L'Encyclopédie sur la mort


Léon Tolstoï. La traversée de la mort (Extraits)

Brigitte Picq

Tolstoï aime beaucoup la vie dont il cherche à jouir ardemment. Cependant, l'amour de la vie et le sentiment de la finitude sont étroitement liés dans l'âme du grand auteur russe. Ces deux sentiments, à la fois contradictoires et associés, traversent aussi ses oeuvres.Tolstoï a connu l'épreuve d'une longue crise existentielle accompagnée de l'obsession du suicide.
Dès le commencement de son Journal, tenu depuis l’âge de dix-neuf ans (3) —époque que Tolstoï fera coïncider plus tard avec le début de sa vie consciente —, se dévoile la simultanéité de deux expériences que l’on pourrait définir ainsi: d’une part, la jouissance de la vie dans son immédiateté, sentiment de l’ivresse de la vie (selon l’expression qu’il emploie dans la Confession écrite en 1880: «On ne peut vivre que tant qu’on est ivre de la vie»); d’autre part, l’expérience des limites et de la mort.

[...]

Cependant, ce sentiment de parfait ajustement à la vie connaît aussi des ombres. Il se voit physiquement et moralement tel qu’il ne voudrait pas être. [...] Il évoque non seulement une incessante lutte intérieure, mais aussi son impuissance,comme il l’exprime dans des termes saisissants: «Ma faiblesse est plus forte que moi (5).»

Au-delà de cette insatisfaction morale, il ressent cruellement le caractère inexorable de la finitude humaine. Son enfance et sa jeunesse ont été confrontées à la mort successive de sa mère, de son père, de sa grand-mère, d’une tante très chère et de deux frères. Il raconte, dans ses souvenirs d’enfance, comment la conscience de la mort a fait irruption dans son existence avec les cris de douleur de sa grand-mère perdant un fils très aimé, son propre père. La mort se manifestera aussi sous ses yeux dans son absurde gratuité lors du siège de Sébastopol en 1855,pendant lequel il voit les soldats souffrir et mourir partout autour de lui. Cette impression, qu’il décrira dans les Récits de Sébastopol, publiés en 1855 et 1856, le marquera profondément. Peu après, en 1860, la mort de son frère Nicolas fut vécue comme un véritable bouleversement. Tolstoï accompagna dans ses derniers instants ce frère auquel le liaient une profonde tendresse et une grande admiration. Il écrivit à ce moment-là, dans son Journal: «Presque un mois que Nikolenka est mort. Cet événement m’a terriblement arraché à la vie. De nouveau la question:à quoi bon? »

[...]

Après la longue période d’écriture de Guerre et Paix, Tolstoï fait une terrible expérience qui lui donna le sentiment de percevoir véritablement la présence de la mort et du néant. Il en fait part à son épouse Sophie, dans une lettre datée du 4 septembre 1869: «Tout à coup j’ai été pris d’une tristesse, d’une angoisse,d’une terreur comme je n’en ai jamais eues. Je te raconterai les détails plus tard,mais sache que jamais je n’ai éprouvé de sentiment aussi torturant,c’est une expérience que je ne souhaite à personne» (LI,236-237).

Malgré le succès de Guerre et Paix et en pleine rédaction de Anna Karénine, Tolstoï, âgé de près de cinquante ans, est saisi par une crise qui vient ébranler toute son existence. Succès littéraires, considération sociale, richesse, joies familiales, aucun deces signes extérieurs de bonheur ne peut le combler. Il est contraint de s’avouer, comme son futur héros Ivan Illitch,que «ce n’est pas ça».Ce doute absolu le conduira jusqu’à l’obsession du suicide. Il a décrit et analysé ce temps de crise par la suite dans sa Confession. Il lui semble que dans l’anéantissement du sens de tout ce qui le faisait vivre jusqu’alors, seules restent tangibles la certitude de la mort et la réalité du néant, avec la peur qui les accompagne. La nécessité du salut résume toutes les questions sur la vie:«Comment me sauver? Je sens que je suis perdu. Je vis et je meurs peu à peu, j’aime vivre et j’ai peur de la mort. Comment me sauver?» (JI,657). Cependant, le désespoir ne l’emporte pas. Regardant autour de lui, Tolstoï observe que les paysans acceptent la maladie et la mort avec une sérénité qui le pousse à s’interroger.Quel secret leur donne la force de continuer à vivre malgré les effroyables conditions d’existence qui sont les leurs? La question n’est plus alors de vivre ou de mourir, mais de chercher une compréhension de la vie qui résiste à la mort.

Notes
3. Rappelons que Léon Nikolaïevitch Tolstoï est né le 28 août 1828 à Iasnaïa Poliana, près de Toula, et qu’il est mort le 7
novembre 1910, dans la gare d’Astapovo.
5. Journaux et carnets, Gallimard, coll. « La Pléiade», 3 volumes (1979- 1985). Désormais J. suivi du tome correspondant et
de la page. Ici:JI, 432.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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