Il y a un siècle, Stefan Zweig s'émeut à la vue du cadavre d'un pauvre vieillard gisant à même le sol d'une rue de Madras (aujourd'hui Chennai) en Inde et prêt à être jeté dans une fosse commune sans rituel, ni crémation. Quel contraste avec la veille où il avait été témoin du jeu des flammes jaillissant des grands bûchers. Des corps de personnes appartenant aux castes supérieures s'y consumaient et leurs cendres étaient destinées à être dispersées dans le fleuve sacré.
Mort. Son cadavre gît à même le sol, la foule passe indifférente à côté de ce corps émacié, vêtu d’un simple pagne. Des intouchables surgiront en fin de journée pour l’emmener vers une gigantesque fosse commune au sortir de Madras. Il n’y aura pas de rite funéraire*, pas de crémation* à côté d’un fleuve sacré. Le vieillard, trop pauvre pour être inhumé dignement, est mort dans l’indifférence totale sous le seul regard horrifié de Stefan Zweig.
L’écrivain autrichien continue de descendre l’une des rues principales de Madras, joyau de l’Inde, elle-même perle de l’Empire britannique. La chaleur moite, les odeurs de pourriture, les mendiants par centaines sur sa droite, de magnifiques hôtels, gares ou sièges de compagnies privées sur sa gauche. Un continent qui plonge avec les capitaux britanniques dans la modernité du XXème siècle naissant en restant attaché à des traditions très anciennes, incompréhensibles pour un Européen qui ne peut s’attarder.
Stefan Zweig n’aime pas l’Inde. Depuis son arrivée, il n’arrive pas à écrire une ligne correcte sur ce qu’il voit. Faire part de son indignation ? A quoi bon, ce serait dérisoire. Décrire ce qu’il observe ? Il voudrait plutôt oublier, oublier cette séparation rigide des classes et des races, oublier cette misère de tous les instants, oublier ces Anglais arrogants.
Hier, il a été impressionné par ces funérailles d’Indiens des hautes castes, par ces grands bûchers où se consument des corps avant que l’on disperse les cendres dans le fleuve sacré. Linge blanc recouvrant les cadavres, flammes dansantes, crépitements, fumées blanches.
Il a joint, lui aussi, les mains en signe de recueillement quand les chants ont commencé. Mais son esprit est parti ailleurs. Il a pensé à sa lettre en préparation pour son nouvel ami et maître à penser Sigmund Freud*. Il a aussi réfléchi au plan de sa future nouvelle qui devrait se dérouler sur un paquebot transatlantique : un drame entre Européens, une histoire où il voudrait utiliser les enseignements de Freud sur les rêves. Dès qu’il ferme les yeux, l’Inde est loin et son esprit toujours vif, son imagination fertile reprennent leurs droits.
Stefan Zweig n’aime pas l’Inde et pourtant, il a prévu de la parcourir en tous sens. Son ami Walther Rathenau lui a conseillé Madras, Bénarès*, Calcutta, puis Ceylan. Aura-t-il le temps d’aller jusqu’en Indochine, s’arrêtera-t-il à Rangoon ?
L’écrivain, qui aura vingt-sept ans à la fin du mois, se forme par les voyages. Il ne voudrait pas mourir «avant d’avoir connu toute la terre.» Dans les chambres d’hôtel, dans les halls de gare, il apprend, lit, exerce sa plume, relit les classiques ou les romans de Schnitzler. Il veut composer une oeuvre faite des milles sensations neuves de ses périples. En quelques pages, entraîner le lecteur des particularités d’un lieu… à l’universel d’une histoire. Tenter de percer les secrets de l’âme humaine en laissant l’intrigue se dérouler au gré d’une passion mystérieuse entre deux êtres.
Emerveillé parfois, fatigué souvent par ces milliers de kilomètres parcourus, il s’interroge sur ce qu’il va retirer réellement de ses multiples séjours.
Il prend alors son carnet à couverture de cuir et jette sur une page blanche cette phrase qu’il ne veut pas oublier : «On apprend plus tard que la véritable orientation d’une vie… est inscrite au plus profond de soi.»