Jean-Paul Desbiens, penseur incarné
Comme le thème de cette Lettre de l'Agora nous invitait à le faire nous avons voulu évoquer la vie et l'oeuvre d'un écrivain québécois dont l'incarnation est l'une des principales qualités. La sensibilité et l’esprit s’unissent aussi de façon exceptionnelle chez Pierre Vadeboncoeur, par exemple, mais aujourd’hui le Frère un tel est le choix d’Hélène Laberge; elle nous fait redécouvrir en montrant que ses insolences n’avaient rien d’insolent et que le temps qui passe efface les ombres qui ont trop longtemps obscurci une gloire qu'il mérite aussi bien en tant qu'homme d’action qu'en tant qu'écrivain.
«Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition.» Montaigne
Certains êtres sont incarnés dans leurs pensées, leurs écrits et leurs actions à un point tel qu'on ne peut pas les lire sans se remémorer leur vie. Jean-Paul Desbiens appartient par excellence à ces penseurs. Et il n'est qu'à lire au fil de ses livres les passages des auteurs qui l'ont inspiré pour parcourir un abrégé de l'histoire humaine. Toute la profondeur de son propre regard sur le destin des hommes, il l'a retrouvée chez les Pascal, Montaigne, Péguy, Saint-Exupéry, Céline, Cioran, Nietzsche, Jünger, et de façon plus intime encore chez Bloy.
Desbiens qui a connu la célébrité dans les années 1960 a eu une enfance de pauvre avec des parents d'une grande dignité. Un père analphabète qui gagnait péniblement sa vie dans les années 1920, comme journalier dans une région nordique du Québec, une mère extraordinairement douée pour faire en sorte que pauvreté ne devienne ni misère, ni misérabilisme. Ayant elle-même vécu son enfance aux États-Unis, elle en avait rapporté des souvenirs très vifs qu'elle livrait à ses enfants admiratifs. Pour le jeune Jean-Paul, première ouverture sur le monde...
Qui donc avait perçu chez cet enfant une intelligence qu'il ne fallait pas laisser en friche? C'était l'époque où au Québec les communautés religieuses de sœurs et de frères assuraient dans les villages les plus reculés l'éducation primaire. Les frères offraient aux enfants pauvres de poursuivre leurs études dans leur établissement. Le directeur de son école lui avait demandé s'il aimerait aller au juvénat et il avait répondu oui. «Tels sont les débuts, commente-t-il, un oui, un non, presque équivalents et presque également probables, ... mais ensuite, c'est toute la vie qui prend une direction.»
Au début de l'adolescence, Desbiens quitta sa famille pour le juvénat des frères maristes situé à Lévis (en face de Québec). «On m'avait dit que je n'aurais pas de permission de famille avant deux ans et il n'était pas prévisible, je le savais bien, que mes parents vinssent me visiter à Lévis... Ce que furent les premières semaines au juvénat, un mot les résume : nostalgie. Tout cet été-là, je fus la proie d'une incurable nostalgie... Je m'ennuyai avec une espèce de rage1.»
Les frères assumèrent tous les coûts de ma formation, écrira-t-il, «jamais je n'eus à subir la moindre discrimination à cause de ma pauvreté. Je vécus dans un monde où seule comptait la bonne volonté et où l'intelligence pouvait arriver sans égard au porte-monnaie.» Quant à sa vocation, à ce mystérieux appel vers une vie de purification, avec la pudeur qui le caractérise, il se contentera de citer Pascal : «Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, oh! qu'il leur faudrait obéir de bon cœur! La nécessité et les événements en sont infailliblement2.» Et Desbiens deviendra frère et le restera envers et contre tout. Une fidélité d'autant plus admirable que la vie lui ouvrira les portes de la gloire après l'avoir durement frappé dans sa santé.
Plusieurs années s'écoulent... et voilà que «peu après d'une année d'étude intense, je découvris que j'étais tuberculeux au dernier degré... C'était l'automne 1946, j'avais 19 ans.» Le seul traitement possible était, dans les années 1930, la cure dans un sanatorium jumelée à des manœuvres opératoires éprouvantes, pneumo-thorax et, dans les cas graves, thoracoplastie. Pendant plusieurs années, Desbiens passera d'infirmerie en sanatorium. Ceux qui y entraient en ressortaient souvent dans leur cercueil. Lorsque la streptomycine fit son apparition en 1948, il put en bénéficier, «et ce fut à partir de ce moment que je commençai à remonter lentement la pente3».
C'est à l'éminent psychiatre Henri F. Ellenberger (auteur d'une Histoire de la psychiatrie, devenue un classique) que nous devons l'utilisation de l'expression «maladie créatrice». Il désigne ainsi la créativité qu'une maladie mortelle surmontée fait jaillir chez certains écrivains ou artistes.
Ses années d'hospitalisation marqueront de leur sceau la vie entière de Desbiens. Écoutons-le : «Le séjour au sana à un niveau plus profond ... donne occasion à un homme de déceler l'essentiel : c'est le temps de l'attention.» Une attention qui sera nourrie par une panoplie d'auteurs et d'oeuvres qu'il ne cessera jamais d'approfondir. Au premier rang, on s'en doute, les écrits bibliques, lecture quotidienne liée à sa pratique liturgique. Puis Léon Bloy, saint Léon Bloy comme il l'avait surnommé : «J'étais naturellement accordé avec ce contempteur féroce et excessif. Je ne le jugeais pas; je le buvais comme du lait4.» Lecteurs français qui avez eu des maîtres ou qui avez baigné dans un climat de culture qui vous semblait aller de soi, ne serez-vous pas émerveillés par ce jeune homme condamné à mourir et qui, découvrant en solitaire sur les rayons d'une bibliothèque de grands penseurs et romanciers, les méditait et apprenait d'eux à exprimer sa propre philosophie?
Autodidacte Desbiens? D'une certaine manière oui, même s'il a fait des études de philosophie qui le conduiront de l'université Laval à l'université de Fribourg où il obtiendra un doctorat de philosophie. Sans renier les expressions propres au Québec, il les expurgera, d'où ce qu'on appelle une patte, cette couleur inimitable et toujours reconnaissable qui est l'identité d'un écrivain ou d'un peintre authentiques. Dans l'un des nombreux livres qu'il publiera, il distingue la naïveté de l'enfant de la lucidité de l'homme mûr. Un être lucide peut-il être qualifié de naïf? Il doit lutter plutôt contre un pessimisme noir, celui d'un Cioran par exemple ou d'un Céline en qui Desbiens retrouvera aussi une pensée fraternelle. Il comparera Céline à Job. Mais un Job privé de foi en Dieu.
Lui-même devra se prémunir contre le pessimisme. Au cours de sa carrière de journaliste et lorsqu'il publiera ses journaux, c'est toujours avec un regard transcendant qu'il analysera les événements du monde aussi bien que ceux de sa vie personnelle. Sans jamais dévier de ce réalisme dru qui est la marque des êtres humains qui ont connu le malheur : «Je vis sur deux ou trois certitudes qui fondent ma paix, sinon toujours ma joie. La liberté, c'est l'acceptation personnelle des déterminations qui nous grèventdès avant notre naissance et tout le long de la vie. C'est l'acte par lequel un homme s'arrache des limites qu'il s'est données ou qui lui ont été imposées, se dresse devant elles et dit : J'accepte... Dieu nous invente avec nous au fur et à mesure. C'est aussi cela la liberté5.»
Desbiens a d'abord été célèbre pour son livre Les Insolences de frère Untel, recueil d'articles d'abord paru dans Le Devoir avec la complicité d'un grand journaliste, André Laurendeau. Un brûlot considéré comme la première mèche ayant allumé le feu de la Révolution dite tranquille. Il est hors de mon propos de décrire la complexe et passionnante aventure de ce livre qui fut vendu en quelques semaines à cent mille exemplaires et propulsa littéralement Desbiens sur la place publique, d'abord camouflé sous le nom de Frère Untel, une première indication du climat de fermeture et de peur qui prévalait alors au Canada français.
Les autorités religieuses sidérées de voir un modeste frère dénoncer le climat de peur paralysant toute liberté de pensée dans divers domaines de la société, et tout particulièrement dans le monde de l'enseignement, réagirent en l'exilant à Rome. Ils le firent nonobstant l'immense vague d'appui aux dénonciations que faisait Desbiens de ce qu'il appelait l'omniprésence de «la troisième concupiscence» : la passion de la domination! Les Insolences s'attaquaient à cette domination d'une Église qui avait, en partie par la force des choses, envahi tous les domaines qui auraient dû relever du gouvernement de l'État. Cinquante ans plus tard, ce livre qui s'est vendu à des centaines de milliers d'exemplaires, à l'étonnement d'ailleurs des éditeurs et de l'auteur lui-même, est considéré, on le sait, comme l'élément déclencheur de ce qu'on a appelé la Révolution tranquille.
Desbiens n'a eu aucune illusion sur le sort réservé à l'homme libre qu'il était. Dans la réédition des Insolences, il cite Unamuno s'adressant à Don Quichotte en lutte «à grands coups de lance de lumière magnanime (contre les) mensonges empestés pour délivrer les pauvres galériens de l'esprit; même s'ils doivent te lapider; car ils te lapideront, sois-en sûr, si tu brises les chaînes de la couardise qui les retient prisonniers, ils te lapideront.» Miguel de Unamuno, La vie de Don Quichotte et Sancho Pança6.»
Avec le recul du temps, lorsqu'on relit ce livre, on est stupéfait du sort que ses supérieurs firent subir à son auteur. Car si les propos ont le caractère dru de la lucidité, particulièrement lorsqu'ils dénoncent la piètre qualité du français des élèves, ou les coutumes désuètes des communautés religieuses et surtout, la domination des autorités religieuses, paradoxalement, ils démentent le sens même du titre. Car ils sont faits sans l'injure propre à l'insolence. La sanction qui tombera sur Desbiens est la preuve a contrario de la justesse de ses critiques.
Et l'on l'admire d'autant plus de s'être soumis, à une époque où une majorité des frères démoinera. La Révolution tranquille qui s'étendra dans l'ensemble de la province de Québec produira comme on sait l'éclatement des communautés. De son côté, Desbiens était attaché à sa communauté et il était terrifié à la pensée qu'on puisse l'en exclure. «Je n'ai jamais pensé à «démoiner», dira-t-il à plusieurs reprises. Sans révolte mais avec une grande tristesse, il voguera vers l'Europe et passera trois ans à Rome. Les détours du destin sont parfois bénéfiques. Desbiens pourra alors compléter sa formation de philosophe amorcée à l'université Laval, par un doctorat de l'université de Fribourg. :«Nous sommes toujours maîtres du sens que nous donnerons à nos vies7.» Il acceptera toute sa vie les postes qu'on lui confiera, sans bassesse, et surtout sans l'illusion qu'il s'y trouvait au paradis!
De retour d'Europe, preuve qu'une liberté avait été acquise pendant les quelques années de son absence, on lui offrira un poste de conseiller du premier ministre de l'Éducation, Paul Gérin-Lajoie . Il sera l'un des acteurs principaux dans la réforme du système d'éducation qui aboutira à la création des collèges d'enseignement général (CEGEPS) en remplacement du cours classique. Il sera par la suite éditorialiste en chef de La Presse de 1970 à 1972 (où il jouera un rôle décisif dans la lutte contre les révoltes étudiantes des années 1970, une retombée du Mai 68 français !). Puis, par la suite, tout en continuant à accepter les offres de conférences et de participation à divers comités, il sera élu provincial de sa congrégation religieuse, directeur général du Campus Notre-Dame de Foy, etc.
Le nom de Desbiens est-il irrévocablement et uniquement lié à la Révolution tranquille, aux Insolences qui l'ont déclenchée? Comme il arrive souvent, c'est le premier acte par lequel un être a été projeté sur la place publique qui le stigmatise pendant longtemps. Or, la raison première de cette courte biographie, c'est de diriger un faisceau lumineux sur le genre littéraire que cet homme si intense a par la suite privilégié, «le journal», qu'il publiera jusqu'à la fin de sa vie. C'était un passionné des mémoires, des autobiographies, des romans, comme ceux de Bloy, largement inspirés des événements, souffrances et joies d'une vie.
«L'utilité d'un journal peut consister à montrer comment les craquements du monde trouvent leur écho dans une conscience individuelle... Il permet … de fixer sa propre pensée … Or, l'on sait comme la pensée est fugace; comme il est difficile parfois de remettre la main sur une idée que l'on a eue et qui nous a coulé entre les doigts, faute d'avoir été tout de suite épinglée... Là encore le titre d'un de ces journaux Se dire, c'est tout dire , est sybillin. Se dire, est-ce vraiment tout dire sur soi? Desbiens répond à ceux qui lui font reproche d'être prétentieux en publiant son journal : «Celui qui est vraiment humble s'échappe à lui-même, c'est un suicidé vivant : il a donné la mort à son amour-propre. » Et cet homme lucide s'épinglera lui-même à plusieurs reprises comme n'étant pas parvenu au sommet de l'humilité, et conclura : … «Ma prétention, c'est qu'il existe d'autres êtres comme moi8.»
Dans sa préface des Insolences (réédition de 1988), Jacques Hébert remerciait Desbiens d'être un homme vrai, un homme libre. Homme vrai, il était sensible au succès de ses livres mais homme libre il était détaché de la gloire :«On n'écrit pas pour les arbres. On écrit pour être lu. Ce qui est en cause, c'est la qualité des échos que j'ai reçus à la suite de la publication du Journal d'un homme farouche ... Avoir rejoint une seule âme serait une récompense suffisante9.» Ici apparaît l'homme religieux qu'est essentiellement Desbiens. Religieux au sens étymologique du mot, religare, être relié aux autres, être relié à Dieu : «Dans une extrême angoisse existentielle (j'étais alors condamné par les médecins), j'ai dit au Seigneur : « Utilise-moi pour ta gloire, qui est le salut de l'homme. » Depuis, je n'ai cessé de répéter cette prière. J'ignore où elle me conduira, mais je n'ai pas peur de Dieu ; j'ai seulement peur de moi, de ma lâcheté, de mon égoïsme, de mon ombre sur moi-même10. »
Quel regard jetterait-il maintenant sur une société qu'il a contribué à jeter dans la modernité en la libérant de contraintes paralysantes? Avec comme résultat, tant nous ignorons les conséquences de nos actions, une libération excessive, destructrice du passé. N'importe, dirait-il. «On a toujours sa liberté avec soi. … Nous sommes emprisonnés dans la liberté. … La condition humaine c'est la condition d'êtres libres. Il s'agit de comprendre que la liberté n'est pas en arrière, mais quotidienne; il s'agit aussi de comprendre qu'on n'est pas libre pour rien; on est libre pour des valeurs. Une vie se dissout si elle n'est pas voulue comme témoignage des valeurs... Toute la question se ramasse à ceci : autour de quelles valeurs décidera-t-on d'unifier sa vie? … cette question-là est posée à tout homme11.»
Jean-Paul Desbiens est décédé en 2006. Plusieurs de ses livres auraient connu le triste sort du pilonnage si le frère Laurent Potvin, qui a été l'un de ses professeurs, avec le concours de Les Classiques des sciences sociales ne les avait pas archivés en ligne dans ce site exceptionnel, sauvegarde de milliers de livres d'auteurs québécois. Une liste exhaustive des livres de Desbiens s'y trouve: http://classiques.uqac.ca/contemporains/
Cette trop courte recension ne me permet pas de m'arrêter à chacun des journaux de Desbiens; en particulier à celui de son séjour d'étude de plusieurs mois à Jérusalem publié sous le titre de Jérusalem, terra dolorosa. Mais tous sont passionnants, même lorsque les pensées et réflexions surgissent au milieu des notations en apparence banales de sa vie quotidienne : visites d'amis inconnus du lecteur, voyages en autobus ou en train vers les lieux de ses conférences (car il a aussi été un conférencier recherché). Et lorsqu'il fut provincial de sa congrégation religieuse, ou directeur général du Campus Notre -Dame de Foy, c'est avec une franchise désarmante et une solitude évidente qu'il raconte les petites mesquineries de la vie communautaire. On aime le suivre lors de ses promenades quotidiennes hivernales sur ce lac Saint-Jean dont il a tant célébré la vie tumultueuse ou lorsqu'il décrit les vols des hirondelles dans le nid de son balcon. Style vif, dru, dur parfois, reflétant la vie et les êtres vivants sous toutes leurs couleurs, des plus sombres aux plus lumineuses. Son regard sur les choses et les êtres est celui d'un visionnaire pour qui il n'existe pas de détails insignifiants. Il a aussi le don de briser une critique trop virulente par un coup d'humour qu'il s'adresse à lui-même : «calme-toi mon petit lapin bleu».
Dans son journal Les années novembre, (1993-1995) publié au Éditions logiques en 1996 on trouve en annexe ses conférences ou causeries, lesquelles ont toujours une qualité d'écriture et une densité spirituelle au-delà de l'événement qu'on lui a demandé de célébrer : anniversaire d'un vieux frère, anniversaire du mariage d'un couple ami, etc. Et dans L'actuel et l'actualité, une sélection des articles publiés dans le journal La Presse. Voici comment il s'explique sur ce titre dans son avant propos : «...j'ai toujours la préoccupation de m'affranchir de l'actualité en tâchant à rappeler l'actuel. L'actuel, c'est ce qui est toujours en acte, toujours agissant. Or, le passé et l'avenir sont toujours agissant, toujours actuel... Rien ne pousse sans avoir été semé ; rien ne se produit sans conséquences. Quand on cherche le point d'intersection entre l'actuel et l'actualité, on entrevoit le fil conducteur des événements. L'histoire humaine n'est erratique qu'en apparence12.»
Je conclus par quelques pensées tirées pour la plupart du Journal d'un homme farouche . (voir http://classiques.uqac.ca/contemporains/desbiens_jean_paul/desbiens_jean_paul.html). On trouve aussi sur ce site un florilège de pensées tirées des autres livres de Jean-Paul Desbiens.
Pensées
– La vie humaine, la vie en société est un vaste circuit de délégations. Les uns sont délégués à l'héroïsme (les saints) ; les autres sont délégués à l'expression (les poètes) ; d'autres sont délégués à la pensée (les philosophes, les écrivains) ; d'autres encore, à l'organisation de la cité (les hommes politiques) ; etc. Mais chaque délégué, à son tour, dépend de plusieurs autres délégations. je ne peux écrire, par exemple, que si d'autres délégués remplissent leur office. Et cela va jusqu'au vidangeur.
– La culture : Réitérer (de iter « chemin »). Ce qui n'est pas réitéré, remis dans le trafic des idées et des sentiments, meurt. La culture pour l'essentiel, c'est la répétition, la remise en circulation des trésors de l'humanité. Non pas une répétition mécanique, mais une répétition réappropriée, interprétée. On doit maintenir La Fontaine dans la circulation de la culture française.
– Vérité : Si nous gouvernions les mots, comme un pilote est bien obligé de gouverner son avion, il n'y aurait plus de mensonge.
– La conversation est un filtre où se déposent les âmes qui s'y engagent.
– La foi : pour Jünger, il s'agit d'un instinct d'ordre supérieur, une orientation de l'âme vers la transcendance. « Elle n'a rien à voir avec le savoir, ni avec le vouloir, bien que tous deux soient déterminés par elle. On ne peut pas prouver ce que l'on croit ni croire ce que l'on prouve.
– Solitude : Il faut de temps en temps user sa solitude, comme on use une pierre précieuse, pour la faire resplendir.
– La prière n'est pas de la magie. Dieu ... répond toujours. C'est d'ailleurs ce que je crois. La prière agit dans les zones supérieures, hors du temps. Donc, selon notre condition d'homme, avant, après ou pendant. Les catégories du temps n'ont rien à voir avec la prière.
– Témoignage :Dans une extrême angoisse existentielle (j'étais alors condamné par les médecins), j'ai dit au Seigneur : « Utilise-moi pour ta gloire, qui est le salut de l'homme. » Depuis, je n'ai cessé de répéter cette prière. J'ignore où elle me conduira, mais je n'ai pas peur de Dieu ; j'ai seulement peur de moi, de ma lâcheté, de mon égoïsme, de mon ombre sur moi-même.
– Sur un ami : Cet homme est terrible. C'est une âme d'acier. D'ailleurs, il a les yeux bleus. Non pas qu'il soit impitoyable, bien au contraire, mais en ceci qu'il est résistant au doute. je dis : résistant au sens où l'on dit que le verre est inattaquable, sauf par l'acide ou le diamant. Le mot juste serait : in-rayable. Les hommes de ce genre peuvent risquer tous les gouffres, car ils sont encordés à un piton infrangible qui est le diamant de leur certitude centrale. Les hommes aux yeux de chien, comme moi, tendent sans cesse vers l'autre, mendiant l'accueil.
– À un ami : Tu as eu de la peine, dimanche dernier. J'ignore pourquoi, mais je salue la peine qui est en toi et ta peine salue ce qu'il y a de grand en toi.
– Notre langue : La décomposition de la langue : un bien commun livré à la pâture. Chacun broute la largeur de sa bêtise.
– Le pardon :Pardonner, ce n'est ni excuser le mal ni oublier le mal ; c'est ouvrir un avenir en refusant de réduire et d'enfermer l'offenseur dans son mal, dans le mal qu'il a fait. Pardonner, c'est le propre de Dieu ; c'est un geste créateur. Mieux, c'est un geste re-créateur.
– Égalitarisme : puisque très peu peuvent atteindre l'excellence, nivelons tout le monde. Puisque Vélasquez est inégalable, faisons tous du coloriage.
– Enseignement : La pédagogie n'est pas au-dessus des savoirs constitués, des savoirs décisifs. Pour enseigner la physique, il faut savoir la physique et être pédagogue. Jamais l'inverse.
– Féminisme :Le féminisme comme fanatisme : position trop incertaine pour pouvoir se permettre le doute. On ne peut se permettre de douter que sur l'assiette d'une certitude. Sinon, on crie.
– Télévision : l'impitoyable médium de la fugacité.
– Trois torsions :Le réductionnisme en science ; le fondamentalisme en religion ; le fanatisme en politique, trois manières de tordre la vérité et la vie.
– Incarnation :Dieu, amour infini, ne pouvait pas ne pas donner. Il nous a donnés nous-mêmes à nous-mêmes. C'est le plus qu'il pouvait faire. Et cela impliquait l'Incarnation et la Rédemption. La décision de l'Incarnation (si l'on peut parler en ces termes) est antérieure à la création des anges mêmes.
– Religion et vérité : Ne racontons pas d'histoire : la première, la seule question qui compte en religion, ce n'est pas une question de sainteté, mais de vérité : est-ce que tout cela est bien vrai ? Car rien, absolument rien n'est visible. La grande angoisse augustinienne : " Si tu comprends, ce n'est pas Dieu "... Alors on voit ce que c'est que la foi. Sur l'essentiel, il faut dire oui dans la nuit (Père Couturier, 1941).
– Le silence : D'aucuns tuent le temps, comme on dit ; d'autres tuent le silence. N’importe quoi, plutôt que le silence. ils abolissent la possibilité même d'un contact un peu vrai. Le silence est un terrible conducteur de sens.
– La foi : Il faut plus de foi pour lire Dieu en filigrane que pour le lire en caractères gras.
– Amour. '' Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. ''(Pascal) En fait, on ne connaît son péché qu'à mesure que l'on aime. Et dans cette condition, on ne perd pas cœur. Judas a perdu coeur ; Pierre, non.
– Sur-vie :Bergson disait (je cite de mémoire) : C'est au moment où l'on saurait vivre que l'on meurt. Il voyait là une '' preuve '' de l'immortalité. Il y a longtemps que j'ai été conduit à penser qu’il faut une '' autre vie'' pour équilibrer, réparer les injustices, les mensonges, les erreurs, les écrasements de l'homme depuis le fond des âges. (Dernière Escale, 2004-2005 (2006, année de la mort de Desbiens).
– Mal : Samedi saint. Jésus souffrait pour guérir notre mal ; je souffre du mal que j'ai fait aux autres.
– Prière :Tout compte fait, jusqu'à ce jour, j'ai peu souffert dans ma chair. C'est dans mon esprit, ma tournure d'esprit, que je souffre. Je suis ma propre croix. Enchaîné à moi-même, seul ton amour peut me délivrer, Seigneur.
Notes
1. Sous le soleil de la pitié, Les Éditions du jour, Montréal, 1965, p .43.
2. Ibidem, p. 46
3. Ibidem, p.55.
4. Ibidem, p.56.
5. Ibidem, p.73,74.
6. Les insolences du Frère Untel, réédition annotée par l'auteur, p. 23.
7. Sous le soleil de la pitié, p. 71.
8. Se dire, c'est tout dire (journal), Les Éditions L'Analyste, 1989, p. 9,10,11..
9. Le journal d'un homme farouche, (1983-1992), Éditions du Boréal, 1993, p. 17.
10. Ibidem, p. 112.
11. Sous le soleil de la pitié, p. 76.
12. L'actuel et l'actualité, les Éditions Le Griffon d'argile, 1986, p. 2.
Liste complète des écrits: Desbiens :http://classiques.uqac.ca/contemporains/desbiens_jean_paul/desbiens_jean_paul.html