Le mythe gnostique
Tout en présentant un résumé du mythe qui est au centre de la doctrine gnostique, ce passage met en reliel le fait que les gnostiques n'accordaient aucune autorité aux princes de ce monde, mauvais radicalement comme le monde lui-même. Une telle religion ne pouvait que parâitre dangereuse au pouvoir établi.
Ce passage est tiré d'un article de Claudio Gianotto, intitulé : Pouvoir et salut: quelques aspects de la «théologie politique» des gnostiques et des manichéens., p. 339 à 355, faisant partie de l'ouvrage collectif présenté ailleurs dans ce document.
Le mythe gnostique
Bien que le dualisme des systèmes gnostiques puisse paraître «mitigé» par rapport, par exemple, au dualisme plus marqué du manichéisme 8, l'anticosmisme qui en découle est radical. Le monde de la matière a été créé à la suite d'un accident qui s'est produit dans le Plérôme divin et qui en a déchiré l'unité et l'harmonie originelles; même le Mal, qui n'existait pas avant, s'est produit à la suite de cet accident et, de fait, s'identifie avec ce monde matériel. La personnification mythologique de ce Mal finit, en effet, par assumer, dans certains systèmes gnostiques, les traits du démiurge, du créateur-organisateur du monde de la matière, que les courants chrétiens ou christianisés identifient avec le Dieu juste/mauvais de l'Ancien Testament. De cette façon, le démiurge et le monde matériel qu'il a créé et qu'il régit s'opposent d'une manière radicale au Dieu vrai, absolument transcendant, et par conséquent toute réalité de ce monde est intrinsèquement mauvaise. Et cela vaut en premier lieu pour le pouvoir et les institutions politiques, puisque les «archontes de ce monde», les représentants des puissances démiurgiques, ne sont qu'un instrument par lequel le dieu créateur exerce sur les humains son pouvoir d'oppression et de cœrcition. D'où la représentation, dans certains systèmes, de la vie dans ce monde par l'image de la soumission à la loi mosaïque, instrument d'asservissement que le dieu créateur utilise pour tenir les humains sous sa domination.
Étant donné qu'il n'y a aucune légitimation possible de ce monde et de ses institutions, y a-t-il encore de la place pour une théologie politique chez les gnostiques? Il est vrai qu'ils ne nous ont pas laissé une réflexion explicite et systématique sur la nature du pouvoir et sur les formes de sa légitimation; cependant, on ne peut pas dire qu'ils ne se sont pas posé le problème. En effet, ils ont élaboré, positivement et consciemment, leur délégitimation de tout pouvoir de ce monde sur la base d'un recours à un autre pouvoir, à une autre autorité, qui n'est pas de ce monde, mais dont ils peuvent se réclamer du fait de la consubstantialité divine du principe pneumatique qui les habite et qui constitue leur identité plus vraie et plus profonde. Et parallèlement à cette délégitimation, ils ont construit une légitimation de leur existence dans ce monde comme un groupe, une race séparée et différente 9.
La polémique contre le martyre de sang est un premier exemple des conséquences concrètes du refus radical du pouvoir et des institutions politiques de la part des gnostiques. Les chrétiens de la Grande église étaient amenés, en cas de persécution, à confesser publiquement leur foi face aux représentants de l'empereur, et à accepter les conséquences de leur comportement, qui pouvaient arriver jusqu'à la mise à mort. Et le martyre, quelque fois, n'était pas simplement accepté comme la conséquence nécessaire de l'affirmation de sa propre identité religieuse, mais activement recherché. C'est que, pour les chrétiens de la Grande Église, en harmonie avec les conceptions juives, le pouvoir politique n'était pas mauvais en soi (cf. Rm 13); et ils ne pouvaient pas se soustraire à une confession publique de leur foi, parce que, dans leurs intentions, le message de salut dont ils étaient porteurs devait investir toute la société, dont les institutions politiques étaient l'expression légitime. Les gnostiques se sont opposés durement à cette attitude. Ils ont critiqué explicitement le martyre de sang comme témoignage purement extérieur, absolument inefficace pour atteindre le salut (Témoignage véritable; Héracléon); ou bien ils ont refusé l'interprétation de la mort de Jésus comme sacrifice expiatoire et l'idée d'une possible imitation de ses souffrances de la part du chrétien (1-2 Apocalypse de Jacques; Épître de Pierre à Philippe), thèmes qui constituaient les pivots de la théologie du martyre formulée par la Grande église. Le gnostique ne reconnaissait aucune autorité aux princes de ce monde; il ne se sentait obligé de rendre témoignage que devant les autorités et les puissances du monde pléromatique. Pour lui, qui était conscient, grâce à l'illumination gnostique, d'être destiné au salut en vertu de l'étincelle de lumière dont il était porteur, quelle importance pouvait avoir le témoignage public devant des autorités mondaines, pâle reflet d'une souveraineté démiurgique intrinsèquement mauvaise? Le gnostique pouvait aussi arriver à dissimuler sa propre identité et à accepter de sacrifier au génie de l'empereur, convaincu comme il était que cet acte était pour lui tout à fait indifférent ou, encore mieux, imitait le comportement du sauveur-révélateur lui-même, qui, dans son descensus absconditus dans le monde, s'était assimilé aux archontes des différents cieux pour les duper, et ne se faire reconnaître que par les gnostiques, auxquels il était envoyé.
Sur l'autre versant, on voit certains courants gnostiques, surtout de type séthien, revendiquer pour eux-mêmes l'appartenance à une race et à une lignée particulière, qui sert à marquer d'une façon très forte leur identité religieuse et à les distinguer nettement des chrétiens de la Grande Église et des Juifs. Cette race est qualifiée comme άβασίλευτος 10, un terme devenu technique dans le langage gnostique pour désigner des entités du monde supérieur ou bien un groupe gnostique qui se sent membre de ce monde supérieur et, par cela, échappe à la domination et au pouvoir des archontes de ce monde et du démiurge qui l'a créé. Et cette conscience d'appartenir à une race autre fonde aussi le caractère élitaire et peut-être aussi anarchique de l'expérience religieuse gnostique, qui au nom d'une liberté radicale refusait toute forme d'encadrement institutionnel.
Notes:
8. Sur la nature du dualisme manichéen et ses conséquences, cf. G. STROUMSA, «König and Schwein. Zur Struktur des manichäischen Dualismus», in J. TAUBES (Hrsg.), Gnosis and Politik, p. 141-153.
9. Sur le thème de la théologie politique des gnostiques, cf G. FILORAMO, «Riflessioni in margine alla teologia politica degli gnostici» in C. BONVECCHIO, T. TONCHIA (edd.), Gli arconti di questo mondo. Gnosi: politica e diritto. Profili di simbolica politico-giuridica, Università di Trieste, Trieste 2000, p. 37-49; G. FILORAMO, «Problemi di teologie politica nei testi gnostici», in P. BETTIOLO, G. FILORAMO (edd.), Il Dio mortale. Téologie politiche tra antico e contemporaneo, Morcelliana, Brescia 2002, p. 193-204.
10. Copte ….: Écrit sans titre II, 125, 2.6; Apocalypse d’Adam V, 86, 20, Voir F. Fallon, «The Gnostics: the Undominated Race», NovTest 21 (1979), p. 271-288; R. Bergmeier, «Königslosigkeit als nachvalentinianisches Heilsprädikat», NovTest 24 (1982), p. 316-339; L. Painchaud, T. Janz, «The «Kingless Generation» and the Polemical Rewriting of certain Nag Hammadi Texts», in J. D, Turner, A McGuire (ed.), The Nag Hammadi Library After Fifty Years. Proceedings of the 1995 Society of Biblical Literature Commemoration, Brill, Leiden 1997, p. 339-460.