L'ange, être mystérieux
L’ange est un être mystérieux, un messager parfois envoyé par Dieu, parfois envoyé par des hommes vers d’autres hommes.
Ce passage est tiré d'un article de Cécile Dogniez et Madeleine Scopello, intitulé : Autour des anges: traditions juives et relectures gnostiques, p. 179 à 225, faisant partie de l'ouvrage collectif présenté ailleurs dans ce document.
N.B. Le sigle TM, fréquent dans ce passage désigne le texte massérotique, soit le texte en hébreu du Tanakh généralement approuvé pour la pratique du judaïsme. Il est également amplement utilisé dans les traductions de l'Ancien Testament de la Bible.
Lorsqu'ils eurent à traduire en grec le mot hébreu םדאל, les traducteurs grecs avaient à leur disposition d'autres mots que άγγελος; par exemple πάίς, «serviteur», qui est d'ailleurs utilisé une fois en 1 R 25, 42 pour םדאל, mais aussi pour ענך, «serviteur», employé au v, 40 dans un contexte identique — ce qui prouve que les deux mots en hébreu et en grec ont à peu près le même sens 27; le mot πρέσβυς aurait également pu convenir puisqu'il traduit םדאל, en ce sens d'envoyé, de messager, d'ambassadeur en Nb 21, 21; 22, 5 et en Dt 2, 26 28. Or il trouve que la LXX a privilégié άγγελος, un terme assez banal mais qui allait connaître par la suite la fortune que l'on sait. Serait-ce parce qu'il était, pour ainsi dire, peu courant en grec et donc disponible pour recevoir un sens plus spécifique?Quoi qu'il en soit, dans la LXX, lorsque άγγελος traduit l'hébreu םדאל, il admet tout d'abord les deux sens du mot, propres à la fois au grec et à l'hébreu, celui d'un homme envoyé comme messager, comme courtier, et celui d'un être divin, émissaire de Dieu. Dans la Bible hébraïque, en effet, le םדאל ne désigne pas forcément toujours un être divin, un ange — comme dans l'hébreu post-biblique — mais tout simplement un homme envoyé par un autre homme; c'est le cas, par exemple, des messagers envoyés par Jacob au devant d'Ésaü en Gn 32, 4 ou de ceux envoyés par Balak à Balam en Nb 24, 12 ou par Moïse auprès du roi d'Édom en Nb 20, 14 29.
Un envoyé divin
Le plus souvent, il est vrai, le messager dans la Bible est envoyé (LXX, άποστελλω, TM, חלש) par Dieu; dans la LXX, c'est un άγγελος κυρίου ou un άγγελος θεού, correspondant aux deux appellations הוהיךאלט et םיהל אךאלט qui alternent dans le TM 30. Comme en hébreu, il n'est pas toujours facile de justifier l'emploi dans la LXX d'une formulation plutôt que l'autre, même si άγγελος κυρίου est d'usage plus courant que άγγελος θεού. Il arrive en effet que l'on trouve sous la plume des traducteurs grecs l'expression άγγελος θεού, là où l'on attendrait άγγελος κυρίου, par exemple en Nb 22, 22-32 31; et là où le TM alterne «messager d'Élohim» et «messager de YHWH», et la LXX a tendance à uniformiser en «messager du Seigneur», par exemple en Jg 6, 11-23. Bien que l'expression hébraïque הוךיךאלם ne permettre pas de décider s'il s'agit d'une figure définie ou contraire d’un envoyé parmi d’autres, la LXX, dans la plupart des cas, évoqué l’άγγελος κυρίου comme une figure indéfinie, c’est-à-dire sans l'article et, exceptionnellement, lorsque l'ange apparaît pour la première fois, le grec donne l'article, par exemple en Nb 22, 23; Jg 5, 23 A et 2 R 24, 16.
Un être mystérieux
Cet émissaire de Dieu, qu'il soit explicitement appelé «ange du Seigneur» ou tout simplement «ange», peut être un homme comme le prophète Aggée en Ag 1, 13 ou un prêtre en Mal 2, 7, mais c'est surtout un être mystérieux, à propos duquel le texte biblique nous donne peu d'informations. On ne connaît pas exactement son origine même s'il est parfois précisé qu'il vient du ciel, έκ τού ούρανοΰ, comme le messager qui appelle Agar en Gn 21, 17, Abraam en Gn 22, 11. 15 ou celui qui annonce la naissance de Samson en Jg 13, 20. Situé entre ciel et terre, άνά μέσον τής καί άνά μέσον τού ούρανοΰ, selon 1 Par 21, 16, l'ange du Seigneur n'a pas d'ailes mais utilise parfois une échelle comme le précise le récit du songe de Jacob en Gn 28, 12. En Gn 18, 2, les trois hommes de Mambré se tiennent debout près d'Abraam dans le TM, tandis qu'en grec ils sont «au-dessus de lui», έπάνω αύτοΰ. Lorsque la communication est nécessaire entre la divinité et l'homme, l'ange du Seigneur peut aussi se rencontrer sur terre 32; ses interventions sont alors soudaines comme en Gn 16, 7 ou en Jos 5, 13 et se produisent le plus souvent au cours d'apparitions 33 ou de visions, όρασις.
L'apparence du messager divin se confond souvent avec celle d'un homme. En Gn 18, 2.16.22; 19, 5.10.12, lors de l'épisode de la destruction de Sodome, le grec parle d'«hommes» άνδρες, puis, en Gn 19, 1. 15.16, il est question d '«anges» à άγγελοι, suivant en cela l'alternance du TM. En Jos 5, 13-14, Josué voit devant lui un «homme», άνθρωπος, alors qu'il s'agit du général en chef de l'armée du Seigneur, άρχιστάτηγος δυνάμεως, c'est-à-dire d'une créature angélique à la tête d'une légion d'anges. En Jg 13, 6 A, la mère de Samson définit cet homme comme «un homme de Dieu», άνθρωπος τού θεού, qui a «l'apparence d'un ange de Dieu», όρασις άγγέλου τού θεού.
Le messager divin n'a cependant pas toujours une forme d'homme ou d'ange bien visible; ainsi, en Nb 22, 23 l'ânesse de Balaam voit l'ange de Dieu, mais non Balaam jusqu'à ce que Dieu lui dessille les yeux au v. 31. De même, en Dn 10, 5-7.18, il est dit que Daniel voit une vision d'homme, όρασις άνθρωπου, décrite très précisément comme un homme vêtu de lin, mais les hommes qui sont avec lui «ne voyaient pas la vision», ούκ εϊδοσαν τήν όρασιν. En 3 R 19, 5, lorsque Élie fuit pour échapper à Jézabel, contrairement au TM qui parle la première fois d'un ange qui se tient à son chevet, la LXX reste beaucoup plus imprécise dans son identification, dit simplement «quelqu'un», τις, et ne précise qu'ensuite, au v. 7, comme dans le TM, qu'il s'agit d'un ange du Seigneur.
La Bible, en général, nous informe très peu sur la physionomie de l'ange; les seuls détails qu'elle nous fournit concernent toujours sa majesté, son éclat et contribuent à faire de ce messager un être surnaturel: en Ex 3, 2, l'ange du Seigneur apparaît dans une «flamme de feu», έν φλογί πυρός; en Jg 13, 7, selon l'Alexandrinus, la femme de Manoé dit qu'il avait un aspect «éclatant», έπίφανης — «redoutable», φοβερόν, selon le Vaticanus; en Dn 10, 6, son aspect est celui d'un «éclair», άστραπή, avec des yeux comme des «lampes de feu», λαμπάδες πυρός des bras et des pieds comme de «l'airain qui lance des éclairs», χαλκός έξαστράπτων; entretenant une certaine affinité avec le feu, cette créature est comme un «ange de lumière», pour reprendre l'expression de 2 Cor 11, 14. Parfois, cette apparition est armée 34, d'un «sabre», μάχαιρα, en Nb 22, 31, ou d'une «épée», ρομφαία, en Jos 5, 13, en 1 Par 21, 16 et en Suz 59.
Ce messager est même souvent difficile à distinguer du Seigneur qui l'envoie en mission; en effet, dans la LXX comme dans le TM, en Gn 21 17 c'est l'ange de Dieu qui appelle Agar chassée dans le désert et, au v.19, c'est Dieu lui-même qui lui ouvre les yeux; en Gn 22, 1-2 c’est Dieu qui ordonne à Abraham d'offrir son fils Isaac en sacrifice, puis au v,11 et 15, c'est un ange du Seigneur qui l'appelle. En Gn 31, 11 Jacob voit l'ange de Dieu dans son sommeil qui lui dit au v. 13: «Je suis le Dieu qui s'est fait voir de toi». D'une façon générale, les traducteurs grecs maintiennent cette indifférenciation entre Dieu et le messager qui est à son service 35; cependant, en Ex 4, 24, alors que dans le TM, c’est YHWH qui cherche à tuer Moïse, dans la LXX, comme dans les Targums, c'est un ange du Seigneur. De la même façon, en Jg 2, 1-4, la LXX ne suit pas le TM qui fait parler l'ange de YHWH à la première personne pour dire: «Je vous ai fait monter d'Égypte...»; dans le Vaticanus, elle introduit ces mots par la formule «Le Seigneur dit ceci», Τάδε λέγει κύριος; dans l'Alexandrinus, elle donne une troisième personne, «Il vous a fait monter», άνεβίβασεν. Dans la LXX de Dn 6, 23, c'est Dieu (ό θεός 36) lui-même qui sauve Daniel de la gueule des lions, tandis que dans le TM et chez Théodotion, c'est l'ange envoyé par Dieu qui est l'agent du salut. Cette alternance entre le Seigneur qui agit ou son messager envoyé à sa place ne devait pourtant pas surprendre les traducteurs grecs habitués aussi bien aux apparitions de l'ange qu'à celles du Seigneur qui s'adresse personnellement aux hommes.
L'ange de Dieu apparaît le plus souvent seul; en de très rares occasions, Dieu peut envoyer plusieurs messagers, par exemple «trois» pour rencontrer Abraam à Mambré, puis «deux» pour affronter les gens de Sodome en Gn 19, 1. Dans une des visions d'Ézéchiel, en 9, 2, il est question de «six» hommes puis de «un» vêtu de lin et l'on retrouve cette mention de «sept» anges en To 12, 15. En Gn 32, 2-3, toutefois, il est précisé que les anges de Dieu constituent un «camp», παρεμβολή, une «armée», comme le confirme l'expression de Jos 5, 14, «le chef de l'armée du Seigneur», άρχιστράτηγος δυνάμεως κυρίου 37, ou encore, selon Ps 81 (82), 1.6, une «assemblée d'êtres divins», συναγωγή θεών, «tous fils du Très-Haut». Dn 7, 10 évoque même une multitude d'êtres célestes, χίλιαι χιλιάδες… μύριαι μυριάδες.
Notes
27. Remarquons également qu'en Job 4, 18, en grec et en hébreu, les mots «serviteurs» et «anges» sont employés en parallèle.
28. En Is 13, 8 et 57, 9, πρέσβυς traduit ךיצ qui est un synonyme de םלאד, comme le sont en grec πρέοβυς et άγγελος employés en parallèle en Is 63, 9.
29. Voir aussi Jg 6, 35, 1 R 6, 21; 11, 4 et 1 Par 14, 1 ou encore Job 1, 14.16.17.18.
30. Sur l'inégale répartition de l'appellation טלאך־יהןה dans la Bible, majoritaire dans les Juges, voir par exemple K. VAN DER TOORN, B. BECKING, P•W VAN DER HORST (éd.), Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leiden, 1999 p. 54-58.
31. Cf. G. DORIVAL, Les Nombres, La Bible d'Alexandrie 4, Paris, 1994, p. 79-80.
32. Selon G. von RAD, TWNT, trad. anglaise, G.W. Bromiley, Grand Rapids, Michigan 1983, p. 78, n. 17, ce type de rencontre correspondrait à une tradition yawhiste tandis que dans la tradition élohiste l'ange vient plutôt du ciel.
33. Voir par exemple l'emploi en grec de la forme passive du verbe «voir», ώφθη, en Ex 3, 2; Jg 6, 12; 13, 3; Tb 12, 22.
34. Sur cette figure martiale de l'ange, assimilée dans la tradition rabbinique à l'ange Michel, voir par exemple B. OTZEN, «Michael and Gabriel. Angelological Problems in the Book of Daniel», F. GARCIA MARTINEZ et al. (éd.), The Scriptures & the Scrolls, Studies in Honour of A. S. van der Woude on the Occasion of his 65th Birthday, VTS 49, Leiden, 1992, p. 120-121.
35. Sur cette identification fonctionnelle et non pas métaphysique entre l'envoyeur et l'envoyé, voir J.L. CUNCHILLOS, art. cit., p. 51.
36. Récrivant ce passage, F. Josèphe (AJ 10, 260) ne parle pas non plus d'«ange» mais de «Dieu et de sa providence» (προνοία).
37. Cette expression peut d'ailleurs être rapprochée de l'appellation divine נאןתצ יהןה, le Dieu des armées, rendue dans la LXX par ό θεός ό παντοκράτωρ, ou par ό θεός τών δυνάμεων mais qui, en hébreu, évoque sans doute à l'origine la cour céleste d'êtres divins. Dans la LXX, cette armée céleste est également désignée sous le nom de στρατία, par exemple en 3 R 22,19; 2 Es 19,16; So 1,5; Jr 7,18; 8,2; 19,13.