Notice romantique : Hector Berlioz

Théophile Gautier
Ce fut une destinée âpre, tourmentée et contraire que la sienne. Comme le poète Théophile de Viau le dit de lui-même : Il était né « sous une étoile enragée ». Toujours sa barque fut battue des flots et des vents, noyée à demi d’écume, assaillie de la foudre, repoussée du port et remportée en pleine mer au moment d’aborder; mais à la poupe était assise une inflexible volonté, que la chute de l’univers n’eût pas ébranlée et qui, malgré les voiles en pièces, les mâts brisés, la carène faisant eau de toutes parts, poursuivait imperturbablement sa route vers l’idéal.

Personne n’eut à l’art un dévouement plus absolu et ne lui sacrifia si complètement sa vie. En ce temps d’incertitudes, de scepticisme, de concessions aux autres, d’abandon de soi-même, de recherche du succès par des moyens opposés, Hector Berlioz n’écouta pas un seul instant ce lâche tentateur qui se penche, aux heures mauvaises, sur le fauteuil de l’artiste, et lui souffle à l’oreille des conseils prudents. Sa foi ne reçut aucune atteinte, et, même aux plus tristes jours, malgré l’indifférence, malgré la raillerie, malgré la pauvreté, jamais l’idée ne lui vint d’acheter la vogue par une mélodie vulgaire, par un pont-neuf rythmé comme une contredanse. En dépit de tout, il resta fidèle à sa conception du beau : s’il fut un grand génie, on peut le discuter encore – le monde est livré aux controverses –, mais nul ne penserait à nier qu’il fut un grand caractère.

Dans cette renaissance de 1830, il représente l’idée musicale romantique : la rupture des vieux moules, la substitution de formes nouvelles aux invariables rythmes carrés, la richesse compliquée et savante de l’orchestre, la fidélité de la couleur locale, les effets inattendus de sonorité, la profondeur tumultueuse et shakespearienne des passions, les rêveries amoureuses ou mélancoliques, les nostalgies et les postulations de l’âme, les sentiments indéfinis et mystérieux que la parole ne peut rendre, et ce quelque chose de plus que tout, qui échappe aux mots et que font deviner les notes.

Ce que les poètes essayaient dans leurs vers, Hector Berlioz le tenta dans la musique avec une énergie, une audace et une originalité qui étonnèrent alors plus qu’elles ne charmèrent. L’éducation musicale en France était loin d’être aussi avancée qu’elle l’est aujourd’hui. Habeneck, dévoué au grand art, risquait de temps à autre quelques-unes des plus intelligibles symphonies de Beethoven, qu’on trouvait barbares, sauvages, délirantes, inexécutables, bien qu’on les jouât, et que les classiques d’alors prétendissent n’être pas plus de la musique, que les vers de Victor Hugo n’étaient de la poésie, et les tableaux d’Eugène Delacroix de la peinture. Pour faire admettre Freyschütz de Weber, Castil-Blaze était obligé de le travestir en Robin des Bois et d’y ajouter beaucoup du sien. Rossini lui-même, avec sa lumineuse et souriante facilité, passait aux yeux des sages pour une mauvaise tête musicale, un novateur dangereux qui corrompait la belle simplicité des maîtres; on lui reprochait le vacarme de son orchestre, le tintamarre de ses cuivres, le tonnerre de ses crescendo. – On conçoit aisément que dans un tel milieu Berlioz ne devait pas rencontrer beaucoup d’encouragements, mais il était de ceux qui savent se passer de succès. Une irrésistible vocation l’avait entraîné vers son art.

Fils d’un médecin, destiné à la même profession, il quitta l’amphithéâtre pour le Conservatoire, où il étudia sous Reicha et Lesueur, il vit sa pension supprimée, et fut réduit à entrer comme choriste au théâtre des Nouveautés, à 50 francs par mois d’appointements, qui suffisaient aux sobres besoins matériels de cette vie consacrée tout entière à l’art.

Par l’horreur des formules vulgaires, le sentiment descriptif, la compréhension de la nature et le désir de faire exprimer à son art ce qu’il n’avait pas dit encore, Hector Berlioz fut un vrai romantique, et comme tel engagé dans la grande bataille où il lutta avec un acharnement incroyable.

Il avait déjà fait une messe à quatre voix avec chœurs et orchestre, une ouverture de Wawerley, et la Symphonie fantastique, espèce d’autobiographie musicale où l’artiste fait raconter aux voix et aux murmures de l’orchestre ses rêves, ses amours, ses tristesses, ses désespoirs, ses cauchemars et ses folles terreurs nerveuses.

Très admirée et très applaudie par les adeptes du romantisme, la Symphonie fantastique produisit alors un effet analogue à celui des premiers morceaux de Richard Wagner exécutés en France : la représentation de Tannhäuser à l’Opéra donne parfaitement l’idée de ce genre de succès réservé chez nous à toute œuvre nouvelle. Ce furent des discussions violentes de part et d’autre, où l’urbanité ne fut pas toujours observée strictement; car en art on se passionne encore plus qu’en politique. Quoique Berlioz fût regardé généralement comme fou, cependant il inspirait cette terreur que répand autour de lui tout être qu’on sait investi d’une puissance secrète. À travers ses bizarreries, ses obscurités, ses exagérations, on devinait une énergie que rien ne ferait ployer; il avait dès lors cette assiette inébranlable d’une force primitive et ressemblait à ce personnage panthéiste du second Faust, que Goethe appelle « Oréas, roc de nature ».

C’est une idée assez répandue parmi le public que les romantiques, qu’ils soient poètes, peintres ou musiciens, s’affranchissent des règles parce qu’ils ne les ont pas apprises ou sont trop inhabiles pour n’en être pas gênés. Rien de plus faux : les novateurs ont tous possédé une science technique profonde. Pour réformer, il faut savoir. Tous ces prétendus artistes échevelés, sans frein, qui, soi-disant, n’écrivaient que sous l’inspiration de la fièvre chaude, étaient au contraire des contrapuntistes consommés, chacun dans sa sphère, et en état de conclure une fugue avec une régularité parfaite. Le soin rigoureux de la forme et de la couleur, les difficultés d’architectonique, la nouveauté de détail qu’ils s’imposaient demandaient un bien autre travail que la soumission aux vieilles règles reconnues et souvent peu observées.

Son romantisme n’empêchait donc pas Hector Berlioz de mériter le prix de composition et d’obtenir le grand prix de Rome pour sa cantate de Sardanapale, un magnifique sujet traité en tragédie par lord Byron et en tableau par Eugène Delacroix.

On était alors en 1830, et Berlioz composa en l’honneur des victimes de Juillet une marche funèbre et triomphale du plus grand caractère. Nous nous souvenons encore, avec un frisson d’enthousiasme, du passage où les âmes des héros entrent dans les cieux, sur une éclatante fanfare qui mêle les voix des anges aux acclamations déjà lointaines des hommes.

Il partit ensuite pour l’Italie, élève ayant la réputation d’un maître. La musique italienne ne devait pas le charmer beaucoup, avec son insouciance de l’harmonie et de son chant facile, qui ne se préoccupe ni des paroles ni de la situation, et court sur un fond uni comme les légères arabesques de Pompéi, agréable par lui-même, indépendamment de la signification. Mais cette belle et grandiose nature agit fortement sur lui et il en garda une durable impression pittoresque. Cependant les œuvres qu’il écrivit à Rome montrent que ses préoccupations étaient ailleurs. À la villa Médici, sous les pins en ombelle des jardins Panfili ou Borghèse, dans la solitude du Champ romain, il pensait à Shakespeare, à Goethe, à Walter Scott; il faisait le Retour à la vie, la Ballade du pêcheur, la scène de l’ombre d’Hamlet, l’ouverture du Roi Lear et de Rob-Roy.

Aucune trace de son séjour en Italie ne se remarque dans ses compositions de cette époque. Ses prédilections le poussaient vers l’Allemagne, où il ne put aller. Aux représentations des acteurs anglais, qu’il suivait en admirateur passionné de Shakespeare, à force de lui voir représenter Ophélie, Cordélia, Portia, et toutes ces charmantes héroïnes si tendres et si romanesques, il s’éprit de miss Smithson, une actrice de grand talent et de grande beauté, qu’il épousa, et dont la maladie, à son retour de Rome, l’empêcha de visiter la patrie de Bach, de Mozart, d’Haydn et de Beethoven. Henri Heine raconte que Berlioz, au temps de sa passion, pour admirer son idéal de plus près, et peut-être n’ayant pas assez d’argent pour payer une stalle tous les soirs, s’était engagé comme timbalier dans l’orchestre, où il se démenait avec une singulière frénésie, tapant sur ses timbales comme le roi nègre de Freiligrath tapait sur son tambour, surtout aux entrées tragiques de l’actrice adorée.

La symphonie d’Harold, qu’il composa vers ce temps-là, fut accueillie plus favorablement que ne le furent depuis ses autres œuvres. La Marche de pèlerins qu’elle renferme fut redemandée et obtint le même succès que la Marche du Tannhäuser aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que ce morceau fût supérieur au reste de l’œuvre, qui contient des beautés de premier ordre; mais le rythme obligé d’une marche rend l’idée musicale plus sensible aux oreilles, qui ont besoin qu’on leur scande les vers d’un poème et qu’on leur batte la mesure d’une partition.

Si Berlioz comptait un grand nombre de négateurs ou de détracteurs, il avait un partisan dont on ne pouvait récuser la compétence, Paganini, ce diable et cet ange du violon, qu’on accusait d’avoir enfermé l’âme d’une maîtresse dans le cercueil sonore de son instrument. L’inimitable et fantastique virtuose, qui faisait croire à la puissance des incantations, admirait passionnément Berlioz, et lui, l’avare, dont on racontait des légendes à faire trouver Harpagon prodigue, devenu généreux comme un roi d’Asie, envoyait à l’artiste vingt mille francs en reconnaissance du noble plaisir que cette œuvre lui avait causé.

Nous ne pouvons suivre, composition par composition, dans ces quelques pages, la carrière musicale de Berlioz. Il aborda le théâtre et donna Benvenuto Cellini à l’Opéra. Le livret était d’Émile Deschamps et d’Auguste Barbier. Madame Stoltz remplissait le rôle d’Ascanio. La musique, du plus délicat travail, abondait en choses charmantes, en motifs pleins d’originalité; mais il était décidé que Berlioz manquait de mélodie, et, malgré le délicieux air de La Mélancolie, si bien chanté par madame Stoltz, le beau chant des ciseleurs :
    Les métaux, ces fleurs souterraines
    Qui ne s’ouvrent qu’au front des reines,
    Des papes et des empereurs;
le suave et le large andante de Cellini :
    Sur les monts les plus sauvages,
    Que ne suis-je un simple pasteur?
la chanson d’une grâce si plaintive :
    Heureux les matelots!
    Ils s’en vont sur les flots;
malgré le joyeux tumulte du carnaval qui traversait la pièce, l’opéra de Berlioz n’eut que trois ou quatre représentations. Lorsqu’on reprend tant d’œuvres insignifiantes, démodées et d’une désespérante banalité de facture, on ferait bien mieux de remettre à la scène cette œuvre hardie, originale, pleine d’innovations, qu’on accepterait aisément aujourd’hui et qui aurait peut-être la chance d’un succès posthume.

Non pas découragé, mais ne pouvant réussir au théâtre qu’en faisant des concessions qui répugnaient à sa nature hautaine, Berlioz se réduisit aux symphonies dramatiques, comme La Damnation de Faust et Roméo et Juliette, qu’il faisait jouer à ses frais sur cette scène idéale qui n’a besoin ni de décors ni de costumes, et où la fantaisie du poète règne en maîtresse. La Damnation de Faust contient précisément ce qui manque au Faust, d’ailleurs si remarquable, de Gounod : la profondeur sinistre et mystérieuse, l’ombre où scintille vaguement l’étoile du microcosme, l’accablement du savoir humain en face de l’inconnu, l’ironie diabolique de la négation et la fatigue de l’esprit s’élançant vers la matière. Certes le Faust tel que Goethe le concevait n’a jamais été mieux compris. Il nous est resté de la scène du jardin un souvenir délicieux, et la marche infernale qui galope sur un thème hongrois obtint un immense succès. Que de belles choses, pas assez appréciées, dans Roméo et Juliette : le bal chez Capulet ! la sérénade et le scherzo de la reine Mab, où le compositeur lutte de poésie, de légèreté et de grâce avec ce Mercutio si spirituel, que Shakespeare n’a pu le soutenir jusqu’au bout de la pièce et le fait tuer, après quelques scènes étincelantes, par le comte Pâris !

Berlioz n’était pas seulement un compositeur de premier ordre; c’était un écrivain plein de sens, d’esprit et d’humour. Il a fait longtemps le feuilleton de musique au Journal des Débats, où il soutenait ses doctrines, attaquait tout ce qui lui semblait vulgaire, et célébrait ses dieux, Gluck et Beethoven, à qui il dressait des autels de marbre blanc comme à des immortels. Mais il ne parlait de ses feuilletons si remarqués qu’avec une secrète amertume. Il est douloureux pour le compositeur de déposer sa lyre pour prendre la plume, pour le poète de nourrir sa poésie avec sa prose, pour le peintre de faire payer ses tableaux par ses lithographies; en un mot, de vivre du métier de son art. C’est une misère que chacun de nous a connue, et ce n’est pas la moins pénible à supporter. Chaque heure consacrée à ces besognes est peut-être une heure d’immortalité qu’on se vole; ce temps perdu, le retrouvera-t-on? et quand l’incessant labeur vous aura, sur le déclin de la vie, procuré quelque loisir, aura-t-on la force d’exécuter les conceptions de la jeunesse? pourra-t-on rallumer cette flamme évanouie, recomposer ce rêve emporté dans l’oubli?

Ce sont là les vrais chagrins de l’artiste au grand cœur. De là venait cette mélancolie tragique, cette mélancolie prométhéenne de Berlioz. Il se sentait un titan capable d’escalader le ciel et d’affronter Jupiter, et il lui fallait rester cloué sur la croix du Caucase, avec des clous de diamant, par la Force et la Puissance, comme le héros d’Eschyle, le flanc fouillé par le bec d’un vautour; et encore n’eut-il pas cette consolation que les deux mille Océanides, transportées par des chars ailés, vinssent pleurer en chœur au pied de sa montagne.

L’Enfance du Christ, oratorio d’une naïveté charmante, et où la musique s’amuse à balbutier les premières paroles du Dieu nouveau-né, qu’accompagne le chant des anges, parut être mieux comprise du public.

Les amis de Berlioz lui disaient, en présence de spectateurs assez nombreux : « Eh bien, les voilà qui viennent. » Avec un sourire mélancolique, il répondit : « Oui, ils viennent; mais, moi, je m’en vais. »

Sa dernière tentative a été l’opéra des Troyens, donné au Théâtre-Lyrique; il en avait écrit le poème, dédaignant, comme Wagner, de s’adresser à un faiseur de livret. Il croyait, ainsi que Gluck, qu’au théâtre, la parole et la note devaient être étroitement unies, et il n’admettait pas ces coupes d’airs, de cavatine, qui arrêtent l’action. Il y a de grandes beautés dans cet opéra si en dehors des habitudes du public; un large et pur sentiment de l’antiquité y règne, et il y passe par moments, avec un éclat de clairon, comme un souffle de poésie homérique.

Cette popularité dont il n’a pas joui en France, où cependant il comptait d’ardents admirateurs, il l’avait obtenue depuis longtemps à l’étranger. L’Allemagne le connaissait et l’applaudissait; on le nommait parmi les grands maîtres modernes. Mais chaque jour sa tristesse devenait plus sombre et plus amère; le chagrin sculptait de plus en plus profondément cette belle tête d’aigle irrité, impatient de l’espace et auquel on refuse l’essor. Cette blonde crinière, qu’il secouait jadis si éperdument, en conduisant à l’orchestre quelque chef-d’œuvre, avait blanchi depuis longtemps. Ce stoïque de l’art, qui avait souffert si patiemment pour le beau, dont l’amour-propre avait dû saigner tant de fois, ne put résister à la perte d’un fils adoré. Il s’enveloppa d’ombre et de silence, puis mourut. Il n’y a que les farouches et les hautains pour avoir de ces tendresses.



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