Berlioz Hector
À bout de ressources, Berlioz s’engagea comme choriste au théâtre des Nouveautés. Il continuait de suivre les cours du Conservatoire, dans la classe de Reicha, et composait, sur un poème de son ami Humbert Ferrand, intitulé Les Francs-Juges. L’ouverture de Waverley succéda à celle des Francs-Juges. Puis il présenta au concours de l’Institut, sans succès d’ailleurs, une cantate intitulée La Mort d’Orphée. En 1828, il fut plus heureux, et obtint le second prix; un an après, il composait Huit scènes de Faust, la Symphonie fantastique, et une fantaisie sur La Tempête, de Shakespeare. Il professa la guitare dans une pension de demoiselles. En 1830, il se présenta encore (pour la quatrième fois) au concours de l’Institut, et sa cantate, Sardanapale, fut jugée digne du premier prix. À la suite de cet événement, il partit pour faire en Italie le séjour réglementaire, mais n’y resta que dix-huit mois. Lorsqu’il en revint, il rapportait des mélodies séparées, que plus tard il utilisa, une ouverture de Rob-Roy (brûlée depuis), l’ouverture du Roi Lear, et Lélio ou Le Retour à la vie, monodrame. Pendant toute cette période de début, diverses aventures prennent date, dont le détail ne saurait trouver place ici, mais qui se rapportent presque toutes à sa passion pour miss Smithson, de laquelle il sera parlé plus loin. En 1834, Berlioz fait exécuter Harold en Italie; en 1835 il entra au Journal des Débats comme critique musical; en 1837, aux Invalides, il donne une Messe des Morts, ou Requiem, qui lui avait été commandée par M. de Gasparin.
Le 3 septembre 1838, une œuvre dramatique de Berlioz, Benvenuto Cellini, écrite par lui sur un poème de Léon de Wailly et Auguste Barbier, affronta la scène de l’Opéra. Non seulement le public se montra fort hostile et siffla les meilleures choses, mais les exécutants eux-mêmes trahirent la confiance du musicien et parurent s’entendre pour massacrer la partition avec le zèle le plus répugnant. Benvenuto eut trois représentations. À la suite de cette catastrophe, la détresse la plus grande régnait au logis de Berlioz, marié avec Henriette Smithson (depuis 1833), et père d’un petit garçon. Ce fut alors que le célèbre Paganini lui envoya spontanément vingt mille francs. Le 24 novembre 1839, Berlioz fait exécuter au Conservatoire Roméo et Juliette, grande symphonie dramatique, l’un de ses œuvres les plus remplies de passion, sinon les plus achevées, et, sur la première page de la partition, il a écrit ces mots : à Nicolo Paganini.
En 1840, à l’occasion de l’inauguration de la colonne de Juillet, Berlioz composa une Symphonie funèbre et triomphale, que lui avait commandée M. de Rémusat. À partir de cette date, il se met à voyager. Une première excursion musicale a Bruxelles pour objectif; en 1843, il va en Allemagne, donnant des concerts à Leipzig, Berlin, Stuttgart, Hambourg, Francfort, Weimar, etc.; en 1844, il organisa à l’Exposition un grand festival où fut donné son Hymne à la France (paroles d’A. Barbier); en 1845, il parcourt l’Autriche, la Bohême, la Hongrie; puis, reprenant son idée de l’année précédente, il organise un concert monstre au cirque des Champs Élysées; en 1847, il visite la Russie. En 1848, il dirige, à Londres, l’orchestre de Drury-Lane, puis retourne en Bohême; en 1851, il fait un nouveau séjour en Angleterre. Pendant ses tournées artistiques, Berlioz trouve des enthousiastes fervents et de vigoureux contradicteurs, mais, somme toute, les succès l’emportent de beaucoup sur les échecs.
La Damnation de Faust, légende dramatique en quatre parties, que beaucoup de musiciens considèrent comme l’œuvre maîtresse de Berlioz, fut exécutée pour la première fois à Paris en 1846, devant une salle à peu près vide. Ce fut un désastre. Vint ensuite L’Enfance du Christ, Mystère sacré (1854), premier grand succès de Berlioz, qui obtint le suffrage de ses ennemis même. En 1855, il donna à l’Exposition universelle quelques concerts monstres. En 1856, le Te Deum, avec orgue, orchestre et deux chœurs, fut donné à l’église Saint-Eustache. Le 21 juin 1856, il fut élu à l’Académie des Beaux-Arts en remplacement d’Adam. En 1862, il inaugura le théâtre de Bade avec Béatrice et Bénédict. Le 12 avril 1862, il fut battu à l’Académie des Beaux-Arts où il briguait le secrétariat perpétuel donné à Beulé qui n’était pas membre de l’Académie. La dernière œuvre du maître est intitulée Les Troyens, tragédie lyrique de proportions considérables, qu’il se vit obligé, par le malheur des circonstances, de diviser en deux parties, La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage. La seconde de ces parties a seule été jouée, en 1863, au Théâtre-Lyrique. Malgré l’accueil chaleureux qu’il reçut le premier soir, l’ouvrage ne réussit point et disparut de l’affiche après une vingtaine de représentations. Le chagrin que Berlioz ressentit de cet échec s’ajouta à beaucoup d’autres, à d’irréparables deuils, comme la mort de son fils Louis. Une cruelle maladie nerveuse, dont il souffrait depuis longtemps, usa rapidement ses forces. Mais ses derniers jours, au milieu de tristesses sans nombre, furent consolés par le dévouement de quelques amis fidèles, Damcke, M. et Mme Massart, M. Ernest Reyer.
Cette existence si remplie au point de vue artistique n’est pas moins féconde en aventures et en incidents anecdotiques. Les lecteurs trouveront tous les détails nécessaires sur la vie privée de Berlioz, son caractère, etc., dans les Mémoires qu’il a publiés, dans la Correspondance inédite, les Lettres intimes, et surtout dans le Berlioz intime de M. Edmond Hippeau. Qu’il nous suffise de dire qu’on peut lui faire des reproches graves sur certains points, notamment vis-à-vis de sa première femme, Henriette Smithson. Elle est poignante, d’ailleurs, cette histoire des amours de Berlioz, malgré ses oublis, ses torts, ses infidélités cruelles. Deux passions l’ont dominé et sont les seules dont il nous plaise de nous souvenir : sa tendresse enthousiaste, alors qu’il était encore enfant, pour « Estelle », la belle jeune fille de Meylan, retrouvée plus tard, au déclin de la vie; et son amour pour l’interprète inspirée de Shakespeare, cette Henriette Smithson, par qui Juliette, Desdémone, Ophélia lui étaient apparues. Lui même a écrit : « Estelle fut la rose qui a fleuri dans l’isolement; Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas, j’ai brisé bien des cordes. »
En tout cas, il est une chose que l’on doit constater, c’est que Berlioz (dont Wagner a pu dire : « Il est le seul musicien français qui n’écrive pas sa musique pour de l’argent. ») a toujours passionnément défendu la cause qu’il croyait bonne, et qui, de fait, était bien telle. Avec une persévérance infatigable, il s’est jeté dans la lutte; jamais il n’a caché ou atténué ses opinions, et, si on peut lui reprocher d’extrêmes violences de polémique, des critiques si âcres qu’elles cessaient parfois d’être justes, l’excès en cette matière vaut mieux sans aucun doute que l’absence de principes et les capitulations de conscience.
Voici la liste des œuvres musicales de Berlioz : ouvertures de Waverley, des Francs-Juges, du Roi Lear, du Corsaire; Irlande, neuf mélodies pour une et deux voix, chœur, accompagnement de piano; Le Cinq mai, chant pour basse et chœur, avec orchestre; Les Nuits d’été, six mélodies pour chant et piano; Sara la baigneuse, ballade pour trois chœurs et orchestre; La Captive, rêverie pour voix de femme, orchestre ou piano; Fleurs des landes, cinq mélodies pour une et deux voix, chœur et accompagnement de piano; Tristia, trois chœurs, avec orchestre; Vox populi, deux chœurs, avec orchestre; Feuillets d’album, six mélodies pour une ou deux voix, avec chœur et accompagnement de piano (toutes ces mélodies ont été réunies en un recueil complet, intitulé Trente-trois mélodies, par Hector Berlioz); Messe des morts (Requiem); Benvenuto Cellini, opéra en deux actes; Le Carnaval romain, ouverture, destinée à servir d’entracte à Benvenuto Cellini; Symphonie fantastique, en cinq parties, ou Épisodes de la vie d’un artiste; Lélio, ou Le Retour à la vie, mélologue, pour chant, chœur et orchestre; Symphonie funèbre et triomphale, en trois parties, pour grande harmonie militaire, avec chœur ad libitum et orchestre supplémentaire d’instruments à cordes; Harold en Italie, symphonie en quatre parties; Te Deum, pour deux chœurs, orgue et orchestre; orchestration de La Marseillaise de Rouget de l’Isle; orchestration de L’Invitation à la valse, de Weber; récitatif pour le Freischütz; orchestration de la Marche marocaine de Léopold de Mayer, de Plaisir d’amour de Martini, etc.; Roméo et Juliette, grande symphonie avec chœurs, soli et prologue vocal; La Damnation de Faust, légende dramatique en quatre parties; L’Enfance du Christ, mystère, en trois parties; Béatrice et Bénédict, opéra-comique imité de Shakespeare (il est tiré de Beaucoup de bruit pour rien); Les Troyens, tragédie lyrique en deux parties : La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage.
Comme écrivain, critique et journaliste, Berlioz a produit quelques ouvrages et de nombreux articles qui ne sauraient être passés sous silence. Les feuilletons musicaux du Journal des Débats lui valurent une grande réputation et des inimitiés implacables; personne d’ailleurs n’avait le mot aussi dur, la raillerie aussi mordante; tantôt c’est Hérold qu’il appelle « un Weber des Batignolles »; tantôt il annonce que Panseron vient d’ouvrir un cabinet de consultations pour « mélodies secrètes »; un autre fois il imagine de rendre compte d’un opéra médiocre en vers de même force que ceux du livret. Parmi ses fantaisies, il y en a de très réussies et de parfaitement détestables; si Euphonia appartient à ce dernier genre, Le Piano enragé est en revanche véritablement amusant. Les principales études critiques de Berlioz, telles que ses travaux sur les symphonies de Beethoven (publiés d’abord dans Le Correspondant, puis dans Le Voyage en Allemagne) ou sur les œuvres de Gluck, ont été réunies dans son volume À travers chants (Paris, 1862, in-18). À ce recueil, des plus intéressants du reste, il faut ajouter Les Grotesques de la musique (Paris, 1859, in-18) et Les Soirées de l’orchestre (Paris, 1852, in-18). Le Voyage musical en Allemagne, devenu fort rare (Paris, 1844, 2 vol., série de lettres), a été presqu’en entier intercalé dans les Mémoires, comme aussi le Nouveau voyage musical. Les Mémoires d’Hector Berlioz (Paris, 1870, in-8), ont été réimprimés en 1878 en format in-18 (2 vol.). Ces mémoires, du plus vif intérêt anecdotique, ne peuvent cependant être acceptés comme document indiscutable. Ainsi que M. Hippeau l’a constaté, il y a souvent désaccord entre les indications des Mémoires et celles fournies par la Correspondance (publ. par Daniel Bernard, Paris, 1878, in-18); Berlioz, d’ailleurs, au début de son autobiographie, avertit le lecteur qu’il se propose seulement de donner un récit pittoresque de sa vie, décidant à son gré des choses qu’il lui plaira de taire et du jour sous lequel il présentera les événements qu’il raconte. Outre ces ouvrages de littérature et de critique, Berlioz a écrit un Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes (Paris, 1844), justement renommé, car, malgré ses lacunes et quelques points de vue trop particuliers, il a ouvert la voie à tous les travaux de ce genre, et peut être encore consulté avec fruit [à tout le moins au moment de la rédaction de cette biographie - L'Enc. de L'Ag.], . Les Lettres intimes ont été publiées avec une préface de Charles Gounod (Paris, 1882, in-18)."
A. Ernst, article «Berlioz » de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Tome sixième (Belgique-Bobineuse). Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, H. Lamirault, [191-?], p. 343-344
Un jugement sur l'oeuvre par un spécialiste de la fin du XIXe siècle
"Les premières compositions musicales de Berlioz révèlent déjà le génie du maître français, mais les défauts, l’insuffisance extrême de l’écriture en compromettent souvent les manifestations. Tel est le cas de la Symphonie fantastique, où Berlioz fait en quelque sorte violence à la langue musicale, qu’il possède encore mal : des longueurs fatigantes, des bizarreries brutales et inutiles y voisinent avec les plus saisissantes inspirations, avec cette Marche au supplice, par exemple, d’une si admirable nouveauté et d’un effet si terrifiant. Dans le Tuba mirum du Requiem, Berlioz a réalisé, par la lenteur d’une grandiose progression d’accords, par l’explosion de quatre orchestres d’instruments de cuivre, une impression d’épouvante et de majesté qui demeure sans équivalent connu. Benvenuto Cellini, avec quelques italianismes et des inégalités certaines, est merveilleux d’originalité et de mouvement. Si l’ignorance et la cabale n’avaient accablé cet opéra, il eût pu inaugurer, sur la scène française, une ère heureuse de sincérité et de vie. Le défaut de Roméo et Juliette consiste dans l’insuffisance d’un programme pour expliquer clairement quelques-unes des parties de l’œuvre, et dans le manque d’équilibre qui existe entre ces fragments de symphonie dramatique et les fréquentes interventions de la voix seule ou du chœur. Mais quels trésors d’inspiration! Jamais auteur n’a montré une plus grande richesse d’expression musicale. La Scène d’amour et le Convoi funèbre de Juliette étincellent surtout au milieu de tant de pages sublimes. La Damnation de Faust est d’une conception plus rationnelle, bien qu’elle abonde en contrastes violents – dont la plupart sont heureux – et que Berlioz s’y soit peu préoccupé de rendre vraisemblables les pérégrinations de Faust ou de rattacher très logiquement les différentes scènes entre elles. Les morceaux les plus frappants de la partition, ceux qui ont le plus d’originalité extérieure, sont le double Chœur des étudiants et des soldats, la Coupe du roi de Thulé, chanson gothique, le Ballet des sylphes, la Sérénade de Méphistophélès, l’Invocation à la nature, la Course à l’abîme. Plus haut peut-être, selon nous, doivent être placés les morceaux intitulés les Bords de l’Elbe, Marguerite seule dans sa chambre (au début de la 4e partie), le menuet des follets, et surtout la première et la dernière page de l’œuvre, c’est-à-dire le Réveil de la Nature et le Chœur des Anges. L’Enfance du Christ est un ravissant oratorio, presque entièrement traité dans une couleur religieuse et suave; les pages admirables y sont nombreuses, mais il suffirait du Repos de la Sainte-Famille pour assurer l’immortalité au musicien qui l’a écrit. Dans Les Troyens, les beautés de premier ordre ne sont pas moins évidentes, encore que l’imitation continue de Gluck leur fasse quelque peu tort. Mais quel est le musicien français pouvant produire des inventions mélodiques égales aux deux Marches troyennes et à la plainte prophétique de Cassandre dans La Prise de Troie? Ou au septuor, au duo, au chœur des prêtres dans Les Troyens à Carthage? Est-il vraiment, au théâtre, beaucoup de scènes plus émouvantes que la mort de Cassandre ou que les lamentations dernières de Didon?
Un trait important doit être noté : Berlioz a souvent composé lui-même le texte littéraire de ses ouvrages musicaux, et toujours c’est lui qui en a choisi le sujet et arrêté le plan. Ainsi, le poème des Troyens lui est dû en entier; il a lui-même tiré de Shakespeare le livret de Béatrice et Bénédict, écrit le texte de Lélio, rédigé en prose son Roméo et Juliette, qu’Émile Deschamps versifia. Il a également fait les vers de L’Enfance du Christ; dans La Damnation de Faust, il s’aida, pour une partie de son poème, du concours de M. Gandonnière, et fit des emprunts à la traduction de Faust par Gérard de Nerval.
Berlioz avait souhaité élargir le domaine de l’expression musicale, et il a plus d’une fois atteint le but qu’il s’était assigné. On lui a prêté à ce sujet des idées aussi absurdes qu’inexactes; il est inutile de l’en disculper. Certes, il a cherché à rendre, par sa musique, sans le secours de la parole articulée ou de la mimique, et sans la suggestion du décor, des choses que la littérature, la peinture ou l’art du dramaturge pouvaient seuls exprimer avec quelque précision. Mais tout au moins, en pareil cas, il se servait d’un programme très complet, destiné à lever l’indétermination des effets musicaux. Il faut donc être indulgent pour les erreurs, les exagérations de Berlioz, pour ce que l’on pourrait appeler ses utopies descriptives, songer aux admirables trouvailles que ces théories nous ont values, et se dire que, somme toute, suivant le mot d’Ehlert, les erreurs des géants – si erreurs il y a – sont souvent plus fécondes que les vérités des nains. Mieux vaudrait, du reste, pour un compositeur, s’illusionner sur la puissance d’expression du langage musical, que de ne voir dans son art qu’un prétexte à combinaisons stériles, dépourvues de signification et de portée : n’oublions pas également que ce reproche d’écrire de la musique descriptive a été fait à tous les musiciens soucieux d’exprimer quelques chose dans leurs œuvres.
Il ne sera pas inutile non plus de dire quelques mots des incorrections de Berlioz. On a pu affirmer que Berlioz écrivait mal, en constatant que des inhabiletés pratiques choquantes se rencontrent chez lui à côté des plus ingénieuses hardiesses. D’une part, dans ses premières œuvres, il met une certaine affectation puérile en son mépris des règles admises et des conventions reçues; d’autre part, il a toujours préféré une violence, une brutalité, une maladresse même, à cette élégance moyenne, à cette extérieure facilité d’écriture qui constitue à proprement parler le talent des médiocres. Enfin et surtout, après des études théoriques insuffisantes, il aborda de front les problèmes symphoniques les plus ardus, sans avoir appris, par la connaissance approfondie des vieux maîtres (particulièrement de Jean-Sébastien Bach), les ressources logiques de leur savante polyphonie. C’est donc à coups de génie personnel qu’il a triomphé des obstacles; sa science, toute d’intuition, est spontanée en quelques sorte; aussi ne tient-elle pas toujours compte de l’ordre, des proportions, de la déduction correcte des formes et des rythmes. D’autres ont bénéficié de ces puissantes et inégales inspirations; ils ont tiré parti des fautes même de Berlioz, régularisé ses paradoxes, comblé les lacunes de son harmonie désordonnée. Mais c’est lui qui leur a ouvert la voie, et il les dépasse de toute la hauteur de son génie. Le mérite d’un musicien n’est pas mesuré par l’élégante rectitude de son écriture : si Mendelssohn est grand, Gluck est plus grand que lui; la simplicité musicale d’Alceste est plus sublime que la science de la Symphonie romaine.
Mais ce que personne ne contestera à Berlioz, c’est la variété de ses rythmes, la richesse de ses timbres, l’abondance de ses idées mélodiques. Ce que l’on devra surtout reconnaître, c’est qu’il a marché le premier, en France, vers les terres nouvelles. On a beaucoup écrit sur sa querelle avec Wagner (c’est dans cette querelle qu’il fut parlé pour la première fois de musique de l’avenir), et il est certain, comme l’a dit un jour M. de Fourcaud, que Berlioz n’est pas plus un Wagner français que Wagner n’est un Berlioz germanique; mais il faut bien le reconnaître, il n’est pas de réformes et d’innovations réalisées par les musiciens d’aujourd’hui ou d’hier, dont on ne puisse trouver le germe, l’ébauche et bien souvent la révélation complète dans les ouvrages de Berlioz. Quelques parties de son œuvre ont vieilli : celles où le romantisme fougueux de l’époque a trop marqué son empreinte. Il en est de lui, sur ce point, comme de Delacroix ou de Victor Hugo, deux autres grands rénovateurs auxquels il a pu être fréquemment comparé. Oui, il s’est trompé dans son jugement sur Bach, qu’il ignorait profondément, mais il ne s’est pas trompé lorsqu’il combattait l’influence de la décadence italienne, lorsqu’il prêchait Beethoven, Gluck et Weber à ses contemporains. Ce qui chez lui demeure jeune et vivant, à jamais, c’est l’expression musicale qu’il a mise en ses œuvres, l’intensité des joies et des douleurs qui y éclatent; c’est la riche splendeur de ses grands paysages symphoniques, c’est le cri désespéré de Faust, la tristesse de Marguerite abandonnée, la pieuse adoration des anges devant l’oasis où l’Enfant divin repose aux bras de la Vierge Marie; c’est encore l’adieu de Didon mourante, ou l’inexprimable hymne nocturne qui chante à l’orchestre l’amour de Juliette et de Roméo. Malgré des inégalités et quelques erreurs, Berlioz est le plus grand des musiciens français. Son influence a été considérable, encore que discutée violemment. Tous nos musiciens bénéficient, au jour présent, de la rude bataille qu’il livra; aussi tous relèvent de lui, ceux-là même qui se défendent de l’imiter ou de l’aimer."
A. Ernst, article «Berlioz » de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Tome sixième (Belgique-Bobineuse). Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, H. Lamirault, [191-?], p. 344-345