Le robot travesti en humain
De nombreux films de science fiction - c'est le cas notamment de Blade Runner et d' Avatar - enferment une morale qui, révélée à la fin du film, nous fait oublier que pour la mériter nous avons supporté deux ou trois heures d'images violentes et mécaniques qui mettent notre imaginaire d'être vivant à la torture tout en le captivant. Dans EVA, le film espagnol qui est notre point de départ dans cette réflexion sur le robot, le ton est bien différent. Le robot est devenu l'ami de l'homme: le séduirait-il ainsi pour l'éliminer plus rapidement?
Reçu deux messages intéressants hier sur les robots. D'abord une annonce du Figaro annonçant la création d'un fonds pour les start up de la robotique. Rares sans doute sont en ce moment les pays riches ou en développement pour qui la robotique n'est pas une priorité. Le second message m'a permis de découvrir un film espagnol de science fiction, qu'on a pu voir récemment à la Mostra de Venise et à divers autres festivals, dont celui d'Angers : EVA, du réalisateur espagnol Kike Maillo.
Au fait des travaux les plus récents dans les neurosciences, Maillo donne la vedette à un roboticien, Alex, réputé pour ses connaissances avancée des procédés permettant de rendre les machines capables d'éprouver des émotions.
Le scénario: Dix ans avant le début de ses travaux démiurgiques, Alex avait aimé puis quitté une femme appelée Tana. Il la retrouve auprès de son frère David dont elle est devenue la compagne. Le couple a une fillette, étrange, appelée Eva. Elle deviendra le modèle d' Alex. Il s'agit en réalité d'un robot. Nous ne distinguons pas ici le robot de l'androïde, un produit de la biotechnologie plutôt que de la robotique.
Le choix d'EVA comme titre du film et comme nom de la fillette vedette androïde, n'est pas le fait du hasard. Premier choc culturel pour celui qui conserve le souvenir de l'ÈVE d'Autun, celle de Vigny et celle de Péguy. Dans la tradition, cette mère des hommes est la femme parmi les femmes, créature à la fois spirituelle et charnelle, trop charnelle à l'occasion, mais en tout temps aux antipodes de la femme robot, si bien que s'il fallait choisir une figure archétypale à opposer à à cette femme robot, c'est vers l'Ève d'Autun qu'il faudrait se tourner.
Ci-contre, l'Ève d'Autun
Et voici l'Ève de Vigny, de la même espèce
«Eva, qui donc es-tu ? Sais-tu bien ta nature ?
Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir ?
Sais-tu que, pour punir l'homme, sa créature,
D'avoir porté la main sur l'arbre du savoir,
Dieu permit qu'avant tout, de l'amour de soi-même
En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême,
Tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir ?
Mais si Dieu près de lui t'a voulu mettre, ô femme !
Compagne délicate ! Eva ! Sais-tu pourquoi ?
C'est pour qu'il se regarde au miroir d'une autre âme.»
Ces vers, le dernier en particulier, prennent tout leur sens par rapport au film quand on note que Maillo le présente parfois comme un écho au Connais-toi toi-même de Socrate:«En fin de compte, a-t-il dit, tout ce que fait la science fiction c'est de nous expliquer qui nous sommes.» Le choix est limité, nous ne pouvons être dans ce contexte que des robots ou des hystériques. Est-ce bien ce que le cinéaste veut nous rappeler? Il semble plutôt trouver l'euphorie dans l'identification à la machine. Second choc culturel pour quiconque se souvient que déjà, dans le Politique, Platon, comme le fera plus tard Vigny, associe la connaissance de soi à l'amour. Le centre divin de l'âme, dit Platon, ressemble à la pupille de l'œil, laquelle est un miroir. Quiconque contemple cet œil intérieur de l'être aimé se connaît lui-même enfin.
Ce sont là des choses que nous avons beaucoup de peine à comprendre aujourd'hui. Pourquoi? Gustave Thibon observait déjà il y a près d'un demi-siècle : «À mesure que l'homme se désintègre, la mécanique l'emporte de plus en plus en lui sur le vivant, et il se reconnaît dans une doctrine qui rend compte de cette désintégration intérieure. Car c'est l'âme qui fait l'harmonie et l'unité, et moins il y a d'âme, plus le psychisme tend à se décomposer en ses divers éléments, plus aussi l'analyse coïncide avec la vérité.» 1
L'âme c'est ce qui manquait aux robots de première génération, à ceux de Karel Capek notamment, d'où l'hostilité entre les humains et eux. Heureuse époque où le robot était mécanique pure, sans le déguisement d'émotions, elles aussi mécaniques mais spontanées en apparence! Blade Runner, un film culte de la décennie 1980 rompt avec cette conception des robots. On découvre en effet à la fin de ce film qu'ils ont plus de compassion que leurs rivaux humains. On pouvait s'attendre à ce qu'il en soit ainsi dans EVA, parce que Blade Runner est l'un des films qui ont inspiré Kike Maillo.
Nouveau choc, métaphysique cette fois. En ce moment on s'habitue peu à peu à attribuer aux robots des émotions et même des sentiments comme la compassion, comme on s'était habitué dans la décennie 1970 à appeler la smart bomb, bombe intelligente. Depuis, le mot intelligence est utilisé plus souvent à propos des machines qu'à propos des êtres humains. Il y a le même abus de langage dans chaque cas. L'intelligence implique l'initiative d'un être vivant. Quant aux émotions et aux sentiments, tout ce que Alex, le héros du film et ses homologues peuvent faire c'est programmer leur machine humaine de façon telle que, en réaction à un message reçu d'un senseur, se forme sur son visage des mouvements qui chez un être vivant authentique correspondent à des sentiments intérieurs, mais qui dans ce cas ne correspondent à rien. Vu sous cet angle, le robot est l'hystérique parfait, l'hystérie consistant à mimer des sentiments que l'on n'éprouve pas, pour donner à soi-même et à autrui l'illusion qu'on les vit.
«Eva écrit un critique espagnol de cinéma est un être humain imparfait qui vit une vie humaine normale dans une famille dont elle croit qu'elle est la sienne. Elle est comme le personnage principal du film de Spielberg, l'Intelligence artificielle, fruit d'une infraction» d'une faute originelle.
Soit dit en passant, on retrouve ici la thèse de Gunther Anders selon laquelle, les êtres humains éprouvent, dans leur imperfection d'être engendré, (genitus non factus) un sentiment de honte face à la perfection des machines qui sont fabriquées (facta non genita). La preuve que Eva est vraiment humaine c'est qu'elle est imparfaite. On en est donc à la programmation des faiblesses qui accroissent la ressemblance entre les robots et les hommes!
Ce film s'ajoute aux mille raisons que nous avons déjà de penser que notre époque est celle de la rencontre entre la trajectoire de l'homme qui devient robot et celle du robot qui prétend devenir homme. Ne serait-ce que parce qu'il renforce cette lourde tendance à la désincarnation et à déshumanisation, un tel film devrait provoquer l'indignation. L'indignation c'est plutôt moi qui la provoquerai. On me reprochera de réagir au premier degré à un film qui devrait plutôt comme jadis, Blade Runner, m'inciter à faire l'hypothèse que c'est en étant fabriqué (factus) plutôt qu'engendré (genitus) que l'homme sera délivré du mal. Il semble que pour plusieurs ce soit là un message d'espoir.
Ce raisonnement me fait passer de l'indignation à la colère. Je connais trop de gens qui sont persuadés d'avoir vu Blade Runner au second degré, d'une distance qui les mettait à l'abri de cet ouragan d'images violentes, métalliques et mécaniques et leur permettait de réfléchir à tête froide sur le message du film : la victoire des vivants contre les robots. C'est une chose impossible. Nul ne peut élever sa raison à une altitude telle par rapport à son corps qu'il puisse effacer ainsi les effets sur ce corps des images les mieux faites pour l'impressionner. Le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas et c'est lui qui conserve le souvenir le plus intense du bruit et de la fureur. On aura beau, après avoir un peu réfléchi, exclure rationnellement l'hypothèse d'un salut par la machine, on n'en conservera pas moins un souvenir ému de la quincaillerie capable de compassion.
Qu'il nous soit permis de chercher consolation dans l'Ève de Péguy:
O MÈRE ensevelie hors du premier jardin,
Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce,
Et la vasque et la source et la haute terrasse
Et le premier soleil sur le premier matin.
Vous n'avez plus connu la terre maternelle
Fomentant sur son sein les faciles épis,
Et la race pendue aux innombrables pis
D'une nature chaste ensemble que charnelle.
[...]
Vous n'avez plus connu ni la glèbe facile,
Ni le silence et l'ombre de cette lourde grappe,
Ni l'océan des blés et cette lourde nappe,
Et les jours de bonheur se suivant à la file.
Vous n'avez plus connu ni cette plaine grasse,
Ni l'avoine et le seigle et leurs débordements,
Ni la vigne et la treille et leurs festonnements,
Et les jours de bonheur se suivant à la trace.
1- Gustave Thibon, Le voile et le masque, Fayard 1985, p. 105.