Avec un souci rigoureux d'authenticité, Tolstoï traduit, dans ses propres mots, la sensibilité d'un mourant dans toute sa complexité: peur de la mort, révolte contre la mort et abandon à la mort, haine et pitié à l'égard de ses proches. Par dessus tout, domine chez ce haut fonctionnaire sans reproche, ayant mené une existence bien réglée, ce regard sans complaisance sur sa propre vie « qui ne fut pas ce qu'elle aurait dû être ». Il refuse de se soustraire à « l'affreuse vérité qui s'était révélée à lui » et il ne se cherche aucune justification face au mensonge et à l'illusion qui avaient obscurci sa conscience. Le récit de la mort d'Ivan Ilitch fait bien ressortir la brièveté de l'instant de la mort (« Finie la mort! se dit-il. Elle n'est plus .») par rapport à la longue attente de la mort qui caractérise le processus du mourir.
XI
[...] Le docteur disait que les souffrances physiques d'Ivan Ilitch étaient terribles, et il disait vrai; mais ses souffrances morales étaient encore plus épouvantables que ses douleurs physiques, et c'était elles qui le torturaient surtout.
Ses souffrances morales provenaient de ce que cette nuit, en regardant la bonne tête aux pommettes saillantes de Guérassime qui somnolait, il lui était soudain venu à l'esprit: « Et si vraiment ma vie, ma vie consciente ne fut pas ce qu'elle aurait dû être? »
Il lui vint à l'esprit que ce qu'il considérait jusqu'ici comme une impossibilité absolue - c'est-à-dire qu'il eût vécu sa vie autrement qu'il aurait dû le faire - pouvait être la vérité. Il lui vint à l'esprit que les efforts qu'il avait tentés pour lutter contre ce que les personnes les plus haut placées considéraient comme bon, efforts à peine perceptibles et qu'il étouffait aussitôt, - que c'était eux peut-être qui étaient vrais, tandis que tout le reste n'était peut-être que mensonge... Son service, son existence bien réglée, et sa famille, et ses intérêts mondains, - tout cela n'était peut-être que mensonge. Il essaya de défendre toutes ces choses à ses propres yeux. Mais soudain il ressentit la faiblesse de ce qu'il voulait défendre. Il n'y avait même là rien à défendre.
« Mais si c'est ainsi, se dit-il, et si je quitte la vie avec le sentiment d'avoir perdu, abîmé tout ce qui m'avait été octroyé, si c'est irréparable, alors quoi? »
Il s'étendit sur le dos et se mit à examiner son existence d'un point de vue tout nouveau. Lorsqu'il vit le matin son domestique, puis sa femme, puis sa fille, puis le médecin, chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles lui confirmaient l'affreuse vérité qui s'était révélée à lui cette nuit-là. Il se voyait en eux, sa vie avait été ce qu'était la leur; et il voyait clairement que ce n'était pas cela du tout, que c'était un mensonge énorme, effroyable, qui cachait la vie et la mort. Ce sentiment augmentait, décuplait ses souffrances physiques. Il gémissait et s'agitait et s'efforçait de rejeter ses vêtements qui l'oppressaient, l'étouffaient, lui semblait-il. Et c'est pour cela qu'il haïssait tous ses proches.
[...]
XII
[...] Pendant ces trois jours, au cours desquels le temps n'existait plus pour lui, il se débattait dans ce sac noir où le faisait entrer une force invisible et invincible. Il se débattait, comme se débat entre les mains du bourreau un condamné à mort, sachant bien qu'il ne pouvait s'échapper. Et à mesure que les minutes passaient, il sentait que, malgré tous ses efforts, il s'approchait de plus en plus de ce qui le comblait d'épouvante. Il sentait que ses tourments provenaient de cc qu'on le poussait dans ce trou noir, mais plus encore de ce qu'il ne parvenait pas à y entrer. Et ce qui l'empêchait d'entrer, c'était le sentiment que sa vie avait été bonne. C'était cette justification de son existence qui le retenait et l'empêchait d'aller de l'avant et le tourmentait plus que tout le reste.
Soudain, une force inconnue le frappa violemment à la poitrine, au côté, et lui coupa la respiration; il culbuta dans le trou, et là-bas, tout au fond, quelque chose brilla. Il ressentit ce qu'il avait naguère éprouvé en wagon, lorsqu'on s'imagine qu'on avance tandis qu'on recule et que brusquement on reconnaît la vraie direction.
« Oui, ce n'était pas cela du tout, se dit-il. Mais ce n'est rien. Cela peut encore se faire. Quoi cela? » se demanda-t-il; et soudain il s'apaisa.
C'était la fin du troisième jour, deux heures avant sa mort. A ce moment précisément, le petit collégien se glissa doucement dans la chambre et s'approcha du lit. Le moribond ne cessait de pousser des cris désespérés en agitant les bras. Sa main rencontra la tête de l'enfant; le collégien la saisit, y appuya ses lèvres et se mit à pleurer.
Juste à cet instant Ivan lIitch tomba, aperçut la lumière et découvrit que sa vie n'avait pas été ce qu'elle aurait dû être, mais que cela pouvait être encore réparé. Il se demanda : « qui est-ce que cela? » et s'apaisa, tendant l'oreille. Alors il sentit que quelqu'un lui baisait la main. Il ouvrit les yeux et regarda son fils. Il en eut pitié. Sa femme s'approcha de lui. Il la regarda aussi. Elle le dévisageait avec désespoir, la bouche ouverte, ses joues, son nez mouillés de larmes.
« Oui, je les tourmente, pensa-t-il. Ils ont pitié de moi; mais il vaut mieux pour eux que je meure. » Il voulut le leur dire, mais n'en eut pas la force.
[...]
Il chercha sa terreur accoutumée et ne la trouva plus. « Où est-elle? Quelle mort? » Il n'avait plus peur, parce que la mort aussi n'était plus.
Au lieu de la mort, il voyait la lumière.
- Voilà donc ce que c'est, prononça-t-il soudain à voix haute. Quelle joie!
Tout cela pour lui se produisit en un instant, et la signification de cet instant ne changea plus. Mais pour ceux qui l'entouraient, son agonie dura encore deux heures. Des râles s'échappaient de sa poitrine; son corps décharné tressaillait. Puis, peu à peu, les sursauts et les râles s'espacèrent.
- C'est fini! dit quelqu'un.
Il entendit ces paroles, les répéta en son âme. « Finie la mort! se dit-il. Elle n'est plus. »
Il aspira l'air profondément: n'acheva pas son aspiration, se raidit et mourut.
[...] Le docteur disait que les souffrances physiques d'Ivan Ilitch étaient terribles, et il disait vrai; mais ses souffrances morales étaient encore plus épouvantables que ses douleurs physiques, et c'était elles qui le torturaient surtout.
Ses souffrances morales provenaient de ce que cette nuit, en regardant la bonne tête aux pommettes saillantes de Guérassime qui somnolait, il lui était soudain venu à l'esprit: « Et si vraiment ma vie, ma vie consciente ne fut pas ce qu'elle aurait dû être? »
Il lui vint à l'esprit que ce qu'il considérait jusqu'ici comme une impossibilité absolue - c'est-à-dire qu'il eût vécu sa vie autrement qu'il aurait dû le faire - pouvait être la vérité. Il lui vint à l'esprit que les efforts qu'il avait tentés pour lutter contre ce que les personnes les plus haut placées considéraient comme bon, efforts à peine perceptibles et qu'il étouffait aussitôt, - que c'était eux peut-être qui étaient vrais, tandis que tout le reste n'était peut-être que mensonge... Son service, son existence bien réglée, et sa famille, et ses intérêts mondains, - tout cela n'était peut-être que mensonge. Il essaya de défendre toutes ces choses à ses propres yeux. Mais soudain il ressentit la faiblesse de ce qu'il voulait défendre. Il n'y avait même là rien à défendre.
« Mais si c'est ainsi, se dit-il, et si je quitte la vie avec le sentiment d'avoir perdu, abîmé tout ce qui m'avait été octroyé, si c'est irréparable, alors quoi? »
Il s'étendit sur le dos et se mit à examiner son existence d'un point de vue tout nouveau. Lorsqu'il vit le matin son domestique, puis sa femme, puis sa fille, puis le médecin, chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles lui confirmaient l'affreuse vérité qui s'était révélée à lui cette nuit-là. Il se voyait en eux, sa vie avait été ce qu'était la leur; et il voyait clairement que ce n'était pas cela du tout, que c'était un mensonge énorme, effroyable, qui cachait la vie et la mort. Ce sentiment augmentait, décuplait ses souffrances physiques. Il gémissait et s'agitait et s'efforçait de rejeter ses vêtements qui l'oppressaient, l'étouffaient, lui semblait-il. Et c'est pour cela qu'il haïssait tous ses proches.
[...]
XII
[...] Pendant ces trois jours, au cours desquels le temps n'existait plus pour lui, il se débattait dans ce sac noir où le faisait entrer une force invisible et invincible. Il se débattait, comme se débat entre les mains du bourreau un condamné à mort, sachant bien qu'il ne pouvait s'échapper. Et à mesure que les minutes passaient, il sentait que, malgré tous ses efforts, il s'approchait de plus en plus de ce qui le comblait d'épouvante. Il sentait que ses tourments provenaient de cc qu'on le poussait dans ce trou noir, mais plus encore de ce qu'il ne parvenait pas à y entrer. Et ce qui l'empêchait d'entrer, c'était le sentiment que sa vie avait été bonne. C'était cette justification de son existence qui le retenait et l'empêchait d'aller de l'avant et le tourmentait plus que tout le reste.
Soudain, une force inconnue le frappa violemment à la poitrine, au côté, et lui coupa la respiration; il culbuta dans le trou, et là-bas, tout au fond, quelque chose brilla. Il ressentit ce qu'il avait naguère éprouvé en wagon, lorsqu'on s'imagine qu'on avance tandis qu'on recule et que brusquement on reconnaît la vraie direction.
« Oui, ce n'était pas cela du tout, se dit-il. Mais ce n'est rien. Cela peut encore se faire. Quoi cela? » se demanda-t-il; et soudain il s'apaisa.
C'était la fin du troisième jour, deux heures avant sa mort. A ce moment précisément, le petit collégien se glissa doucement dans la chambre et s'approcha du lit. Le moribond ne cessait de pousser des cris désespérés en agitant les bras. Sa main rencontra la tête de l'enfant; le collégien la saisit, y appuya ses lèvres et se mit à pleurer.
Juste à cet instant Ivan lIitch tomba, aperçut la lumière et découvrit que sa vie n'avait pas été ce qu'elle aurait dû être, mais que cela pouvait être encore réparé. Il se demanda : « qui est-ce que cela? » et s'apaisa, tendant l'oreille. Alors il sentit que quelqu'un lui baisait la main. Il ouvrit les yeux et regarda son fils. Il en eut pitié. Sa femme s'approcha de lui. Il la regarda aussi. Elle le dévisageait avec désespoir, la bouche ouverte, ses joues, son nez mouillés de larmes.
« Oui, je les tourmente, pensa-t-il. Ils ont pitié de moi; mais il vaut mieux pour eux que je meure. » Il voulut le leur dire, mais n'en eut pas la force.
[...]
Il chercha sa terreur accoutumée et ne la trouva plus. « Où est-elle? Quelle mort? » Il n'avait plus peur, parce que la mort aussi n'était plus.
Au lieu de la mort, il voyait la lumière.
- Voilà donc ce que c'est, prononça-t-il soudain à voix haute. Quelle joie!
Tout cela pour lui se produisit en un instant, et la signification de cet instant ne changea plus. Mais pour ceux qui l'entouraient, son agonie dura encore deux heures. Des râles s'échappaient de sa poitrine; son corps décharné tressaillait. Puis, peu à peu, les sursauts et les râles s'espacèrent.
- C'est fini! dit quelqu'un.
Il entendit ces paroles, les répéta en son âme. « Finie la mort! se dit-il. Elle n'est plus. »
Il aspira l'air profondément: n'acheva pas son aspiration, se raidit et mourut.