Hommage à un éditeur, Giovanni Calabrese
Giovanni Calabrese a été le fondateur et le directeur des éditions Liber (1990-2018).
Pendant près de trente ans nous avons reçu en service de presse les publications de la maison Liber. La curiosité nous a toujours poussés à découvrir sur le champ l’auteur choisi avec tant de soin par Giovanni Calabrese et expédié dans son modeste emballage de papier brun qui nous évitait les sempiternelles enveloppes matelassées et plastifiées.
En décembre 2018, nous recevions un dernier envoi que Calabrese, maintenant retraité, offrait à ses lecteurs, un Hommage de l’éditeur : « Cinq essais remarquables réunis et présentés par lui-même. Jacques Beaudry, Le fantôme du monde;[1] Christophe Etemadzadeh, L’orgueil qu’on enferme; [2]Éric Gagnon, Les promesses du silence;[3] Louis Godbout, Hiérarchies[4] et Laurent-Michel Vacher, Dialogues en ruine[5] .
L’Encyclopédie et la Lettre de l’Agora ajoutent leur propre hommage à l’auteur de ce dernier ouvrage : une reconnaissance de la culture profonde qui présidait à ses choix, sa constante attention à l’actualité permettant la découverte de nouveaux écrivains de tous les âges et de toutes les provenances, éparpillés dans les divers secteurs culturels et éducatifs ainsi que sa rigoureuse gestion de sa maison d’édition par-delà les contraintes de l’édition et du marché du livre.
Tous les auteurs cités dans Hommage de l’éditeur méritent la même attentive lecture que celle de l’éditeur qui les a choisis et accompagnés J’ai pour ma part découvert les aphorismes de Christophe Etemadzadeh, avec ce coup au cœur révélateur d’une chose rare : des pensées inspirées par un large spectre vital comme celles d’un La Rochefoucauld, d’un Chamfort ou d’un Rivarol ayant traversé les filtres inexorables du temps.
Sa définition de l’aphorisme : « L’aphorisme doit faire subir à la pensée ce qu’une lentille convergente fait subir à la lumière. » Mais preuve qu’il n’est pas enfermé dans cette convergence : « Le silence qui suit l’aphorisme crée une illusion de profondeur comme au fond d’une pièce un miroir. »
« L’orgueil qu’on enferme » titre-t-il. Un péché capital, ainsi que le définissait l’ancienne théologie rejetée par notre époque moralophobe. Mais non disparu pour autant : « enfermé » nous dit Christophe Etemadzadeh. Et il cite Chamfort pour le décrire « Ce serait être très avancé dans l’étude de la morale de savoir distinguer tous les traits qui diffèrent l’orgueil et la vanité. Le premier est haut, calme, fier tranquille, inébranlable; la seconde est vile, incertaine mobile, inquiète et chancelante. » Mais c’est en vain que C. E. tente de la pourfendre : « Invincible vanité. Je la fais se rétracter; je m’en flatte; elle reprend ses aises. » Orgueil et vanité dans un combat subtil à tour de rôle l’emportent l’un sur l’autre : « Deux triomphes : Que peux-tu valoir si je t’ai vaincu, moi qui suis toujours au-dessous de moi-même », pense l’orgueilleux lorsqu’il l’emporte. Le vaniteux, au contraire : « Quelle n’est pas ma valeur à moi qui ai terrassé si redoutable adversaire! »
« C’est dans les œuvres de penseurs qui comme Nietzsche ou Weininger, voulurent à toute force établir des hiérarchies que l’on rencontre sous sa forme la plus pure l’obsession de sa propre valeur. »
« Il rit de sa vanité, mais son rire même est vaniteux. »
Et lorsque la parole des vaniteux se fait rare, poursuit C.E., « Ce n’est pas par modestie qu’ils parlent peu --- le mépris leur tétanise les mâchoires. »
Dans l’aphorisme suivant, on ne peut stigmatiser de façon plus concise l’appropriation actuelle de pensées universelles : « Défendant leurs idées parce qu’elles sont leurs, presque tous les penseurs originaux sont de mauvaise foi. » En voici un exemple convaincant : « L’air étonné que prennent certains pour confesser qu’ils ignoraient un détail...On jurerait qu’ils savent tout le reste. »
Est-ce en réaction à une certaine apologie du corps, que ce soit celui de la femme ou du sportif, que cette remarque lui a été inspirée? « Lorsque nous posons sur le corps humain un regard affranchi, un instant, de l’habitude, le ridicule de nos morphologies nous saisit--- que nous sommes disgracieux avec cette débauche de protubérances et d’extrémités. »
La lucidité de C.E. n’exclut pas le rire, d’où sa définitive critique de ce conseil d’Épictète : : « Ne ris pas souvent, ni de beaucoup de choses, ni sans retenue » (Épictète) : Nominé dans la catégorie conseil le plus stupide de tous les temps ».
En revanche, voici comment il entend le rire actuel : « Nous sommes entrés dans l’ère du rire nerveux. »
Tout penseur, tout être humain, est envahi par la pensée de la mort : « La vie n’est qu’un aspect de la mort disent ces rêves, avec une force et une netteté propre à la nuit. » « On voudrait se racheter par le suicide --- et puis continuer à vivre, » C’est pour cette raison que la philosophe Simone Weil considérait le suicide comme « un acte imaginaire. »
Et voici comment C.E. décrit une autre forme de mort : « Un signe sûr de mort spirituelle : avoir choisi une fois pour toute entre fatalisme et révolte.
Qu’est-ce que la vérité ? a demandé Ponce Pilate au Christ, lequel a gardé le silence. Or, nous dit C.E. « La vérité se dénature quand elle se montre. Premier corollaire : ce qu’on avoue n’est jamais vrai (au sens où peut l’être ce qu’on tait). Second corollaire : ce que tu n’aimerais pas qu’on découvre, exhibe-le. »
Surgit aussi au fil des aphorismes une pensée qu’on ne peut pas s’empêcher de compléter intérieurement tant elle nous provoque : « Toute forme de pureté est un réquisitoire. » Et autre pensée qu’on croirait destinée à la France actuelle : « Le tort éternel de la révolte c’est de s’éteindre. »
Jeunesse et vieillesse! Christophe Etemadzadeh est du côté de la jeunesse mais son scepticisme profond nous saisit. D’une famille originaire de l’Iran, il porte la marque que laisse dans l’âme la terrible obligation de se déraciner de son pays.
« On dit que la jeunesse passe vite, écrit-il. Mais par rapport à quoi? À la vieillesse? C’est évidemment le contraire... Semblable au vol d’une plume dans le vent, la jeunesse dure l’éternité; la vieillesse est brève comme la chute d’une bille de plomb. » (...) Vivre, ce n’est pas seulement mourir, c’est mourir de plus en plus vite. »
« Toutes les vies ont la même durée : une vie dure une vie. »
» Petites annonces : vieil homme comblé échangerait bonheur d’aujourd’hui contre nostalgie d’autrefois. »
« Nous rêvons d’éternité--- et nous n’aimons que ce qui meurt. »
Et en guise de conclusion, C.E, évoque la nature dont les symboles sont ceux de l’esprit humain : « Arbres noirs dans le ciel encore clair du crépuscule. Leurs cimes précises, enchevêtrées et pourtant nettes. Tel fut mon rêve. »
[1] Jacques Beaudry : « Le fantôme du monde » est essayiste Il mène depuis plusieurs années une réflexion particulièrement sensible aux écrivains qui se sont donné la mort. Il a publié aux éditions Liber : L’œil de l’eau, Notes sur douze écrivains au Pays-Bas (2002), Le tombeau de Carlo Michelstaedter (2010), Anne-Marie Schwarzenbach. La lutte avec l’Ange (2014), Les étoiles meurent d’elles-mêmes. Dialogues d’outre-tombe entre Nelly Arcan et Sophie Podolski (2018).
[2] Christophe Etemadzadeh : « L’orgueil qu’on enferme » (2013) Aphorismes sur l’écriture et la vanité. Zaradosht (Gallimard 2006) et Les chaises vides, (Denoël 2009)
[3] Éric Gagnon : « Les promesses du silence Essai sur la parole » (2006). Sociologue et essayiste, il a publié plusieurs livres et articles sur l’éthique, les soins et la subjectivité dans le monde contemporain, entre autres livres chez Liber, Éclats. Figures de la colère en 2011.
[4] Louis Godbout « Hiérarchies » (2010) et aux éditions Liber : Nietzsche et la probité (2008) cf L’Agora et Du golf. Parcours philosophiques (2007).
[5][5] Laurent-Michel Vacher (1944-2005) « Dialogues en ruine » 1996) Il a été professeur de philosophie et a publié aux Éditions Liber une quinzaine d’ouvrages dont Un Canabec libre (1991) La passion du réel. La philosophie devant les sciences (1998), Une petite fin du monde. Carnet devant la mort (2005).