Lady Chatterley ou l'amour menacé
Un jugement de Malraux sur L'amant de Lady Chatterley:«Peut-être ce livre ne prête-t-il nulle part à la confusion plus qu'en France, parce qu'il se fonde sur l'érotisme. Chez nous, l'érotisme s'oppose à d'autres passions, à la vanité surtout (d'où le subtil sadisme des Liaisons dangereuses). [...] Pour tous nos auteurs du second rayon, le livre érotique est un moyen dont la sensation est la fin. Depuis la Renaissance, poursuit Malraux, l'érotisme occupe une place de plus en plus importante dans la vie des hommes. Il s'approche peu à peu de l'individu. Il était le diable, il devient l'homme; nous allons le voir dépasser l'homme, devenir sa raison d'être. Là est l'intérêt essentiel de ce livre, et aussi son intérêt historique: l'érotisme y cesse d'être l'expression de l'individu. Il devient un état d'âme, un état de vie, comme l'opium pour les Chinois des dernières dynasties: c'est l'individu maintenant qui n'est plus qu'un moyen. L'important n'était pas pour Lawrence de défendre sa liberté, mais de savoir ce qu'on en pouvait faire.»
«Oh! si seulement on pouvait préserver la tendre douceur de la vie, la tendre douceur des femmes, la richesse naturelle du désir!»(Lawrence)
Quatre-vingts ans séparent la publication de Lady Chatterley de celle de Jane Eyre; on pourrait dire mille, tant est radical le changement de mentalités entre le milieu du XIXe et le premier quart du XXe siècle. Une période qui porte les terribles stigmates de deux guerres (1870 et 1914) et de deux révolutions, la révolution russe, et celle en apparence pacifique de l'industrialisation.
Comme de nombreux penseurs, Lawrence a vu les effets de cette dernière révolution et constaté qu'elle bouleversait les rapports de l'homme avec lui-même, avec la société et avec la nature. Et son roman, L'amant de Lady Chatterley, est en réalité un essai d'une implacable lucidité. Il ne faudrait pas que le scandale provoqué par les descriptions érotiques, lors de la publication du livre à la fin des années mil neuf cent vingt, nous le fasse oublier. L'auteur a touché à tous les problèmes, demeurés hélas! actuels, de la civilisation moderne: la course à l'argent, la prostitution des intellectuels à la gloire, l'habileté presque maléfique de l'esprit technique moderne, «comme si le diable lui-même, écrit-il, avait prêté une intelligence démoniaque aux techniciens scientifiques de l'industrie.» Mais au-delà de tout cela, ou plus précisément à la base de tout cela, il diagnostique une déperdition de la sensualité, de la vitalité sexuelle, dans toutes les classes sociales qu'il a observées, un refroidissement, une mécanisation dans les rapports entre l'homme et la femme.
Usure donc de la vitalité sexuelle, considérée non pas sous l'angle de ses manifestations (on peut réveiller et stimuler par toutes sortes d'artifices l'instinct sexuel, et combien de médias semblent n'exister que par et pour cela), mais comme facteur de santé de l'esprit et d'enracinement dans l'amour. D'où cet aphorisme devenu célèbre: «La santé de l'esprit a ses racines dans les couilles!», qu'on a interprété le plus souvent comme un appel à la libération sexuelle, alors que Lawrence nous convie à la coexistence harmonieuse de la pensée et de l'action sexuelles.
«Je veux qu'hommes et femmes puissent PENSER les choses sexuelles pleinement, complètement, honnêtement et proprement. Même si nous ne pouvons pas AGIR sexuellement, à notre pleine satisfaction, sachons au moins penser sexuellement avec plénitude et clarté. Toutes ces histoires de jeunes filles virginalement blanches, comme une page où rien n'est écrit, ne sont que sottises. Une jeune fille et un jeune homme sont un entrelacs tourmenté, une bouillante confusion de sentiments sexuels et de pensées sexuelles que le temps seul pourra débrouiller. De longues années à penser honnêtement les choses sexuelles, de longues années passées à les agir laborieusement, nous mèneront enfin où nous voulons atteindre, à cette chasteté accomplie, à cette plénitude, qui n'est possible que si notre action sexuelle et notre pensée sexuelle sont en harmonie et si l'une ne met pas obstacle à l'autre.»
Une chasteté accomplie! Voici comment la conçoit Mellors, l'amant de Constance Chatterley. Elle attend un enfant de lui et ils sont momentanément séparés par de complexes procédures de divorce: «Et, si vous êtes en Écosse et moi dans les Midlands, et si je ne puis pas vous tenir entre mes bras, je garde tout de même quelque chose de vous. Mon âme palpite doucement avec vous dans la petite flamme de la Pentecôte; et c'est comme la paix qu'on gagne en faisant l'amour. En faisant l'amour, nous avons fait naître une flamme. Même les fleurs sont créées par l'accouplement du soleil et de la terre. Mais c'est une chose délicate qui demande de la patience et une longue attente.»
Parmi les changements dont nous sommes aussi victimes, il y a la transformation des antiques liens que l'être humain avait établis avec le temps: l'instantanéité de nos moyens de communication rend difficiles la patience et l'attente. Or l'amour a ceci de semblable à la plante qu'on ne peut pas tirer sur lui pour le faire fleurir. Il est soumis aux lentes lois de la germination. Dans son livre, Lawrence évoque cela constamment: «Et alors, j'aime ma chasteté d'aujourd'hui parce que c'est la paix qui vient d'avoir fait l'amour ensemble. [...] Je l'aime comme les perce-neige aiment la neige. J'aime cette chasteté qui est un espace de paix dans notre amour. [...] c'est comme une rivière d'eau fraîche dans mon coeur. [...] Quelle misère d'être comme Don Juan, impuissant à tirer la moindre paix de l'amour, [...] incapable d'être chaste.»
Ce chantre de la chasteté incarne la virilité, laquelle n'est à l'abri de la violence, aux yeux de Lawrence, que si elle a la tendresse pour alliée:«Mellors évoque Constance et le désir qu'il a de la protéger de son coeur pendant un peu de temps [...] avant que le monde de la convoitise mécanisée n'eût le dessus sur eux, sur elle aussi bien que sur lui. Il songe avec une tendresse infinie à la femme. Pauvre être perdu, elle valait beaucoup mieux qu'elle ne le savait; et combien elle valait trop pour la clique vulgaire à laquelle elle était mêlée! Pauvre petite, elle aussi avait un peu la délicatesse vulnérable des jacinthes sauvages; elle n'était pas tout entière caoutchouc et platine, comme la femme moderne.»
Les personnages que nous décrit Lawrence sont tous, comme dans un tableau de maître, les ombres et les lumières les uns des autres: ainsi Bertha, l'ex-femme de Mellors, est une anti-Constance, vindicatrice et vulgaire. Clifford représente l'impuissance par rapport à la riche virilité de Mellors. Pour dénoncer avec tant de ferveur l'appauvrissement des sens, il fallait que l'auteur soit lui-même encore intact, au sens littéral du mot, préservé de la mécanisation de l'esprit et du corps, doué d'une sensibilité intense à la nature. «Il s'avança sur l'allée cavalière qui montait la côte entre les taillis nettement dessinés des noisetiers. Le bois était un vestige de la grande forêt où Robin Hood chassait, et cette allée était une très ancienne route qui traversait le pays. [...] Dans le bois tout était immobile; un geai poussait son cri rauque; plusieurs petits oiseaux battaient des ailes, etc.»
Moins tendre est sa description des hommes en vacances et en chasse amoureuse: «ils ressemblaient à de grands chiens en pantalons de flanelle, attendant d'être caressés, attendant de se vautrer, attendant de frotter leur ventre contre un ventre de femme, au son du jazz». Ou celle de Hilda, soeur de Constance, qui représente dans le roman la femme moderne libérée, volontaire, mettant l'autonomie au-dessus de tout, l'antithèse de la craintive Lady Chatterley: «Hilda aimait le jazz, parce qu'il lui permettait de se frotter le ventre contre le ventre d'un homme, ou présumé tel, de lui laisser, de ce centre viscéral, diriger tous ses mouvements ici et là à travers la salle, et puis de s'éloigner et d'oublier le personnage. On s'était seulement servi de lui.»
Lawrence voit le dépérissement de ce que Simone Weil appelait les metaxus, tout ce qui dans la vie sert d'intermédiaire, de pont, de lien, de jointure entre nous et le monde. «Tous les grands mots, semblait-il, avaient perdu leur sens pour les gens de sa généra¬tion: amour, joie, bonheur, maison, père, mère, mari, tous ces grands mots puissants étaient à moitié morts aujourd'hui, et mouraient chaque jour davantage [...] bonheur était un terme hypocrite qu'on employait pour tromper les autres. Et quant à l'amour, le dernier des grands mots, ce n'était que le nom d'une sorte de cocktail donné à une peti¬te excitation qui vous amusait un instant et vous laissait plus déguenillé qu'avant. Usé! C'était comme si l'étoffe dont on était fait était une étoffe bon marché qui s'élimait et finissait par n'être plus rien». L'amour, une étoffe qui s'élime, qui perd sa tenue et son épaisseur: une métaphore d'une vérité quasi prophétique! »
Sa lucidité mordante et désespérée porte aussi sur la recherche de la gloire littéraire, ersatz des passions agonisantes: «C'était tout ce qui restait de passion chez ces hommes: la passion d'étaler. Sexuellement, ils étaient sans passions, morts même... c'était la réussite qu'ils voulaient... Ils voulaient... faire un bel étalage d'eux- mêmes: tout l'étalage qu'un homme peut faire de soi-même, pour capturer quelque temps la faveur du public. C'était curieux, cette prostitution à la déesse-chienne. Pour Constance, depuis qu'elle y était devenue étrangère, et qu'elle avait cessé d'en ressentir le frisson, ce n'était plus que néant.»
Lawrence voit dans le travail dégradé en course à l'argent un autre facteur de la désintégration des rapports amoureux entre les hommes et les femmes. Où sont le prêtre, le pasteur, le rabbin ou le chef d'une secte qui oseraient à l'heure actuelle dénoncer cette frénésie avec de tels accents: «Je mettrais les hommes nus, simplement et leur dirais: Regardez-vous! Voilà ce que c'est que de travailler pour de l'argent. Et c'est pour de l'argent que vous avez travaillé jusqu'ici! Regardez Tavershall (c'est la ville minière où se déroule le roman), c'est horrible! ... C'est parce qu'elle a été construite pendant que vous travaillez pour de l'argent. Regardez vos femmes! Elles ne tiennent pas plus à vous que vous ne tenez à elles. C'est parce que vous avez passé tout votre temps à travailler et à ne tenir qu'à l'argent. Vous ne pouvez ni parler, ni bouger, ni vivre; vous êtes incapables de vous tenir avec une femme. Vous n'êtes pas vivants. Regardez-vous!»
Quant au nivellement des classes sociales, qu'on est souvent tenté d'attribuer aux retombées du communisme dans nos sociétés, c'est pour Lawrence encore et toujours l'argent qui en a surtout été la cause. «Il n'y avait qu'une seule classe de nos jours: les gens d'argent. On ne différait que par la quantité d'argent qu'on avait ou dont on avait besoin.»
Cette analyse de Lawrence, tout ne contribue-t-il pas à la renforcer à l'heure actuelle? Le regard qu'un visionnaire porte sur le monde est un regard qui résume une époque en la dominant. Surtout lorsque, comme ce fut le cas pour Lawrence, ce regard est rendu plus perçant par l'approche de la mort. La mort nous place devant la réalité des choses et des êtres: aussi Lawrence avait-il un juste pressentiment de la vérité de son diagnostic lorsqu'il présente son livre, «malgré tout ce qu'on pourra dire, comme un livre honnête, sain, et nécessaire aux hommes d'aujourd'hui».
Constance représente de son côté le pôle quasi parfait de la féminité. Elle est le personnage que Lawrence a analysé avec le plus de clairvoyance, sans doute en vertu de l'aspect féminin (l'anima) très développé chez lui. Elle est la femme issue des temps immémoriaux, prête à s'accomplir dans l'amour de l'homme jusqu'à l'enfant et trouvant dans l'amour de l'un et de l'autre sa raison d'être. Car, privée de vie sexuelle par l'infirmité de son mari, et jusqu'à ce qu'elle connaisse Mellors, on la voit sombrer progressivement dans le sentiment du néant de toutes choses. En termes actuels, on dirait qu'elle a été sur le point de perdre jusqu'à son identité propre. C'est son amour pour Mellors qui la sauvera; et elle l'aimera du même sentiment absolu et sans calcul que celui que Jane Eyre éprouvera pour Edward Rochester. Là s'arrête la ressemblance; à aucun moment cette dernière ne fait intervenir le désir de l'enfant dans son amour. Dans la synergie amante/mère, il y a chez Jane prédominance de la première, chez Constance de la seconde. «Un grand amour se suffit à lui-même...» À quoi Nietzsche répond: «La femme est une énigme; la grossesse est la réponse à cette énigme!»
Lawrence nous propose comme modèle d'union de l'esprit et de la chair l'amour de Constance et de Mellors, les deux seuls personnages intacts de son roman. Tous les deux vivent dans un milieu encore naturel. Mellors est en fait un homme des bois; il est devenu garde-chasse chez les Chatterley au retour de la guerre, à la suite de sa séparation d'avec sa femme, une union qu'il décrira comme une mésalliance autant intellectuelle que physique. C'est un solitaire méditatif et dénué d'ambition qui se satisfait de son travail qu'il accomplit consciencieusement. Quant à Constance, c'est une «belle fille saine et campagnarde avec des cheveux doux et bruns, un corps solide, et de lents mouvements pleins d'une énergie peu commune [...] de grands yeux étonnés, une voix douce et moëlleuse.» Elle aussi à sa façon, et indépendamment de l'infirmité de son mari, s'est retrouvée dans un milieu social qui ne lui convient pas. C'est dans ses promenades dans le grand parc appartenant à la dynastie des Chatterley qu'elle trouve sa paix.
Lawrence est un visionnaire; il avait prévu ce qui est maintenant considéré comme une manoeuvre médicale normale: le bébé éprouvette, qui relevait en 1929 de la science-fiction: «Olive lisait un livre où les enfants seraient cultivés dans les bouteilles et les femmes immunisées. "Très bonne affaire, dit-elle, Alors, les femmes pourront vivre leur propre vie... L'avenir sera plus raisonnable que le présent, et les femmes ne seront plus abîmées par leurs fonctions." C'est Clifford, paralysé et impuissant à la suite d'une blessure de guerre, qui fait le commentaire qui suit: "Il me semble qu'une civilisation digne de ce nom devrait éliminer beaucoup de faiblesses physiques. Toute la question de l'amour, par exemple, pourrait bien disparaître! Je pense qu'elle disparaîtrait si nous cultivions les enfants dans des bouteilles." - "Non! cria Olive. Les bouteilles laisseraient seulement plus de place pour s'amuser. Je pense que, si l'amour disparaissait, quelque chose d'autre prendrait sa place. La morphine peut-être. Un peu de morphine partout répandue dans l'air. Ce serait merveilleusement rafraîchissant pour tout le monde "». Remplaçons morphine par Prozac, Valium, ou cocaïne et inclinons-nous devant la lucidité de l'auteur.
Tout ce qui dans la vie sert d'intermédiaire, de pont, de lien, de jointure entre nous et le monde. «Tous les grands mots, semblait-il, avaient perdu leur sens pour les gens de sa génération: amour, joie, bonheur, maison, père, mère, mari, tous ces grands mots puissants étaient à moitié morts aujourd'hui, et mouraient chaque jour davantage [...] bonheur était un terme hypocrite qu'on employait pour tromper les autres. Et quant à l'amour, le dernier des grands mots, ce n'était que le nom d'une sorte de cocktail donné à une petite excitation qui vous amusait un instant et vous laissait plus usé qu'avant. Usé! C'était comme si l'étoffe dont on était fait était une étoffe bon marché qui s'élimait et finissait par n'être plus rien». L'amour, une étoffe qui s'élime, qui perd sa tenue et son épaisseur: une métaphore d'une vérité quasi prophétique!