Lytta Basset, théologienne suisse et auteur de Ce lien qui ne meurt jamais a perdu son fils Samuel par suicide, l'une des configurations de deuil perçues comme les plus terribles. Elle récuse néanmoins le statut déresponsabilisant de « personne fragile » trop souvent accordé aux endeuillés, tout comme le fatalisme sans issue du « on ne s'en remet jamais ». (Lytta Basset, « Retour à la vie » dans Patrick Bézier, Henri Bignalet et Sarah Nicaise, Deuil et vieillissement. Regards de femme, Éditions Jacob-Duvernet, 2010, p. 55-65)
Concernant la terrible traversée du deuil, « fragilisation » me semble beaucoup plus pertinent que « fragilité ». Une première raison c'est d'éviter ainsi que nous ne nous installions dans la déresponsabilisation qu'implique socialement le statut de « personne fragile ». De celle-ci on n'attend pas grand-chose. On lui fournit même un alibi pour ne plus avancer, ne plus grandir, ne plus vivre tout simplement. Mais en contre-partie, on n'ose rien dire à une personne fragile, et il arrive qu'on la laisse « faire sa loi ». Aussi pénible qu'une telle personne devienne pour l'entourage, comment contester, comment refuser, devant tant de malheur, devant un si grand chagrin? Le philosophe Nietzsche* parle en cet endroit « de la dictature des faibles ». Ce « bénéfice » qu'obtient la personne fragile renvoie néanmoins à un autre bénéfice, cette fois pour l'entourage. Il se croit, lui, en droit de se percevoir comme fort et risque d'enfermer la personne dite « fragile » dans une identité qui lui collera à la peau et la maintiendra plus encore dans sa fragilité.
Une deuxième raison pour utiliser « fragilisation » plutôt que fragilité, c'est que le processus du deuil s'inscrit dans le temps, dans une longue durée. Celle-ci dépend complètement de chaque personne [...]. Durant le deuil, chacun est conduit à porter également tout son passé, ses blessures, ses traumatismes antérieurs, son enfance et son vécu, en particulier ce qu'il n'a ni intégré ni résolu... Un choc s'est produit [...] Dans cette déstabilisation et cet effondrement, l'expérience de ne plus se reconnaître soi-même et la perte de repères caractérisent bien ce temps de fragilisation. La première année n'est pas forcément la plus douloureuse. La fragilisation s'accroît à mesure que le temps passe, que les autres tournent la page... Prévoir la durée que prendra un deuil n'est pas possible, en revanche, un point est certain : l'endeuillé a droit à ce temps.
Une troisième raison de préférer le mot de « fragilisation » à celui de « fragilité » est qu'il permet de rendre à chacun son devenir de sujet. Même frappée par tel ou tel malheur, chaque personne demeure effectivement un sujet : quelqu'un qui est toujours appelé par la vie, par les autres, à s'approprier ce qui est arrivé, à pouvoir dire « je », à entendre l'appel de son devenir et y répondre. Malgré toute l'horreur vécue, petit à petit, la question d'un désir au fond de soi se fait jour après un certain temps. Peut-être de manière inaudible ou inécoutable d'abord, mais elle se pose ainsi : « existe-t-il encore en moi quelque chose qui aspire à vivre? Peut-être à vivre très mal... mais à vivre quand même? »
[...]
Une quatrième et dernière raison pour laquelle je préfère le mot « fragilisation » à celui de fragilité, c'est qu'il évoque une réalité pouvant arriver à n'importe qui. Parler de « personnes fragiles » suppose que d'autres sont fortes et solides. L'expérience, tout comme les témoignages, me montre au contraire que nul être humain ne peut se prétendre assez fort pour ne pas être fragilisé. La fragilisation concerne absolument tout le monde, n'importe qui et de toutes sortes de manières, que cela proviennent d'éléments extérieurs ou d'un effondrement intérieur.
[...]
Utiliser ce mot de « fragilisation » permet une grande lucidité et offre un espace pour la solidarité. Devant chaque être humain, quelles que soient les croyances, les convictions, ou bien les absences de croyances, de conviction, on peut alors se dire qu'à un moment ou à un autre, il traversera peut-être l'état que l'on a soi-même connu. Ce sentiment très fort d'une appartenance à une même humanité - où l'on est tous logés à la même enseigne - est presque devenu pour moi une expérience spirituelle.
Une deuxième raison pour utiliser « fragilisation » plutôt que fragilité, c'est que le processus du deuil s'inscrit dans le temps, dans une longue durée. Celle-ci dépend complètement de chaque personne [...]. Durant le deuil, chacun est conduit à porter également tout son passé, ses blessures, ses traumatismes antérieurs, son enfance et son vécu, en particulier ce qu'il n'a ni intégré ni résolu... Un choc s'est produit [...] Dans cette déstabilisation et cet effondrement, l'expérience de ne plus se reconnaître soi-même et la perte de repères caractérisent bien ce temps de fragilisation. La première année n'est pas forcément la plus douloureuse. La fragilisation s'accroît à mesure que le temps passe, que les autres tournent la page... Prévoir la durée que prendra un deuil n'est pas possible, en revanche, un point est certain : l'endeuillé a droit à ce temps.
Une troisième raison de préférer le mot de « fragilisation » à celui de « fragilité » est qu'il permet de rendre à chacun son devenir de sujet. Même frappée par tel ou tel malheur, chaque personne demeure effectivement un sujet : quelqu'un qui est toujours appelé par la vie, par les autres, à s'approprier ce qui est arrivé, à pouvoir dire « je », à entendre l'appel de son devenir et y répondre. Malgré toute l'horreur vécue, petit à petit, la question d'un désir au fond de soi se fait jour après un certain temps. Peut-être de manière inaudible ou inécoutable d'abord, mais elle se pose ainsi : « existe-t-il encore en moi quelque chose qui aspire à vivre? Peut-être à vivre très mal... mais à vivre quand même? »
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Une quatrième et dernière raison pour laquelle je préfère le mot « fragilisation » à celui de fragilité, c'est qu'il évoque une réalité pouvant arriver à n'importe qui. Parler de « personnes fragiles » suppose que d'autres sont fortes et solides. L'expérience, tout comme les témoignages, me montre au contraire que nul être humain ne peut se prétendre assez fort pour ne pas être fragilisé. La fragilisation concerne absolument tout le monde, n'importe qui et de toutes sortes de manières, que cela proviennent d'éléments extérieurs ou d'un effondrement intérieur.
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Utiliser ce mot de « fragilisation » permet une grande lucidité et offre un espace pour la solidarité. Devant chaque être humain, quelles que soient les croyances, les convictions, ou bien les absences de croyances, de conviction, on peut alors se dire qu'à un moment ou à un autre, il traversera peut-être l'état que l'on a soi-même connu. Ce sentiment très fort d'une appartenance à une même humanité - où l'on est tous logés à la même enseigne - est presque devenu pour moi une expérience spirituelle.