tissu léger qui y était. Le plateau de la balance s'est aussitôt rééquilibrée.
Elle descend de cette balance... et constate combien elle est légère, aussi légère qu'une toute petite fleur des bois,qu'une aile de papillon, qu'une goutte d'eau. Et depuis elle se promène partout, légère, légère, passant à travers les rayons du soleil, à travers le vent. Elle va même vers son mari et lui donne un peu de légèreté. Elle va voir ses enfants et elle les rend aussi plus légers.
Ils ne s'en rendent pas compte et petit à petit, ils se transforment. Ils deviennent moins lourds, plus sensibles, plus joyeux.
Et ils se mettent à sourire sans savoir pourquoi...
À la vérité, que s'est-il passé pour qu'un tel changement se produise chez cette personne? De fait, rien de très spécial, si ce n'est qu'elle a abordé et vécu cette expérience différemment des expériences antérieures. Au lieu de demander à sa raison et à sa volonté d'assumer en totalité cette souffrance incompréhensible, elle s'est laissée guider par une force spirituelle. Sa concentration sur cette énergie supra-naturelle l'a amenée à substituer les valeurs de sécurité, de pouvoir, d'autorité et de possession par celles de disponibilité, de légèreté, de sérénité et de foi. Du coup, son moi s'est transformé. Voici à ce propos, ce qu'elle m'écrivait quelques semaines avant sa mort:
Hara-État de grâce, dépouillement vie/mort
J'étais comme la violette sauvage
J'ai toujours voulu te donner sa couleur grave, son odeur
subtile, sa forme simple
Maintenant je veux te donner une fleur unique orange
pavot
Elle est la rareté
Le moi plus grand que le moi. Celui que l'on retrouve
dans le centre de son corps. Celui qui nous permet de
communiquer avec l'Être.
où je serai
où toi tu viendras...
Ayant reconnu cet élan vital en elle, au lieu de se durcir en volonté de durée dans une forme corporelle, elle chercha à se soumettre à cette grande métamorphose qui débouche sur l'indestructible Unité.
Ce choix ne s'est pas fait sans déchirement. Aussi pour pratiquer cette voie et s'y maintenir coûte que coûte, elle fit appel aux exercices développés par Carl Simonton et Karlfied Graf Durckheim qui consistent essentiellement à pratiquer la méditation, à visualiser sa maladie et les éléments qui la combattent, et enfin, à se doter de projets à réaliser coûte que coûte. Au centre de ces diverses pratiques, se retrouve l'exercice de la méditation qui vise à réaliser l'immobilité détendue du corps. le contrôle de la respiration et enfin la découverte du «Centre». Pour ce faire, Francine s'assoyait sur un coussin, la tête inclinée ou, en période de grande douleur, elle demeurait couchée. Se concentrant sur son ventre, elle laissait monter un son, c'est-à-dire une expiration lente, ample et profonde. Elle pouvait alors goûter le vide de la détente avant de sentir entrer librement et sans effort un nouveau flot d'air. C'est cet art du souffle centré sur l'expiration qui lui a révélé le chemin du lâcher prise et de l'abandon qui procure le silence, la paix, la force et la joie. Retrouvant la voix dans l'expiration, elle découvrait que l'exercice de la parfaite maîtrise de ce mouvement simple et répétitif la conduisait sur la voie de la spiritualité. Développant une fidélité à cette expérience elle a appris à se laisser porter entièrement dans l'expiration. Cette ouverture à la respiration juste a fait tomber ses peurs, ses tensions, ses durcissements, et ses résistances. Habitée par ce souffle transformateur, elle a connu une liberté et une légèreté qui transcendaient ses seules forces humaines.
Le soufle, élément primordial
Témoin quotidien de cette expérience exceptionnelle, j'ai découvert après le décès de Francine que la respiration est l'élément premier et dernier de la vie sur la terre. Pour donner naissance à un enfant, la respiration est au centre. Au seuil de la mort, le mourant se dépouille graduellement de sa conscience sensorielle et rationnelle pour ne se concentrer finalement que sur sa respiration. Cette perte de l'usage des sens ne se fait pas sans heurt. Les derniers jours et les dernières heures, le moi existentiel rassemble toutes ses énergies pour échapper à l'inéluctable: colère, angoisse, détresse, peine viennent ponctuer cette échéance. Par ailleurs, cet arrachement qui annonce les ténèbres de la fin s'accompagne d'une respiration qui s'avère être le dernier geste qui peut conduire à la clarté d'une aube infinie.
En conséquence, on peut facilement admettre que le souffle est un élément éminemment actif et éminemment précieux, éminemment primordial dans la mesure où il sert de passage à la vie comme l'après-vie, en même temps qu'il est le chemin, nous l'avons vu, de l'élévation spirituelle. Malheureusement, l'exercice quotidien de la respiration n'est pas très en vogue, notamment auprès du mourant qui, souvent, n'a pas le pouvoir de vivre sa mort. En outre, les enseignements sur la respiration sont en géneraI erronés. Par .exemple, pour l'accouchement on propose aux femmes de prendre une grande inspiration avec la poitrine, de bloquer, puis de pousser. Ce qui est faux. Les contractions sont des moments d'orage et de tempête qui incitent à crier ou à l'inverse, à se maîtriser à l'aide d'une inspiration. Mais dans cette tourmente, au lieu de se raidir, de se fermer et de se battre, il est préférable , au moyen d'une expiration douce et ferme, de lâcher prise, de laisser aller, d'entrer dans le mouvement et d'en épouser son rythme , de se couler dans la vague jusqu'à ce que la contraction cesse et que le ventre se détende. En effet, le relâchement du ventre entraîne l'entrée d'air, c'est-à-dire l'inspiration spontanée. Certes, cette épreuve de la naissance est terrifiante et effrayante. Elle est un cataclysme. Mais cette violence peut être vécue avec une détermination consciente, si au lieu de lutter, on sait s'abandonner par une expiration lente à cette grande force vitale.
La mort qui ouvre sur une nouvelle vie est aussi un cataclysme, sans doute plus effrayant et plus terrifiant que la naissance. Mais là encore, la concentration sur la respiration peut faciliter au mourant le détachement de l'abandon. En effet, l'attention sur l'ultime souffle qui vivifie, lui révèle que son dépouillement et sa nudité s'ouvrent sur l'accueil du grand inconnu. Évidemment, comme nous ne savons rien de l'après-vie, ce passage peut apparaître comme un immense geste de foi qui ne convient qu'à ceux qui croient. De même, les actes de naître et de mourir peuvent sans doute se rejoindre dans la respiration, mais il serait saugrenu d'affirmer leur identité. À ces objections, il faut rappeler ici que l'expérience de Francine qui a complètement transformé ses attitudes à l'égard d'elle-même, des choses et de son entourage, révèle la double dimension de la personne humaine. En s'appuyant sur son témoignage et sur ceux qui méditent et prient, on peut constater qu'il existe une voie, un chemin qui permet, dans son existence quotidienne d'être transparent à la transcendance intérieure et ce faisant, de considérer la mort comme l'ultime passage vers cet Être.
Une telle attitude ne s'improvise pas. Par ailleurs, elle n'appartient pas uniquement à des êtres d'exception. Nous avons souvent eu la chance de connaître ces vieillards qui sont morts sereins et en paix. Comme le dit l'adage: ils sont morts comme ils ont vécu. En rétrospective, les survivants découvrent que c,est leur spiritualité qui leur a donné leur sagesse et leur bonté en cette vie, puis sérénité et abandon au seuil de la mort. D'un mot, ils étaient soumis à un ordre fondamental qui leur a servi de guide tout au long de leur cheminement sur la terre. Aussi, ont-ils conservé cette même confiance docile au moment de mourir...
Cette sagesse séculaire n'est pas révolue. Si je me réfère à Francine, il m'apparaît que cette expérience de spiritualité se poursuit à nouveau sous d'autres formes. Par exemple, l'exercice de la méditation constitué de temps de silence et de respiration juste ouvre sur la voie interieure. En effet, cette pratique quotidienne, répétée avec conviction crée les conditions d'accueil confiant à cette transcendance qui transforme le sens de l'existence terrestre. Mais, encore une fois, pour qu'un tel changement se produise, cet exercice de la respiration ne consiste pas, même consciemment, à aspirer et à respirer de l'air, mais plutôt par l'expiration lentle, profonde et libre à s'ouvrir à soi-même, à se libérer, à se vider et à faire place, à s'abandonner, à se donner, à se fusionner à cette grande Force spirituelle pour, par un mouvement d'inspiration, se ressaisir à nouveau dans son moi régénéré, puis au seuil de la mort pour répondre au rappel en toute confiance. Cette plongée confiante dans l'expiration. qui est une pratique d'abandon et de soumission, est finalement une expérience éminemment positive, dans la mesure où le vide ouvre et débouche sur une plénitude. Ainsi, en est-il de l'agonie qui, malgré la perte graduelle des sens, se confine sur la puissance formidable de l'expiration qui assure le passage conscient et confiant sur l'Au-delà.
J'admets sans difficulté que cette approche de la respiration n'est pas facile à saisir et à pratiquer jour après jour. Je disais plus haut que nous avons plutôt appris, même dans l'accouchement, à mettre l'accent sur I'inspiration et donc sur la respiration volontaire. De même, à la phase terminale, le mourant et ceux qui l'accompagnent, semblent incapables de pratiquer la méditation, c'est -à-dire la voie du silence et de la respiration qui relie à la transcendance. De fait, naître et mourir ne sont pas pour beaucoup d'entre nous des expériences spirituelles. Paraphrasant K..G, Dürckheim, nous pourrions. dire qu'a la différence des Orientaux qui, durant toute leur vie, ont posé de part et d'autre des deux rives matérielle et spirituelle, plusieurs Québécois de la génération des années 1960 ont mis leurs pieds sur la seule rive matérielle. Néanmoins, je crois que nous pouvons redécouvrir. redécouvrir et adapter à nos besoins cette expérience spirituelle fort connue et pratiquée par nos ancêtres et nos vieux parents du pays du Québec. Il suffit de dépouiller, de déterrer et de purifier, comme a fait Francine, pour sentir que ce contact était toujours là. Ensuite, il faut s'informer, se nourrir et suivre des maîtres-pèlerins qui marchent déjà dans cette voie. À leur suite, nous découvrirons que l'exercice de l'expiration-abandon est la voie royale pour, à l'heure de la mort, supporter la douloureuse destruction d'un moi qui souffre les dernières affres de l'inévitable arrachement, sachant d'expérience que le dernier souffle va rejoindre le Souffle éternel.