Les illusions dangereuses, de Jean-Philippe Trottier
Jean-Philippe Trottier nous offre dans Les illusions dangereuses une œuvre intelligente, dense, virile, courageuse, nuancée, pondérée; une œuvre en quête de solutions pour extirper l’Occident des sables mouvants des idéologies modernes où il s’enlise.
À n’en pas douter, Jean-Philippe Trottier est un homme courageux, car il ose qualifier de « déferlante dénonciatrice » des mouvements comme #moiaussi ou #balancetonporc ». Il ne craint pas non plus de parler de propagande au sujet de la violence conjugale, ou encore de rappeler que les hommes n’ont pas le monopole de la violence, que des femmes, voire des filles, peuvent être plus cruelles que les hommes. Il ne redoute manifestement pas le lynchage médiatique ou la guillotine d’une certaine intelligentsia féministe. Je n’ai pu m’empêcher en lisant le titre du livre de monsieur Trottier de penser au roman de Pierre Choderlos de Laclos Les liaisons dangereuses. Je ne sais si l’auteur souhaitait en écrivant son essai que ses lecteurs fassent un tel lien, mais je crois qu’il y a un parallèle à établir, car le « féminisme dévoyé » que décrie monsieur Trottier s’apparente au nid de vipères que trace Choderlos de Laclos. La marquise de Meurteuil, est revancharde, elle cherche à se venger, à venger le sexe féminin. Il faut aussi de la hardiesse pour décrier la dictature des minorités, le terrorisme moral victimaire, la cancel culture, l’appropriation culturelle, l’hystérie woke » et tant d’autres maux qui affligent nos sociétés. Tout comme Soljénitsyne, Jean-Philippe Trottier ne craint pas d’appeler un chat un chat, ce qui dans le contexte actuel est remarquable.
Si sa critique de ces aberrations est percutante, voire dévastatrice, elle demeure néanmoins dans les limites de la rationalité et est toujours pondérée. Il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants. Le Moyen-âge et l’Antiquité ne sont pas idéalisés et la modernité diabolisée; il affirme simplement que la vision organique des Anciens et surtout des chrétiens est plus holistique. Ses propos m’ont remis en mémoire deux textes d’Arthur Eddington sur le monde tel que le perçoit un physicien : « ce que nous exhumons à la base de tout phénomène est un système de symboles liés par des équations mathématiques. Voilà ce à quoi se réduit la réalité physique … le squelette est la contribution de la physique. » ( Nouveaux sentiers de la science ) Dans l’autre texte, La nature du monde physique, il compare la vision du monde qu’a un scientifique à la vision qu’a l’économe d’un collège; son univers se réduit à des chiffres. Jean-Philippe Trottier nous rappelle que le monde des Anciens et du christianisme est, je dirais, plus charnel, plus riche, plus complet, et que le mythe et la raison philosophique et théologique en n’évacuant pas la notion de mystère englobent d’avantage notre réalité que ne le fait le rationalisme moderne. Le mystère du mal, nous dit l’auteur, n’est perçu dans la modernité que comme un problème à être résolu, qui, hélas, ne l’est jamais, n’aboutissant en fin de compte qu’à plus de violence, comme la si bien dit Simone Weil que monsieur Trottier cite en exergue : « Le faux Dieu change la souffrance en violence. Le vrai Dieu change la violence en souffrance ». Certes, l’auteur critique virilement un certain féminisme, celui qui fait de la femme une victime en soi, le féminisme essentialiste et misandre, mais il reconnaît que «son avènement a des causes et des justifications qui lui donnent une solide raison d’être ». Tout féminisme n’est pas dévoyé, comme l’est celui des fémens. Catholique, l’auteur reconnaît les torts d’un certain clergé, déplore l’hyper - rationalisme des discours théologiques désincarnés et convient que la critique féministe eu égard à l’attitude pudibonde de l’Église face à la féminité de chair, de désir et de sexe, est justifiée.
Tel l’insensé de Nietzsche, émule de Diogène le Cynique, monsieur Trottier dans son essai tente de nous amener à prendre conscience de la gravité de notre situation, du vide que l’absence de Dieu engendre. « Comment avons-nous pu vider la mer? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait à désenchaîner cette terre de son soleil ? …Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? … Est-il encore un haut et un bas ? » ( Gai Savoir # 125 ). Oui, le portrait que l’auteur trace de notre dégénérescence n’est pas réjouissant et pourrait amener le lecteur à broyer du noir, mais tel n’est pas son intention, car il croit que l’horizon de la tradition n’est pas complètement effacé. « Il est rassurant, nous dit-il, à ce stade, de comprendre que derrière le théâtre de la modernité bruit, aussi discrètement que de façon tenace, la voix de la tradition », une tradition qu’il ne définit pas dans la ligne de la convention ou du bon vieux temps, mais plutôt dans le registre du «vent et de l’esprit». En fait, tout n’est pas perdu, car à la différence de l’insensé, monsieur Trottier ne parle pas de la mort de Dieu, mais de son oubli. Dieu est toujours là dans notre for intérieur. Peut-être que certains ont besoin de toucher le fond du baril pour se sevrer des idoles, comme c’est le cas de plusieurs toxicomanes, ou des enfants prodigues, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Il suffit aux hommes de bonne volonté de ressentir leur état de déréliction, de s’étonner (étymologiquement être frappé par la foudre), de prendre conscience de la vacuité des idéologies modernes, grâce à des livres comme celui de monsieur Trottier, pour enfin cesser de faire du surplace, pour enfin briser leurs chaînes et comme les prisonniers de l’allégorie de la caverne de Platon se mettre en mouvement. Il n’y a pas lieu de désespérer. Restons fidèles, dit-il, à l’héritage des Grecs, « une des seules civilisations qui aient cultivé le sens critique, c’est-à-dire la capacité d’un retour sur soi ». Puis, ajoutons que nous ne sommes pas seuls, que la Grâce opère toujours; des jeunes sont, de nos jours encore, interpellés par le Verbe. Enfin, souligne l’auteur, l’humour pourrait sans aucun doute nous aider dans ce combat à livrer contre la vacuité des idéologies modernes. « Castigat ridendo mores », corriger les mœurs par le rire. Il me semble qu’un humoriste trouverait ici un riche terreau à exploiter. Souhaitons-nous un Molière; il ferait grand bien à tous, tenants de ces idéologies inclus, surtout parce qu’ils se prennent un peu trop au sérieux.
Bref, un essai à lire et à ruminer.