Robot
En 1965, dans le cadre des Rencontres internationales de Genève, eut lieu un colloque mémorable intitulé Le robot, la bête et l'homme. Entre autres, Jacques Monod, Ernest Ansermet, Vercors, Roger Caillois, le R.P. Henri Niel figuraient parmi les conférenciers. La variété, la qualité et la pertinence des positions adoptées nous autorisent à considérer ce colloque comme l'événement intellectuel fondateur de l'ère du numérique.
On trouvera des extraits des conférences dans des documents associés au présent dossier.
En 1965, Jacques Monod ne doutait de rien. Son scientisme atteignait peut-être un sommet inégalé depuis. La science, et en l'occurrence la biologie moléculaire, allait tout expliquer: «Au sein de cette conception mécanistique moléculaire de l’être vivant, quelle est la place de l’homme ? A-t-il une place particulière ? Du point de vue de la biologie moléculaire, l’homme ne pose aucun problème particulier. Considéré objectivement par cette science, il est en principe totalement intelligible.»
Ni Descartes, ni La Mettrie, auteur de L'homme machine, ne pouvaient rêver d'un héritier intellectuel aussi fidèle. De nombreux savants contemporains ont la même conception de l'homme. À la Rencontre de Genève, c'est le chef d'orchestre Ernest Ansermet qui a répliqué de la façon la plus claire et la plus énergique à Jacques Monod. «Sartre nous dit que Dieu est mort ; or le seul Dieu qui peut mourir n’est pas celui qui est au ciel, mais celui qui s’annonce au cœur de l’homme et dont la voix se confond avec nos aspirations éthiques, nos aspirations au Vrai, au Beau et au Bien. Autrement dit, ce qui est mort en réalité, chez beaucoup d’hommes d’aujourd’hui, c’est cette voix intérieure de l’homme qui est celle de l’éthique.»
C'est la vie intérieure qu'évoque ici Ansermet. Il faut en être habité pour la découvrir chez l'autre. Elle demeure la source de la principale opposition au réductionnisme de Jacques Monod. La position du Père Henri Niel est proche de celle d'Ansermet: «A la différence de l’animal qui trouve le repos dans une existence purement naturelle, l’homme ne peut vivre son existence d’être sensible et animé que dans un rapport conscient et libre à Dieu. En d’autres termes l’homme n’existe pas d’une existence purement naturelle, il existe aussi devant Dieu. La grande faute d’Adam est d’oublier qu’il a son centre en dehors de lui, de refuser ce rapport à Dieu, de vouloir s’accomplir comme animal divin. A la suite de ce drame le monde perd sa transparence première, Dieu se retire en quelque sorte de lui, et l’homme tombe sous la loi d’une nature qu’il a préférée à Dieu. [...]»
Et après être ainsi tombé sous la loi de la nature, l'homme tend à se conformer à ce que les sciences de la nature peuvent dire de lui, par là même, il donne raison à Jacques Monod.
Roger Caillois adopte une position que l'on peut qualifier d'intermédiaire. C'est le jeu, commun à l'homme et à l'animal qui retient son attention plutôt que le déterminisme biologique de Monod ou le théocentrisme de Niel et d'Ansermet. Et dans la mesure même où il est sensible à la similitude de l'homme et de l'animal, il ne peut concevoir que l'être humain ait quelque raison de s'inquiéter de l'effet négatif que les machines pourraient avoir sur lui. «Tout est dans l’homme. La machine n’est et ne sera jamais que de la ferraille, une matière manufacturée où passe un courant avec de misérables grésillements. Le miracle est que l’homme ait su imaginer et exécuter un engin qui lui mâchait la besogne et lui épargnait un travail mental pénible, lent et fastidieux. Je ne comprends pas cette espèce de terreur, de nature assurément mythologique, que notre temps semble ressentir à l’égard des machines et de leurs perfectionnements. Elles ne sont rien que du verre et du métal, que fait frémir une énergie domestiquée. Elles ne peuvent rendre que les services très précis que chaque fois l’homme leur demande dans un langage approprié : leur nature, qui est bien dans l’affaire ce qui lui a coûté le plus d’efforts et de génie. Le reste, la part de la machine... est machinale, justement. Je m’en persuade : le vrai problème est de se demander d’où vient en l’homme son effroi des machines, esclaves construites par lui sur ses calculs et pour son service ?»
Stanislaw Ulam, mathématicien américain d'origine polonaise, dissipe la même terreur en précisant que l'homme, à supposer qu'il soit une machine, ne se connaîtra jamais assez bien lui-même pour fabriquer une machine qui puisse atteindre son niveau et le dépasser. «Pour en venir à une conclusion plus générale, peut-être, l’homme ne se connaîtra jamais complètement, il ne fera jamais une machine comme lui-même ou supérieure à lui-même. C’est peut-être la raison qui permet d’écarter la crainte d’être supplanté ou même supprimé par la machine. »
La crainte de Vercors est d'une autre nature. La salut de l'homme dit-il se trouve dans la Connaissance, c'est-à-dire dans l'intégration de toutes les connaissances acquises par l'humanité, tant sur le plan métaphysique que sur le plan pratique. Mais une telle Connaissance n'est-elle pas une utopie? «Le danger réside actuellement dans les difficultés considérables que rencontrent les chercheurs dans leurs domaines respectifs, difficultés qui les enferment chacun dans leur île, au point qu’ils en perdent peu à peu un langage commun, qu’ils ne peuvent presque plus se comprendre d’une île à l’autre, serait-ce dans le seul archipel des hautes mathématiques. Si cela devait continuer, les sciences et notre vie pourraient bien ressembler un jour au travail millénaire et vain des fourmilières tournant à vide, au sein desquelles rien de nouveau ne peut plus apparaître depuis l’époque précambrienne.»
Il faudrait alors, conclut Vercors, se tourner vers l'art, dont il ne semble pas douter qu'il demeure possible sous ses formes les plus élevées, même quand l'imaginaire humain a été colonisé par la machine. «L’art est notre assurance contre une pareille menace. Tant qu’il restera des artistes, des peintres, des musiciens, des poètes passionnés par le besoin de créer, et des millions de gens pour s’émouvoir de leurs créations, ce sera le témoignage que l’espèce humaine n’abandonne pas la passion de connaître et de communier, qu’elle ne succombe pas au péril de s’abandonner à d’illusoires victoires techniques, à un confort endormeur sans espoir et sans but. Tant que de la beauté sera multipliée et que ses harmonies viendront rappeler à l’esprit humain l’existence de vérités profondes que les sciences sont chargées d’intégrer dans une vérité totale, les arts demeureront, pour une science qui s’assoupirait sur des lauriers trompeurs, une sorte de sonnette d’alarme. Qu’on nous permette de terminer cet exposé sur cet hommage rendu à l’activité humaine qui, dans l’hiver nocturne de l’ignorance où nous vivons encore, s’est montrée, depuis les premiers âges, l’annonciatrice que le printemps était possible.»