Du royalisme britannique outre-Manche

Marc Chevrier
Marc Chevrier est l’auteur notamment de L’Empire en marche, des peuples sans qualités de Vienne à Ottawa, paru aux Presses de l’Université Laval et chez Hermann (2019).

L'accueil enthousiaste réservé au nouveau roi Charles III est un témoignage de plus que la République instaurée en France en 1875 n’a pas tout à fait éteint le désir nostalgique d’un retour à la monarchie chez les Français.

Les médias français ont fait grandement écho à la visite officielle que le nouveau roi Charles III, accompagné de la reine consort Camilla, a entamée en terres françaises du 20 au 22 septembre 2023. Le programme de cette visite hautement protocolaire a été chargé en discours généreux, en parties de ping-pong, en dîners somptueux et en autres solennités, programme qui a mené le souverain britannique dans la région de Bordeaux, où une dégustation de vin écologique attendait le couple royal au château Smith Haut Lafitte. Il faut dire que ce voyage officiel du monarque britannique a été reporté, en raison des soudaines émeutes qui avaient éclaté dans plusieurs cités de l’Hexagone au cours de l’été et que le roi Charles III avait réservé la primeur de sa première sortie à l’étranger à l’Allemagne, dont il avait foulé le sol en mars 2023. La visite du couple royal en France a précédé de peu celle du pape François, qui célébra au Vélodrome de Marseille une messe à laquelle le président Emmanuel Macron a voulu assister, mais sans participer à la liturgie, un accroc à la laïcité selon certains. Un éditorialiste a observé, non sans quelque malice, que « [l]e trône, l’autel et le ballon ovale[1]» se sont croisés en quelques jours à peine en France.

La fascination pour la monarchie britannique, une passion française
Le quotidien Le Figaro a publié les résultats d’une enquête d’opinion montrant que les Français semblent avoir jugé plus favorablement la visite du pape que celle du roi Charles III, en raison notamment du dîner d’État offert par la République au monarque dans la galerie des Glaces au château de Versailles, dîner que 51 % des sondés ont désapprouvé[2]. On voit là tout le paradoxe de la politique française, dont le régime républicain cultive sans cesse le faste monarchique dans ses cérémonies officielles et dont les présidents élus se prennent pour des monarques. En ce sens, la France n’a pas vraiment rompu avec la monarchie, dont elle nourrit le fantasme par procuration, à travers la fascination pour la monarchie britannique dont la presse mondaine et les animateurs d’émissions populaires à saveur historique comme Stéphane Bern et Franck Ferrand ont fait leur miel. La République instaurée en France en 1875 n’a pas tout à fait éteint le désir nostalgique d’un retour à la monarchie, un désir néanmoins ambigu puisque les mouvements royalistes ou monarchistes en France soutiennent des prétendants concurrents, qui descendraient ou d’un Bourbon, ou d’un Orléans, ou d’un Napoléon. Selon un sondage réalisé en 2016, 39 % des Français considèrent qu’un roi à la tête de l’État produirait des effets bénéfiques sur l’unité nationale, un pourcentage en hausse par rapport à l’année 2007, où 23 % des sondés pensaient ainsi[3].

Le président Macron semble avoir lui-même caressé un désir à peine secret de restauration monarchique, lui qui, avant de s’engager dans sa première campagne présidentielle, estimait que la monarchie fournissait à la démocratie une nécessaire complétude, « car elle [la démocratie] ne se suffit pas à elle-même[4]. » C’est ce même président qui, à l’occasion d’une rencontre tenue à huis clos à Saint-Denis avec des représentants des partis français le 30 août dernier, aurait déclaré : «Ne pas pouvoir être réélu est une funeste connerie[5]. » (Depuis 2008, un président de la République ne peut cumuler plus de deux mandats consécutifs de cinq ans.) Un professeur de droit a même décrit le régime français comme une monarchie aléatoire qui alterne entre des périodes de présidentialisme, où le chef d’État agit en roi qui décide de tout, et des phases de cohabitation, où le président ressemble plutôt à un monarque constitutionnel[6].

Cependant, la constitution française interdit formellement tout retour à la monarchie, la république étant érigée en principe intangible. Mais rien n’interdit de revenir sur la limitation des mandats présidentiels, pour réinstaurer la possibilité d’un exercice plus monarchique de la fonction présidentielle, grâce à des mandats sans limite de nombre ou au rétablissement du septennat. En France, la durée du mandat présidentiel s'est révélée une affaire délicate. Souvenons-nous que Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la IIe République française en décembre 1848 pour un mandat non renouvelable de quatre ans, prit prétexte de ce que les députés français lui avaient refusé une révision constitutionnelle autorisant sa réélection pour perpétrer le 2 décembre 1851 un coup d’État et se faire ensuite accorder le pouvoir constituant par un plébiscite.

L’éveil du mouvement républicain au Royaume-Uni
Toujours est-il que la fascination française pour la royauté britannique, un peu attiédie depuis l’avènement de Charles III, a souvent occulté le fait de la défaveur grandissante que les Britanniques eux-mêmes éprouvent pour leur monarchie pluriséculaire. En effet, on a vu se mobiliser au Royaume-Uni un mouvement républicain de mieux en mieux organisé, et qui s’est fait remarquer notamment par des protestations pacifistes contre le couronnement de Charles III qui ont conduit à plusieurs arrestations arbitraires. « Not my king » est devenu son cri de ralliement, que plusieurs partisans du mouvement ont réussi à brandir au sein même du palais de Buckingham[7]. Pendant longtemps, d’ailleurs, la promotion, sous forme d’écrits, du républicanisme au Royaume-Uni était considérée comme un crime, punissable de prison ou de déportation, aux termes d’une vieille loi britannique de 1848 sur les crimes de félonie[8]. Il a fallu que les plus hautes instances judiciaires britanniques se prononcent en 2003 pour constater la désuétude de cette loi pénale, dont l’interprétation doit concorder avec le Human Rights Act qui incorpore en droit britannique la Convention européenne des droits de l’homme, laquelle protège la liberté d’expression[9]. Le chef de file du mouvement républicain britannique, Graham Smith, croit qu’en dépit de la popularité élevée dont jouit encore la famille de Windsor auprès des sujets britanniques, les soutiens à la monarchie pourraient rapidement décroître, notamment chez les plus jeunes, dont une grande part affiche son indifférence ou son hostilité à l’institution. De plus, Smith soutient que les Britanniques changeront d’avis quand ils s’apercevront que l’institution monarchique leur coûte beaucoup plus cher qu’elle ne leur rapporte[10]. Du reste, le quotidien The Guardian a diligenté une enquête révélant que le roi Charles III est beaucoup plus riche qu’on ne l’avait cru, fort d’une fortune personnelle estimée 1,8 milliard de livres sterling, soit environ trois milliards de dollars[11].

Il se peut aussi que les arguments des républicains britanniques trouvent plus d’échos dans la société britannique, si le parti travailliste, qui dépasse à présent largement les conservateurs dans les intentions de vote, remporte les prochaines élections générales, qui doivent avoir lieu d’ici janvier 2025. Un groupe de partisans de la République s’est même formé au sein du parti, dont le chef actuel, Keir Starmer, a déjà, dans sa jeunesse, formulé le souhait que la monarchie soit abolie dans son pays, bien qu’il ait donné ensuite des gages à la famille royale, sans doute pour rassurer son électorat. Une telle évolution marquerait un revirement dans la doctrine de ce parti qui, si socialiste qu’il fût, a pendant l’entre-deux-guerres, à l’approche du pouvoir avec Ramsay MacDonald, tourné le dos au républicanisme des premiers socialistes anglais du XIXe siècle et des fondateurs du parti[12].

Une brise républicaine souffle sur les Antilles et l’Océanie
Les médias français n’ont pas relevé que Charles III, en réservant ses premières visites à l’étranger à l’Allemagne, puis à la France, négligeait d’occuper son trône auprès des lointains royaumes sur lesquels il règne encore officiellement, de Saint-Vincent-et-Grenadines à l’Australie. Il est plausible qu’après le divorce malaisé du Brexit, le gouvernement britannique a préféré envoyer son roi en mission diplomatique chez les deux principaux partenaires de l’Union européenne dont le Royaume-Uni s’est retiré plutôt que de le voir déambuler en fanfare dans les Antilles ou en Océanie. De plus, plusieurs des royaumes outre-mer de Sa Majesté ont cédé à l’appel de la République ou en débattent. La Barbade a opté pour la République en novembre 2021 en maintenant son adhésion au Commonwealth, voie que pourraient suivre un jour le Belize, l’Antigua-et-Barbuda, la Jamaïque, l’Australie et même la Nouvelle-Zélande.

Le Québec, une république en gestation ?
Qu’en est-il de la francité nord-américaine ? Un sondage réalisé en juin 2023 pour l’Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales (IRAI) a révélé que les Québécois seraient favorables à 45 % (contre 33 % d’avis défavorables) à l’idée que le Québec devienne une république en remplacement de la monarchie constitutionnelle existante[13]. Celle-ci place à la tête de l’exécutif québécois un représentant du souverain britannique, soit le lieutenant-gouverneur, nommé unilatéralement par le cabinet fédéral à Ottawa. Selon ce sondage, les appuis à l’idée républicaine augmentent sensiblement dès lors qu’on traduit la république en réformes ou principes précis : 71 % des sondés désirent que le budget alloué par le Québec à son lieutenant-gouverneur soit aboli, 65 % estiment que c’est le peuple qui doit détenir le pouvoir souverain et non le monarque et ses représentants, 58 % veulent que le Québec retire de ses armoiries ses symboles royaux et impériaux, et même 53 % soutiendraient le remplacement du lieutenant-gouverneur par un président du Québec élu au suffrage universel. (On pourra lire une note d’interprétation de ce sondage préparée pour l’IRAI[14].)

Ces résultats sont d’autant plus remarquables que les médias et les partis politiques au Québec ont généralement boudé la question du régime politique, dont le parti Québécois, lequel, malgré près de 60 ans passés à promouvoir la souveraineté, n’a effectué aucun travail de pédagogie pour expliquer aux électeurs que réaliser l’indépendance signifie fonder une République québécoise. La trajectoire de ce parti fait penser à celle du parti travailliste : ces deux formations socio-démocrates ont minimisé l’importance du régime politique dans leur discours, en croyant que leur complaisance avec la monarchie accroîtrait leur respectabilité électorale. Le refus catégorique, en octobre 2022, du nouveau chef du parti Québécois, Paul St-Pierre Plamondon, et de deux autres députés de souscrire le serment d’allégeance au roi requis par la constitution canadienne marque en ce sens une certaine rupture avec le discours habituel de ce parti[15]. Quant aux formations canadianistes au Québec, qui pourraient être tentées, comme naguère Daniel Johnson et Paul Gérin-Lajoie, de défendre l’idée d’une République québécoise dans un Canada rénové, elles observent un silence embarrassé sur cette question.

Bref, il y aurait en France, beaucoup de monarchistes, et au Québec, de républicains, qui s’ignorent.

 


[1] Vincent Trémolet de Villers, « Le carosse et la citrouille », Le Figaro, 25 septembre 2023.

[2] « Les Français saluent l’accueil réservé au roi », Le Figaro, 22 septembre 2023.

[3] Michel Veron, « Près d’un Français sur trois prêt à voter pour un candidat royaliste », TF1Info, 30 août 2016, en ligne : https://www.tf1info.fr/politique/pres-d-un-francais-sur-trois-prets-a-voter-pour-un-candidat-royaliste-2000674.html.

[4] Voir l’analyse que j’en ai faite dans Marc Chevrier, « Les nouveaux états généraux du président-roi Emmanuel », Encyclopédie de l’Agora, 19 février 2019. 

[5] « La limitation des mandats présidentiels est une “funeste connerie”, tacle Emmanuel Macron », Le Figaro, 31 août 2023.

[6] Jean-Marie Denquin, La monarchie aléatoire, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

[7] Max Foster et Sugam Pokharel, « Antii-monarchy campaigners stage protest inside Buckingham Palace », CNN, 23 septembre 2023, en ligne : https://www.cnn.com/2023/09/23/europe/buckingham-palace-protest-intl-gbr/index.html.

[8] Voir article 3 Treason Felony Act, 1848, 11 & 12 Vict, c. 12.

[9] Voir la décision de la House of Lords, R (Rusbridger and another) v. Attorney General, [2003], UKHL 38.

[10] Henry Mance, « Anti-Monarchist Graham Smith : The British royals are “tax-funded Kardashians” », Financial Times, 4 juin 2023, en ligne : https://www.ft.com/content/87f8e0f3-c085-402f-96e6-97602b323f2a.

[11] Voir « Revealed: King Charles’s private fortune estimated at £1.8bn », The Guardian, 20 avril 2023.

[12] Voir Kenneth O. Morgan, « The Labour party and the British Republicanism », e-Rea, 1.2, 2003, en ligne : https://journals.openedition.org/erea/347.

[13] Voir Rapport, « Perceptions de certains symboles politiques », sondage auprès des Québécois et des Québécoises, Léger Recherche marketing et sondage, 19 juin 2023. En ligne : https://irai.quebec/wp-content/uploads/2023/06/Le%CC%81ger-Rapport-15561-006-Ide%CC%81al-re%CC%81publicain-1.pdf.

[14] Voir Marc Chevrier, « Coup de sonde IRAI-Léger sur l’adhésion du public québécois à l’idée de “République” », IRAI no XVII, note 7, juin 2023, en ligne : https://irai.quebec/wp-content/uploads/2023/06/IRAI_Sondage_Note-7_v6-re%CC%81v.pdf.

[15] Cette fronde a abouti à l’adoption par l’Assemblée nationale d’une loi à portée constitutionnelle qui abolit l’exigence du serment pour les députés de cette Assemblée. Voir Loi visant à reconnaître le serment prévu par la Loi sur l’Assemblée nationale comme le seul serment obligatoire pour y siéger, L.Q., 2022, ch. 30.

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