Transmettre l'héritage des humanités gréco-latines
Vivement, les humanités gréco-latines pour former le jugement critique de nos jeunes !
Affirmer que l’éducation au Québec pique du nez relève de l’euphémisme. Je laisse à d’autres le soin d’étayer ce constat pour le manifester à qui n’en aurait pas l’évidence ; la synthèse sur l’éducation que monsieur Jacques Dufresne nous offre l’illustre à merveille. Je me contenterai dans cet article de proposer une piste pour remédier à ce triste état de fait. Le Québec gagnerait à revaloriser les humanités gréco-latines, fleuron de nos anciens collèges classiques. Il ne s’agit pas de réinstaurer ad literam ce vieux cursus, mais de permettre à certains jeunes de se former rigoureusement grâce l’apprentissage du latin et du grec ancien, mais plus encore, à la faveur de la fréquentation des grandes œuvres de l’Antiquité.
Pourquoi valoriser l’enseignement de ces langues? Pour plusieurs raisons, la première étant qu’elles exercent notre logique tout autant que les mathématiques, avec comme valeur ajoutée, comme disent nos commerçants, de permettre à l’intelligence de découvrir un sens à un énoncé, à une phrase, à une pensée, à une vision du monde, ce que les mathématiques n’offrent pas. Puis, elles facilitent l’apprentissage des langues romanes comme l’italien, l’espagnol ou le portugais, sans compter qu’elles fortifient le sens des mots. S’étonner ( extonare ), par exemple, c’est être frappé par le tonnerre. La connaissance de l’origine latine ou grecque des mots étudiants et école amènerait peut-être nos ludoéducateurs à reconsidérer leur rapport à l’étude, le mot latin studium impliquant la notion d’application, d’effort, d’ardeur. Et les jeunes voyant que le mot grec scholè signifie loisir travailleraient peut-être un peu moins pour gagner des sous, car il faut y mettre du temps, beaucoup d’heures et d’années pour se former. Du temps des collèges classiques les huit années du cursus étaient consacrées à l’étude, du moins pour les pensionnaires; le temps du négoce ( nec-otium, sans repos ) disait un de mes professeurs arriverait suffisamment vite.
Les étudiants qui se destinent au droit seraient moins dépaysés s’ils connaissaient à l’avance des expressions comme habeas corpus, sine die, pro bono. Ceux qui rêvent de se lancer dans les sciences naturelles, particulièrement les botanistes, seraient très à l’aise avec la nomenclature latine de Carl von Linné qui a établi un système de désignation hiérarchisée des espèces végétales, lequel est toujours en vigueur. Idem pour les entomologistes, les ichtyologues et autres scientifiques; coléoptère ( koleos - foureau et pteron -aile ), saumon ( salmo, dérivé de salire qui signifie sauter ), azote ( a-zoo - sans vie ), Ti ( titan - fils d’Ouranos et de Gaïa ). Nos futurs médecins frayeraient allègrement dans la terminogie médicale; n’empêche que même un gynécologue féru de grec et de latin puisse être momentanément désarconné quand une patiente lui dirait avoir mal dans l’ouvalum, comme c’est arrivé à une de mes connaissances. Qui ambitionne d’entreprendre des études en linguistique, en littérature du Moyen Âge ou du XVII et XVIII ièmes siècles auraient une bonne longueur d’avance sur ses confrères n’ayant aucune notion de ces si belles et précises langues. Puis tout étudiant en philosophie ou théologie n’aurait-il pas avantage à pouvoir vérifier à l’occasion si telle traduction d’un texte de Platon, d’Aristote ou de saint Augustin est bien fidèle au texte originel, car comme le dit l’adage italien, « traduttore, traduttori ».
Un autre bénéfice que procure l’apprentissage de ces langues réside dans l’amélioration de notre langue parlée et écrite, car le latin et le grec ancien nous apprennent à bien articuler nos phrases, nos discours, pour exprimer avec clareté notre pensée. De nos jours, le phrasé staccato dame le pion au legato ; de plus en plus de gens sur les médias sociaux, entre autres mais pas uniquement, parle par holophrases, comme l’enfant qui ne pouvant exprimer son désir qu’on lui apporte ce qui fait son bonheur se contente de dire « ballon ». « LoL man ;) ». Des mots juxtaposés sans aucune ponctuation comme l’illustre à merveille la logorrhée de Lucky dans la pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot. Une angoisse ressort néanmoins de ce verbiage : l’homme malgré les progrès de l’alimentation, de l’élimination des déchets, de l’essor de la culture physique et de la pratique des sports est en train de maigrir, de rapetisser, de rétrécir. De nos jours, une jeune intelligence est confrontée à une surabondance, à une pléthore, à une orgie d’informations juxtoposées sans queue ni tête. Nos écoles forment-elles nos jeunes à acquérir un jugement critique (du grec krinein, discerner, trier), à départager l’essentiel du trivial, à passer au tamis de leur jugement des savoirs hétéroclites ? Les grandes œuvres de l’Antiquité que l’Occident, sur le conseil de René Descartes, a graduellement évacuées au profit des sciences, offriraient une telle formation aux jeunes en quête de sens. Mais pour en tirer vraiment profit, il faudrait qu’ils lisent ces chefs-d’œuvre eux-mêmes et non les extraits ou compendium des manuels qui les présentent à vol d’oiseaux, ou à partir d’essais critiques qui trop souvent réduisent la densité et la subtilité d’un opus aux préjugés de l’essayiste.
Les grands poètes, Homère, Ovide, Virgile, dans leurs récits nous présentent notre condition humaine, nous parlent de notre âme, de notre psychè; ils soulèvent les questions fondamentales qu’on doit se poser afin de devenir « un beau spécimen d’être humain ». Il en va ainsi des grands dramaturges, Aristophane, Sophocle, Eschyle, et des historiens comme Hérodote, Thucydide, Tite-Live. Lire un discours bien articulé, bien fignolé de Démosthène ou de Cicéron permettrait sans doute aussi à nos futurs politiciens de parler avec plus de verve et de souffle. De tout cet héritage, ne subsiste, actuellement dans nos écoles de niveaux secondaire et collégial, sauf de rarissimes exceptions, que le premier cours de philosophie lequel, si le professeur le veut bien, met nos jeunes en contact avec la pensée de Platon, d’Aristote, des épicuriens et des stoïciens. Au cours de ma carrière d’enseignant, j’en ai vu des visages ébahis d’élèves aux yeux d’hibou qui, réalisant que cette métaphore décrivait leur propre situation, commencèrent à se « déséduquer » (ex-ducare - sortir hors de ), c’est-à-dire à remettre en question les opinions des montreurs de marionnettes de notre époque pour cesser d’être des consommateurs de ouïe-dire, pour devenir de vrais élèves i.e. des hommes et des femmes qui conscients de leur ignorance cherchent à s’élever au dessus de la banale médiocrité des télé-réalités et autres émissions ou lectures insipides.
Une conception étriquée des études gréco-latines voudrait confiner les humanités aux civilisations romaine et hellénique. Ce serait amputer l’Occident de la sagesse des Pères de l’Église, lesquels formés par ces géants dont je viens de parler nous instruisent avec élégance et profondeur de la Cité de Dieu, d’une vision de l’homme où l’honneur et l’excellence, fut-elle intellectuelle, se mettent humblement ( l’humilité, soit dit en passant, est une vertu que Grecs et Romains ne connaissaient pas ) au service de l’amour du prochain et du Dieu Amour. La lecture des Confessions de saint Augustin interloquerait sans aucun doute certains de nos jeunes qui ignorent presque tout de la pensée chrétienne et de ses grands textes à commencer par la Bible ( du grec o biblos - le livre ). La profondeur de ces textes les amènerait peut-être à entrevoir « la valeur ajoutée » à la vie que la foi dispense aux croyants, et à déconsidérer les puérils jérémiades sur la religion catholique qu’un trop grand nombre de baby-boomers dégoulinent ad nauseam dans les oreilles de leurs enfants et petits-enfants, refusant dans leur incurable ressentiment de voir que le christianisme ne se résume pas à la mainmise tyrannisante qu’un certain clergé exerça au cours de notre histoire, et que c’est grâce au dévouement des communautés religieuses, telles entre autres, Jésuites, Clercs de Saint-Viateur, Ursulines, Sœurs de la Charité, Sœurs de la Providence, Augustines, que le Québec a été éduqué et soigné pendant des siècles.
Je ne peux croire qu’une des nombreuses écoles privées du Québec ne puisse offrir à notre jeunesse une telle éducation libérale. Il serait souhaitable qu’une école publique offre aux étudiants dont les parents sont moins fortunés une telle opportunité, mais je crains que les préjugés égalitaristes de notre société ne renvoient aux calendes grecques une telle possibilité. D’ici à ce que renaisse de ses cendres une telle éducation, constituons des « groupuscules d’émerveillés liés par l’amitié » et investissons nos écoles secondaires et nos cégeps.