Tolstoï prête beaucoup de traits autobiographiques au personnage du jeune prince Nekhlioudov, dans sa nouvelle la Matinée d'un propriétaire (1856). Comme l'auteur, celui-ci abandonne l'université. Venu passer les vacances à la campagne, dans son domaine, il décide de s'y installer pour changer la vie de ses paysans. Cependant, même un «bon» barine, un bon seigneur, est séparé des paysans par un abîme. Tolstoï montre là une profonde connaissance de la campagne.Au début des années 1890, Tolstoï éprouve le besoin d'exprimer sa nouvelle vision des choses dans un autre roman Résurrection, qui sera publié en 1899. Au centre de cette oeuvre se trouve l'histoire d'une petite domestique de la maison de ses tantes. Katioucha Maslova, séduite et abandonnée par le prince Nekhlioudov du premier roman, la jeune femme vit une vie dissolue. Elle sera condamnée aux travaux forcées en Sibérie pour vol et meurtre par un tribunal où siège Nekhlioudov lui-même comme membre du jury. Dès lors, celui qui, jusqu'alors a vécu une vie insouciante et dévergondée, se rend compte de l'infamie dont lui-même, autant que le système judiciaire, a revêtu Katioucha. Sa vie change radicalement, semblable à la résurrection d'un être ayant honte de sa conduite honteuse et qui décide d'accompagner cette jeune femme jusqu'en Sibérie et de l'épouser. Par devoir ou par amour? Par devoir, pense la fille, qui l'aime, mais refuse ce mariage. Dans une première mouture du roman, Nekhlioudov devait épouser Katioucha. Dans la version définitive, chacun d'entre eux cherche son propre salut : Katioucha, auprès d'un révolutionnaire relégué et Nekhlioudov, dans des projets de réforme sociale qui élimineron notamment la violence du système carcéral. Tout au long du récit du procès, de l'internement et du transfert en convoi ferroviaire de Katioucha vers la Sibérie, Tolstoï décrit les conditions violentes et dégradantes qui constituent le lot quotidien des condamnés. À chaque page l'on découvre la sensibilité éthique de Nekhilioudov, alter ego de Tolstoï, qui touché profondément de la violence des hommes, cherche à comprendre le sens du mal, tout en y résistant, et tente de pratiquer un humanisme généreux révélant la bonté de son âme et de ses intentions. Les textes de Résurrection, que nous avons choisis, relatent les modalités de la violence et de l'humiliation d'une époque. Mutatis mutandis, ils demeurent toujours actuels: Guantanamo en est l'exemple le plus récent, sans oublier la Shoah ni le Rwanda. La définition de l'homme n'est-elle pas: «un être qui peut être humilié»? Une éthique bâtie sur le sentiment de la honte s'impose aujourd'hui autant qu'hier. Toute réforme carcérale, qui n'est pas conçue en fonction de la dignité des prisonniers politiques ou de droit commun, n'est que le perfectionnement de la violence.
Savoir que quelque part dans l'espace des hommes font souffrir d'autres hommes en les soumettant à toutes sortes de dépravations, d'humiliations et de souffrances inhumaines, et avoir sous les yeux de façon permanente trois mois durant ces dépravations, ces humiliations, ces souffrances, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Voilà ce dont Nekhlioudov faisait l'expérience. Plus d'une fois, au cours de ces trois mois, il s'était demandé: «Suis-je halluciné au point de voir les choses que les autres ne voient pas, ou bien sont-ils fous au point de faire ce que je vois?» Mais les hommes (et ils étaient nombreux) qui accomplissaient ces actes stupéfiants, horrifiants, les croyaient si naïvement nécessaires et même utiles et importants, qu'il était difficile de les considérer tous comme fous. Or, lui-même ne pouvait pas se croire insensé, car il avait le sentiment ·de penser juste. Aussi ne sortait-il pas de sa perplexité.
Il interprétait de la manière suivante ce qu'il avait vu au cours de ces trois mois.
Parmi tous les êtres vivants en liberté, l'administration, au moyen de ses tribunaux, sélectionnait les plus vibrants, les plus ardents, les plus émotifs, les natures riches et fortes, et moins rusées ou moins prudentes que les autres, et ces êtres, nullement plus coupables ou plus dangereux pour la société que ceux qui restaient libres, étaient jetés dans les prisons et les bagnes; et là, dans une complète oisiveté, ils restaient enfermés des mois et des années; leur existence matérielle étant assurée, ils étaient maintenus loin de la nature, de la famille* et du travail*, c'est-à-dire en dehors de toutes les conditions d'une vie normale et morale.
Ceci à la base.
Ensuite, ces gens étaient soumis dans ces établissements à toutes sortes d'humiliations inutiles - les chaînes, la tondeuse, les vêtements d'infamie c'est-à-dire dépouillés des principaux mobiles d'une vie honnête pour la moyenne des hommes: le souci de l'opinion publique, l'amour-propre, le sentiment de la dignité,
En outre, leur vie était continuellement exposée. Sans parler des cas exceptionnels - coups de soleil, noyades, incendies - le danger des maladies contagieuses qui sévissaient de façon endémique dans les lieux de réclusion, l'épuisement, les coups, les maintenaient perpétuellement dans cet état où l'homme le plus moral, par sentiment de légitime défense, accomplit des actes de la plus horrible cruauté et les excuse chez les autres.
De plus, ils étaient réunis de force à des êtres exceptionnellement dépravés par la vie (et précisément dans les prisons elles-mêmes), à des débauchés, à des assassins, à des bandits qui agissaient comme le ferment dans la pâte sur tous ceux qui n'étaient pas encore complètement avilis par les traitements subis.
Enfin, par ces procédés, c'est-à-dire par toutes sortes de sévices inhumains qu'on leur faisait subir, on inculquait à tous ces gens, et de la manière la plus convaincante - en torturant les femmes, les enfants, les vieillards, en les frappant à coups de poing, de verges, de.lanières, en donnant des primes à ceux qui livraient, morts ou vivants, les fugitifs, en séparant les maris des femmes, en accouplant celles-ci à d'autres hommes, en les fusillant, en les pendant - on leur inculquait de la manière la plus radicale que tous ces actes de brutalité, de violence, de cruauté, bien loin d'être interdits par la loi, étaient conseillés par, le gouvernement, quand il y trouvait son avantage: à plus forte raison étaient-ils permis à ceux qui, privés de leur liberté*, vivaient dans les privations, dans la détresse.
Toutes ces institutions paraissaient avoir été imaginées tout exprès pour produire un tel excès de perversion et d'immoralité qu'il était impossible de l'atteindre autrement: on les diffusait ensuite à travers le peuple de la plus large manière. Tout se passe comme si l'on avait à résoudre ce problème: «Quel est le procédé le meilleur et le plus efficace pour dépraver le plus de monde possible! » se disait Nekhlioudov, comprenant le sens de ce qui se passait dans les prisons et dans les étapes. Des centaines de milliers d'êtres humains étaient ainsi amenés au plus haut degré de l'abjection et, quand ils étaient pervertis à fond, on les. remettait en liberté pour leur faire répandre autour d'eux les vices qu'ils avaient contractés. Dans les prisons - Ekaterinbourg, Tomsk - dans les étapes, Nekhlioudov avait constaté le plein succès des intentions que la société lui semblait s'être fixées. Des gens simples, normaux, abandonnaient les principes de la morale paysanne et chrétienne de la société russe pour en assimiler d'autres, et ceux-ci se résumaient en gros à outrager la personne humaine, à lui faire violence, à la supprimer même et à bon droit lorsqu'on y avait avantage.
A la manière dont on agissait avec eux, ceux qui vivaient dans les pénitenciers se rendaient compte que toutes les règles morales de respect et d'affection pour les hommes, prêchées par les prêtres et les professeurs, étaient abolies dans la réalité et que par conséquent eux aussi pouvaient se dispenser de les suivre.
Nekhlioudov observait cette transformation chez tous les détenus qu'il connaissait: sur Fédorov, sur Makar et même sur Tarass qui, après deux mois passés dans les étapes, avaient des jugements d'une immoralité stupéfiante. En cours de route, il apprit comment certains bandits, quand ils s'enfuient en taïga, y entraînent des camarades qu'ensuite ils tuent pour se nourrir de leur chair. Il avait vu un homme accusé de ce crime et qui l'avouait. Le plus terrible était que les cas de cannibalisme n'étaient pas rares, et se répétaient sans cesse.
Seule, une culture spéciale du vice comme on la pratiquait dans ces établissements pouvait abaisser les hommes de Russie au niveau de ces brutes qui, dépassant la philosophie nouvelle de Nietzsche*, considéraient que tout est possible, que rien n'est interdit, et répandaient cet enseignement d'abord parmi les détenus puis parmi tout le peuple.
L'unique justification du système, d'après ce qui était écrit dans les livres, se trouvait dans la suppression du crime par les représailles légales, l'intimidation, le redressement, la correction des criminels, mais en réalité il en allait tout autrement. Au lieu de la suppression, c'était la diffusion des crimes, au lieu de l'intimidation*, l'encouragement donné aux criminels, dont une grande partie, comme les vagabonds, s'accommodaient fort bien de la prison; au lieu de redressement, c'était leur contamination systématique par tous les vices. Quant au goût des représailles, il n'était pas satisfait par les peines légales; au contraire il s'épanouissait dans le peuple, où naguère encore il était inconnu.
«Mais alors, pourquoi fait-on tout cela?» se demandait Nekhlioudov, et il ne trouvait pas de réponse.
Et ce qui l'étonnait le plus, c'est que tout cela s'accomplissait non pas une seule fois, par hasard, à la suite d'un malentendu, mais d'une façon constante, depuis de longs siècles, avec la seule différence qu'autrefois on arrachait le nez, on fendait les oreilles, on allait en radeau tandis que maintenant on se servait de menottes, de transports à vapeur et non de voitures à chevaux.
Au dire de certains fonctionnaires, tout ce qui l'indignait provenait de l'insuffisance des lieux de détention et de réclusion. Tout pouvait être amélioré par la construction de prisons modernes. Mais ce point de vue ne le satisfaisait pas davantage. Il sentait que son indignation ne provenait pas de tel ou tel défaut d'installation de ces locaux. Il avait lu qu'on perfectionnait les prisons avec des sonnettes électriques, avec des machines à électrocuter, recommandées par Tarde, mais ce perfectionnement de la violence augmentait ses répugnances.
Ce qui le révoltait surtout, c'était que, dans les tribunaux et les ministères, des fonctionnaires recevaient de gros traitements aux dépens du peuple pour consulter des livres écrits dans le même esprit par d'autres fonctionnaires qui avaient classé les délits commis contre les lois. Celles-ci étaient détaillées en paragraphes et l'on s'autorisait de ces paragraphes pour expédier au loin des gens qu'on ne revoyait plus, parce que dans les mains de directeurs, de surveillants, de soldats d'escorte cruels et brutaux, ils étaient anéantis par millions dans leurs âmes et dans leurs corps.
Lorsqu'il eut vu de plus près les prisons et les étapes, Nekhlioudov constata que les vices répandus parmi les· détenus, l'ivrognerie, le jeu, la cruauté, ainsi que les crimes épouvantables accomplis par eux et jusqu'au cannibalisme, n'étaient pas dus au hasard, aux phénomènes de dégénérescence de ce monstrueux « type criminel» imaginé par des savants stupides au service du gouvernement. Ils étaient les suites logiques de cette révoltante aberration des hommes qui s'autorisent à juger leurs semblables. Nekhlioudov comprenait que le cannibalisme ne débute pas dans la taïga, mais dans les ministères, les commissions, les bureaux de l'administration, pour aboutir à la taïga. Il comprenait que tous les juges, tous les fonctionnaires - y compris son beau-frère -, depuis l'huissier jusqu'au ministre, n'avaient aucun souci de la justice ou du bonheur du peuple dont ils parlaient, que tous n'avaient souci que des roubles dont on les payait pour cette besogne d'où sortaient la dépravation et la souffrance: c'était l'évidence même.
«Mais ne serait-ce pas aussi tout bonnement la conséquence d'un malentendu? Ne pourrait-on pas garantir à tous ces fonctionnaires non seulement leur traitement, mais même des primes, pour qu'ils agissent autrement qu'ils ne le font?» se demandait Nekhlioudov.
C'est au milieu de ces pensées qu'il s'endormit d'un sommeil de plomb, malgré les puces qui, au moindre mouvement, jaillissaient autour de lui comme les gouttes d'eau d'une fontaine.
Les coqs avaient chanté deux fois.
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Il interprétait de la manière suivante ce qu'il avait vu au cours de ces trois mois.
Parmi tous les êtres vivants en liberté, l'administration, au moyen de ses tribunaux, sélectionnait les plus vibrants, les plus ardents, les plus émotifs, les natures riches et fortes, et moins rusées ou moins prudentes que les autres, et ces êtres, nullement plus coupables ou plus dangereux pour la société que ceux qui restaient libres, étaient jetés dans les prisons et les bagnes; et là, dans une complète oisiveté, ils restaient enfermés des mois et des années; leur existence matérielle étant assurée, ils étaient maintenus loin de la nature, de la famille* et du travail*, c'est-à-dire en dehors de toutes les conditions d'une vie normale et morale.
Ceci à la base.
Ensuite, ces gens étaient soumis dans ces établissements à toutes sortes d'humiliations inutiles - les chaînes, la tondeuse, les vêtements d'infamie c'est-à-dire dépouillés des principaux mobiles d'une vie honnête pour la moyenne des hommes: le souci de l'opinion publique, l'amour-propre, le sentiment de la dignité,
En outre, leur vie était continuellement exposée. Sans parler des cas exceptionnels - coups de soleil, noyades, incendies - le danger des maladies contagieuses qui sévissaient de façon endémique dans les lieux de réclusion, l'épuisement, les coups, les maintenaient perpétuellement dans cet état où l'homme le plus moral, par sentiment de légitime défense, accomplit des actes de la plus horrible cruauté et les excuse chez les autres.
De plus, ils étaient réunis de force à des êtres exceptionnellement dépravés par la vie (et précisément dans les prisons elles-mêmes), à des débauchés, à des assassins, à des bandits qui agissaient comme le ferment dans la pâte sur tous ceux qui n'étaient pas encore complètement avilis par les traitements subis.
Enfin, par ces procédés, c'est-à-dire par toutes sortes de sévices inhumains qu'on leur faisait subir, on inculquait à tous ces gens, et de la manière la plus convaincante - en torturant les femmes, les enfants, les vieillards, en les frappant à coups de poing, de verges, de.lanières, en donnant des primes à ceux qui livraient, morts ou vivants, les fugitifs, en séparant les maris des femmes, en accouplant celles-ci à d'autres hommes, en les fusillant, en les pendant - on leur inculquait de la manière la plus radicale que tous ces actes de brutalité, de violence, de cruauté, bien loin d'être interdits par la loi, étaient conseillés par, le gouvernement, quand il y trouvait son avantage: à plus forte raison étaient-ils permis à ceux qui, privés de leur liberté*, vivaient dans les privations, dans la détresse.
Toutes ces institutions paraissaient avoir été imaginées tout exprès pour produire un tel excès de perversion et d'immoralité qu'il était impossible de l'atteindre autrement: on les diffusait ensuite à travers le peuple de la plus large manière. Tout se passe comme si l'on avait à résoudre ce problème: «Quel est le procédé le meilleur et le plus efficace pour dépraver le plus de monde possible! » se disait Nekhlioudov, comprenant le sens de ce qui se passait dans les prisons et dans les étapes. Des centaines de milliers d'êtres humains étaient ainsi amenés au plus haut degré de l'abjection et, quand ils étaient pervertis à fond, on les. remettait en liberté pour leur faire répandre autour d'eux les vices qu'ils avaient contractés. Dans les prisons - Ekaterinbourg, Tomsk - dans les étapes, Nekhlioudov avait constaté le plein succès des intentions que la société lui semblait s'être fixées. Des gens simples, normaux, abandonnaient les principes de la morale paysanne et chrétienne de la société russe pour en assimiler d'autres, et ceux-ci se résumaient en gros à outrager la personne humaine, à lui faire violence, à la supprimer même et à bon droit lorsqu'on y avait avantage.
A la manière dont on agissait avec eux, ceux qui vivaient dans les pénitenciers se rendaient compte que toutes les règles morales de respect et d'affection pour les hommes, prêchées par les prêtres et les professeurs, étaient abolies dans la réalité et que par conséquent eux aussi pouvaient se dispenser de les suivre.
Nekhlioudov observait cette transformation chez tous les détenus qu'il connaissait: sur Fédorov, sur Makar et même sur Tarass qui, après deux mois passés dans les étapes, avaient des jugements d'une immoralité stupéfiante. En cours de route, il apprit comment certains bandits, quand ils s'enfuient en taïga, y entraînent des camarades qu'ensuite ils tuent pour se nourrir de leur chair. Il avait vu un homme accusé de ce crime et qui l'avouait. Le plus terrible était que les cas de cannibalisme n'étaient pas rares, et se répétaient sans cesse.
Seule, une culture spéciale du vice comme on la pratiquait dans ces établissements pouvait abaisser les hommes de Russie au niveau de ces brutes qui, dépassant la philosophie nouvelle de Nietzsche*, considéraient que tout est possible, que rien n'est interdit, et répandaient cet enseignement d'abord parmi les détenus puis parmi tout le peuple.
L'unique justification du système, d'après ce qui était écrit dans les livres, se trouvait dans la suppression du crime par les représailles légales, l'intimidation, le redressement, la correction des criminels, mais en réalité il en allait tout autrement. Au lieu de la suppression, c'était la diffusion des crimes, au lieu de l'intimidation*, l'encouragement donné aux criminels, dont une grande partie, comme les vagabonds, s'accommodaient fort bien de la prison; au lieu de redressement, c'était leur contamination systématique par tous les vices. Quant au goût des représailles, il n'était pas satisfait par les peines légales; au contraire il s'épanouissait dans le peuple, où naguère encore il était inconnu.
«Mais alors, pourquoi fait-on tout cela?» se demandait Nekhlioudov, et il ne trouvait pas de réponse.
Et ce qui l'étonnait le plus, c'est que tout cela s'accomplissait non pas une seule fois, par hasard, à la suite d'un malentendu, mais d'une façon constante, depuis de longs siècles, avec la seule différence qu'autrefois on arrachait le nez, on fendait les oreilles, on allait en radeau tandis que maintenant on se servait de menottes, de transports à vapeur et non de voitures à chevaux.
Au dire de certains fonctionnaires, tout ce qui l'indignait provenait de l'insuffisance des lieux de détention et de réclusion. Tout pouvait être amélioré par la construction de prisons modernes. Mais ce point de vue ne le satisfaisait pas davantage. Il sentait que son indignation ne provenait pas de tel ou tel défaut d'installation de ces locaux. Il avait lu qu'on perfectionnait les prisons avec des sonnettes électriques, avec des machines à électrocuter, recommandées par Tarde, mais ce perfectionnement de la violence augmentait ses répugnances.
Ce qui le révoltait surtout, c'était que, dans les tribunaux et les ministères, des fonctionnaires recevaient de gros traitements aux dépens du peuple pour consulter des livres écrits dans le même esprit par d'autres fonctionnaires qui avaient classé les délits commis contre les lois. Celles-ci étaient détaillées en paragraphes et l'on s'autorisait de ces paragraphes pour expédier au loin des gens qu'on ne revoyait plus, parce que dans les mains de directeurs, de surveillants, de soldats d'escorte cruels et brutaux, ils étaient anéantis par millions dans leurs âmes et dans leurs corps.
Lorsqu'il eut vu de plus près les prisons et les étapes, Nekhlioudov constata que les vices répandus parmi les· détenus, l'ivrognerie, le jeu, la cruauté, ainsi que les crimes épouvantables accomplis par eux et jusqu'au cannibalisme, n'étaient pas dus au hasard, aux phénomènes de dégénérescence de ce monstrueux « type criminel» imaginé par des savants stupides au service du gouvernement. Ils étaient les suites logiques de cette révoltante aberration des hommes qui s'autorisent à juger leurs semblables. Nekhlioudov comprenait que le cannibalisme ne débute pas dans la taïga, mais dans les ministères, les commissions, les bureaux de l'administration, pour aboutir à la taïga. Il comprenait que tous les juges, tous les fonctionnaires - y compris son beau-frère -, depuis l'huissier jusqu'au ministre, n'avaient aucun souci de la justice ou du bonheur du peuple dont ils parlaient, que tous n'avaient souci que des roubles dont on les payait pour cette besogne d'où sortaient la dépravation et la souffrance: c'était l'évidence même.
«Mais ne serait-ce pas aussi tout bonnement la conséquence d'un malentendu? Ne pourrait-on pas garantir à tous ces fonctionnaires non seulement leur traitement, mais même des primes, pour qu'ils agissent autrement qu'ils ne le font?» se demandait Nekhlioudov.
C'est au milieu de ces pensées qu'il s'endormit d'un sommeil de plomb, malgré les puces qui, au moindre mouvement, jaillissaient autour de lui comme les gouttes d'eau d'une fontaine.
Les coqs avaient chanté deux fois.
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