Servitudes du bourgeois

Jules Michelet
Le bourgeois, issu du peuple, de la paysannerie, ne tarde pas à s'en isoler. «Plus de contact avec le peuple. Il ne le connaît plus que par les gazettes des tribunaux.» écrivait Michelet dans Le Peuple en 1846. «Savez-vous le danger de s'isoler, de s'enfermer si bien ? C'est de n'enfermer que le vide. En excluant les hommes et les idées, on va diminuant soi-même, s'appauvrissant. On se serre dans sa classe, dans son petit cercle d'habitudes où l'esprit, l'activité personnelle ne sont plus nécessaires. La porte est bien fermée; mais il n'y a personne dedans... pauvre riche, si tu n'es plus rien, que veux-tu donc si bien garder ?»
La glorieuse bourgeoisie qui brisa le moyen âge et fit notre première révolution, au quatorzième siècle, eut ce caractère particulier d'être une initiation rapide du peuple à la noblesse. Elle fut moins encore une classe qu'un passage, un degré. Puis, ayant fait son œuvre, une noblesse nouvelle et une royauté nouvelle, elle perdit sa mobilité, se stéréotypa, et resta une classe, trop souvent ridicule. Le bourgeois du dix septième et dix-huitième siècle est un être bâtard, que la nature semble avoir arrêté dans son développement imparfait, être mixte, peu gracieux à voir, qui n'est ni d'en haut ni d'en bas, ne sait ni marcher ni voler, qui se plaît à lui-même et se prélasse dans ses prétentions.

Notre bourgeoisie actuelle, née en si peu de temps de la révolution, n'a pas rencontré, en montant, de nobles sur sa tête. Elle a voulu d'autant plus être une classe tout d'abord. Elle s'est fixée en naissant, et, si bien, qu'elle a cru naïvement pouvoir tirer de son sein une aristocratie; autant vaut dire, improviser une antiquité. Cette création s'est trouvée, comme on pouvait prévoir, non antique, mais vieille et caduque. Quoique les bourgeois ne demandent pas mieux que d'être une classe à part, il n'est pas facile de préciser les limites de cette classe, où elle commence, où elle finit. Elle ne renferme pas exclusivement les gens aisés; il y a beaucoup de bourgeois pauvres. Dans nos campagnes, le même homme est journalier ici, et là bourgeois, parce qu'il y a du bien. Cela fait, grâce à dieu, qu'on ne peut opposer rigoureusement la bourgeoisie au peuple, comme font quelques-uns, ce qui n'irait pas à moins qu'à créer deux nations. Nos petits propriétaires ruraux, qu'on les appelle ou non bourgeois, sont le peuple et le cœur du peuple.

Qu'on étende ou qu'on resserre cette dénomination, ce qui importe à observer, c'est que la bourgeoisie qui s'est chargée presque seule d'agir depuis cinquante ans, semble aujourd'hui paralysée, incapable d'action. Une classe toute récente semblait devoir la renouveler; je parle de la classe industrielle, née de 1815, grandie dans les luttes de la restauration, et qui plus qu'aucune autre, a fait la révolution de juillet. Peut-être plus française que la bourgeoisie proprement dite, elle est bourgeoise d'intérêt; elle n'ose bouger. La bourgeoisie ne le veut, ne le peut; elle a perdu le mouvement. Un demi-siècle a donc suffi pour la voir sortir du peuple, s'élever par son activité et son énergie, et tout à coup, au milieu de son triomphe, s'affaisser sur elle-même. Il n'y a pas d'exemple d'un déclin si rapide.

Ce n'est pas nous qui disons cela; c'est elle. Les plus tristes aveux lui échappent sur son déclin et celui de la France qu'elle entraîne. Un ministre disait, il y a dix ans, devant plusieurs personnes: « La France sera la première des puissances secondaires.» ce mot, qui alors était humble, au point où les choses sont venues depuis, est presque ambitieux. Tellement la descente est rapide!

Aussi rapide au dedans qu'au dehors. Le progrès du mal se marque au découragement de ceux même qui en profitent. Ils ne peuvent guère s'intéresser à un jeu où personne n'espère plus tromper personne. Les acteurs s'ennuyent presque autant que les spectateurs; ils bâillent avec le public, excédés d'eux-mêmes et de sentir qu'ils baissent.

L'un d'eux, homme d'esprit, écrivait il y a quelques années qu'il ne fallait plus de grands hommes, que désormais on saurait s'en passer. Ce mot venait à point. Seulement, s'il le réimprime, il faudra qu'il l'étende et prouve cette fois que les hommes moyens, les talents secondaires, ne sont pas indispensables et qu'on peut s'en passer aussi. La presse, il y a dix ans, prétendait influer. Elle en est revenue. Elle a senti, pour parler seulement de la littérature, que la bourgeoisie qui lit seule (le peuple ne lit guère), n'avait plus besoin d'art. Donc, elle a pu, sans que personne s'en plaignît, réformer deux choses coûteuses, l'art et la critique; elle s'est adressée aux improvisateurs, aux romanciers en commandite, puis, gardant seulement leur nom, aux ouvriers de troisième ordre. L'affaissement général est moins senti, parce qu'il a lieu d'ensemble; tous descendant, le niveau relatif est le même.

Qui dirait, au peu de bruit qui se fait, que nous ayons été un peuple si bruyant ? L'oreille s'y fait peu à peu, la voix aussi. Le diapason change. Tel croit crier, et crie tout bas. Le seul bruit un peu haut, c'est celui de la bourse. Celui qui l'entend de près, et qui voit cette agitation, croira trop aisément que ce courant trouble profondément le grand marais dormant de la bourgeoisie. Erreur. C'est faire trop de tort, trop d'honneur à la masse bourgeoise que de lui supposer tant d'activité pour les intérêts matériels. Elle est fort égoïste, il est vrai, mais routinière, inerte. Sauf quelques courts accès, elle s'en tient ordinairement aux premières acquisitions qu'elle craint de compromettre. Il est incroyable combien cette classe, en province surtout, se résigne aisément à la médiocrité en toute chose. Elle a peu, elle l'a d'hier; pourvu qu'elle le garde, elle s'arrange pour vivre sans agir, sans penser.

Ce qui caractérisait l'ancienne bourgeoisie, ce qui manque à la nouvelle, c'est surtout la sécurité. Celle des deux derniers siècles, fortement assise sur la base de fortunes déjà anciennes, sur des charges de robe et de finance qui comptaient pour propriétés, sur le monopole des corporations marchandes, etc., se croyait tout aussi ferme en France que le roi. Son ridicule fut l'orgueil, la gauche imitation des grands. Cet effort pour monter plus haut qu'on ne le peut, se traduit par l'emphase, la bouffissure qui marque la plupart des monuments du XVIIe siècle.

Le ridicule de la nouvelle bourgeoisie, c'est le contraste de ses précédents militaires, et de cette peur actuelle qu'elle ne cache nullement, qu'elle exprime à tout propos avec une naïveté singulière.

Que trois hommes soient dans la rue à causer de salaires, qu'ils demandent à l'entrepreneur, riche de leur travail, un sol d'augmentation, le bourgeois s'épouvante, il crie, il appelle main-forte. L'ancien bourgeois du moins était plus conséquent. Il s'admirait dans ses priviléges, il voulait les étendre, il regardait, en haut. Le nôtre regarde en bas, il voit monter la foule derrière lui, comme il a monté, et il n'aime pas qu'elle monte, il recule, il se serre du côté du pouvoir. S'avoue-t-il nettement ses tendances rétrogrades ? Rarement, son passé y répugne; il reste presque toujours dans cette position contradictoire, libéral de principe, égoïste d'application, voulant, ne voulant pas. S'il lui reste quelque chose de français qui réclame, il l'apaise par la lecture de quelque journal innocemment grondeur, pacifiquement belliqueux. La plupart des gouvernements, il faut le dire, ont spéculé sur ce triste progrès de la peur qui n'est autre à la longue que celui de la mort morale. Ils ont pensé qu'on avait meilleur marché des morts que des vivants. Pour leur faire peur du peuple, ils ont montré sans cesse à ces gens effrayés deux têtes de méduse qui les ont à la longue changés en pierre: la terreur et le communisme.

L'histoire n'a pas encore examiné de près ce phénomène unique de la terreur, qu'aucun homme, aucun parti, à coup sûr, ne pourrait ramener. Tout ce que j'en puis dire ici, c'est que, derrière cette fantasmagorie populaire, les meneurs, nos grands terroristes, n'étaient nullement des hommes du peuple, mais des bourgeois, des nobles, des esprits cultivés, subtils, bizarres, des sophistes et des scolastiques.

Quant au communisme, auquel je reviendrai, un mot suffit. Le dernier pays du monde où la propriété sera abolie, c'est justement la France. Si, comme disait quelqu'un de cette école, « la propriété n'est autre chose que le vol » , il y a ici vingt-cinq millions de voleurs, qui ne se dessaisiront pas demain. Ce n'en sont pas moins là d'excellentes machines politiques pour effrayer ceux qui possèdent, les faire agir contre leurs principes, leur ôter tout principe. Voyez le bon parti que les jésuites et leurs amis tirent du communisme, spécialement en Suisse. Chaque fois que le parti de la liberté va gagner du terrain, on découvre, à point nommé, on publie à grand bruit quelque noirceur nouvelle, quelque atroce menée qui fait frémir d'horreur les bons propriétaires, protestants, catholiques, Berne autant que Fribourg.

Nulle passion n'est fixe, la peur moins qu'aucune autre. Il faut en subir le progrès. Or, la peur a ceci qu'elle va toujours grossissant son objet, toujours affaiblissant l'imagination maladive. Chaque jour nouvelle défiance; telle idée semble dangereuse aujourd'hui, tel homme demain, telle classe; on s'enferme de plus en plus, on barricade, on bouche solidement sa porte et son esprit; plus de jour, point de petite fente par où puisse entrer la lumière.

Plus de contact avec le peuple. Le bourgeois ne le connaît plus que par la gazette des tribunaux. Il le voit dans son domestique qui le vole et se moque de lui. Il le voit, à travers les vitres, dans l'homme ivre qui passe là-bas, qui crie, tombe, roule dans la boue. Il ne sait pas que le pauvre diable est, après tout, plus honnête que les empoisonneurs en gros et en détail qui l'ont mis dans ce triste état.

Les rudes travaux font les hommes rudes, et les rudes paroles. La voix de l'homme du peuple est âpre; il a été soldat, il affecte toujours l'énergie militaire. Le bourgeois en conclut que ses mœurs sont violentes, et le plus souvent il se trompe. Le progrès du temps n'est sensible en nulle chose plus qu'en ceci. Récemment, lorsque la force armée entra brusquement chez la mère des charpentiers, que leur caisse fut brisée, leurs papiers saisis, leurs pauvres épargnes, n'avons-nous pas vu ces hommes courageux se contenir dans la modération, et s'en remettre aux lois ? Le riche, c'est l'enrichi généralement, c'est le pauvre d'hier. Hier, il était lui-même l'ouvrier, le soldat, le paysan qu'il évite aujourd'hui. Je comprends mieux que le petit-fils, né riche, puisse oublier cela; mais, que dans une vie d'homme, en trente ou quarante ans, on se méconnaisse, c'est chose inexplicable. De grâce, homme des temps belliqueux, qui cent fois avez vu l'ennemi, ne craignez pas d'envisager en face vos pauvres compatriotes dont on vous fait tant peur. Que font-ils ? Ils commencent aujourd'hui, comme vous avez commencé. Celui qui passe là-bas, c'est vous plus jeune... ce petit conscrit qui s'en va, chantant la marseillaise, n'est-ce pas vous, enfant, qui partiez en 92 ? L'officier d'Afrique, plein d'ambition et d'un souffle de guerre, ne vous rappelle-t-il pas 1804 et le camp de Boulogne ? Le commerçant, l'ouvrier, le petit fabricant, ressemblent fort à ceux qui, comme vous, vers 1820, ont suivi la fortune.

Ceux-ci sont comme vous; s'ils peuvent, ils monteront, et très-probablement par de meilleurs moyens, étant nés dans un temps meilleur. Ils gagneront, et vous n'y perdrez rien... laissez cette idée fausse qu'on ne gagne qu'en prenant aux autres. Chaque flot de peuple qui monte, amène avec lui un flot de richesse nouvelle.

Savez-vous le danger de s'isoler, de s'enfermer si bien ? C'est de n'enfermer que le vide. En excluant les hommes et les idées, on va diminuant soi-même, s'appauvrissant. On se serre dans sa classe, dans son petit cercle d'habitudes où l'esprit, l'activité personnelle ne sont plus nécessaires. La porte est bien fermée; mais il n'y a personne dedans... pauvre riche, si tu n'es plus rien, que veux-tu donc si bien garder ?

Ouvrons cette âme, voyons avec elle, si elle a du souvenir, ce qui y fut, ce qui y reste. Le jeune élan de la révolution, hélas! Qui en trouverait ici la moindre trace ? La force guerrière de l'empire, l'aspiration libérale de la restauration, n'y paraissent pas davantage.

Cet homme d'aujourd'hui, nous l'avons vu décroître, à chaque degré qui semblait l'élever. Paysan, il eut les mœurs sévères, la sobriété et l'épargne; ouvrier, il fut bon camarade et secourable aux siens; fabricant, il était actif, énergique, il avait son patriotisme industriel, qui faisait effort contre l'industrie étrangère. Tout cela, il l'a laissé en chemin, et rien n'est venu à la place; sa maison s'est remplie, son coffre est plein, son âme n'est que vide.

La vie s'allume et s'aimante à la vie, s'éteint par l'isolement. Plus elle se mêle aux vies différentes d'elle-même, plus elle devient solidaire des autres existences, et plus elle existe avec force, bonheur, fécondité. Descendez dans l'échelle animale jusqu'aux pauvres êtres qui laissent douter s'ils sont plantes ou animaux, vous entrez dans la solitude; ces misérables créatures n'ont presque aucun rapport avec les autres.

Égoïsme inintelligent! De quel côté la classe craintive des riches et bourgeois regarde-t-elle ? Où va-t-elle s'allier, s'associer ? Justement à ce qui est le plus mobile, aux puissances politiques qui vont et viennent en ce pays, aux capitalistes qui, le jour des révolutions, prendront leurs portefeuilles et passeront le détroit... propriétaires, savez-vous bien celui qui ne bougera point, pas plus que la terre même ? ... c'est le peuple.

Appuyez-vous sur lui.

Le salut de la France et le vôtre, gens riches, c'est que vous n'ayez pas peur du peuple, que vous alliez à lui, que vous le connaissiez, que vous laissiez là les fables qu'on vous fait et qui n'ont nul rapport à la réalité... il faut s'entendre, desserrer les dents, le cœur aussi, se parler, comme on fait entre hommes.

Vous irez descendant, faiblissant, déclinant toujours, si vous n'appelez à vous et n'adoptez tout ce qui est fort, tout ce qui est capable. Il ne s'agit pas des capacités dans le sens ordinaire. Peu importe qu'une assemblée qui possède cent cinquante avocats, en ait trois cents. Les hommes élevés dans nos scolastiques modernes ne renouvelleront pas le monde... non, ce sont les hommes d'instinct, d'inspiration, sans culture, ou d'autres cultures (étrangères à nos procédés et que nous n'apprécions pas), ce sont eux dont l'alliance rapportera la vie à l'homme d'études, à l'homme d'affaires le sens pratique, qui certainement lui a manqué aux derniers temps; il n'y paraît que trop à l'état de la France. Ce que je dois espérer des riches et des bourgeois pour l'association large, franche, généreuse, je l'ignore. Ils sont bien malades; on ne revient pas aisément de si loin. Mais, je l'avoue, j'ai encore espérance en leurs fils. Ces jeunes gens, tels que je les vois dans nos écoles, devant ma chaire, ont de meilleures tendances. Toujours ils ont accueilli d'un grand cœur toute parole en faveur du peuple. Qu'ils fassent plus, qu'ils lui tendent la main, et forment de bonne heure avec lui l'alliance de la régénération commune. Qu'elle n'oublie pas, cette jeunesse riche, qu'elle porte un poids lourd, la vie de ses pères, qui, en si peu de temps, ont monté, joui et déchu; elle est lasse en naissant, et, toute jeune qu'elle est, elle a grand besoin de rajeunir en recueillant la pensée populaire. Ce qu'elle a de plus fort, c'est d'être encore tout près du peuple, sa racine, d'où elle est à peine sortie. Eh bien! Qu'elle y retourne de sympathie et de cœur, qu'elle y reprenne un peu de la sève puissante qui a fait, depuis 89, le génie, la richesse, la force de la France.

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