La chaleur d'un chant chrétien en terres froides
Il est émouvant de lire dans les documents de l'époque que, sur les navires voguant vers l'Amérique, les religieux, religieuses et peut-être même les colons chantaient, dans la houle et dans le vent; que le grand explorateur Louis Joliet, découvreur du Mississippi, touchait l'orgue à la cathédrale de Québec; que le Te Deum saluait les victoires contre l'ennemi; qu'on chantait, en latin ou en français, à la messe, aux vêpres et au salut du soir; qu'un Livre d'orgue de Montréal a existé, comportant
540 pages de pièces d'orgue; que des violes furent cachées, pour être conservées intactes, lors du siège de Québec, en 1759. Ce ne sont là que quelques-uns des signes de la chaleur d'un chant chrétien en ces terres froides d'Amérique du Nord.
Mais l'épopée ne s'arrête pas là. L'Amérique du Nord est une terre de mission. Il faut christianiser les peuplades amérindiennes. Pour ce faire, la musique et particulièrement le chant sacré paraissent être un moyen privilégié, comme le montre bien M. Dubois.
Encore faut-il que ce chant soit compris par les populations concernées. Il devient nécessaire qu'il parle leur langue. Et c'est ainsi que, par l'entremise des cantiques, des plains-chants et des motets, l'Église missionnaire se fait polyglotte. Il va de soi que, en tout premier lieu, les missionnaires se mettent à l'apprentissage des langues amérindiennes; peut alors s'ensuivre la traduction des chants sacrés venus d'Europe. Le chant choral devient, de la sorte, un élément essentiel de la stratégie missionnaire, peut-être même le moyen par excellence de la transmission de la doctrine chrétienne. Les nouveaux convertis autochtones semblent accueillir ce chant avec grand enthousiasme et s'y adonner avec beaucoup d'intensité, retrouvant sans doute dans sa beauté une expression du sens du sacré qu'ils avaient su développer au contact de la nature. On assiste donc à une lente éclosion, sur près de deux siècles en Nouvelle-France, d'un répertoire de chants chrétiens en langues amérindiennes. Le livre de M. Dubois fait état de cette réussite d'un chant qui va de l'oreille au cœur et le disque du Studio de musique ancienne de Montréal présente un magnifique Salut du Très Saint Sacrement en langue abénaquise.
La lecture du livre et l'écoute du disque nous amènent à nous demander s'il y a eu simple transmission d'un héritage musical européen en ces terres froides d'Amérique; si ce chant chrétien a été véritablement transformé par les Français d'Amérique; si la vie culturelle d'ici et le chant religieux d'ici ont été plus qu'une réplique de ce qui se faisait en France. Plus profondément encore, il faut se demander si l'on n'a fait que traduire des chants chrétiens d'origine européenne en langues amérindiennes; si l'apport des cultures amérindiennes au chant chrétien a vraiment débouché sur une nouvelle création culturelle, fruit d'un authentique métissage; ou encore s'il s'agit de la seule acculturation des Amérindiens à la civilisation européenne et de la seule inculturation du christianisme par les Amérindiens.
Les réponses à ces questions nous renvoient aux grandeurs et aux misères des entreprises de colonisation et d'évangélisation. Elles n'ont que trop souvent joué à sens unique. On peut penser qu'elles n'ont été que trop rarement, peu s'en faut, l'occasion d'un métissage culturel et d'un échange interculturel, seuls témoins du respect mutuel dans la rencontre des cultures. Par exemple, quel accueil les missionnaires ont-ils réservé au sens du sacré plutôt animiste et aux chants religieux rythmés par des tambours des peuples amérindiens? Ont-ils été soucieux de favoriser une réelle réappropriation, voire une recréation, des chants chrétiens par ces peuples? On n'a pas à juger, sans doute, la plupart de ces missionnaires qui ont courageusement traduit la doctrine chrétienne en langues autochtones et qui croyaient, de bonne foi (c'est le cas de le dire), qu'une seule vraie civilisation, qu'une seule vraie religion et peut-être même qu'une seule vraie musique existaient.
Ce qui étonne, cependant, c'est que de tels missionnaires, religieux ou laïques, existent encore aujourd'hui dans le monde de la coopération ou du développement international et au sein même des Églises chrétiennes. Ce n'est finalement, bien souvent, que par une sorte de ruse de l'Esprit, pour reprendre une expression de Hegel, que des peuples colonisés et évangélisés ont réussi à s'approprier et à transformer la civilisation ou la religion qu'on leur imposait comme seule vraie. Malgré les intérêts des porte-parole de la culture ou de la religion dominante, des créations originales, fruits d'un échange interculturel, ont pu voir le jour ici et là (en Amérique latine ou en Afrique, par exemple), enrichissant ainsi le patrimoine culturel ou religieux universel. Encore heureux qu'une telle ruse de l'Esprit existe, à défaut de la véritable attitude interculturelle et œcuménique qui s'impose aujourd'hui! »
Notes
1. Paul-André Dubois, De l'oreille au cœur, Naissance du chant religieux en langues amérindiennes dans les missions de Nouvelle-France, 1600-1650, Sillery, Septentrion, 1997.
2. Studio de musique ancienne de Montréal, Le Chant de la jérusalem des terres froides. Un livret intéressant mais rempli de fautes et d'erreurs typographiques accompagne cette très belle musique.