Michel Serres, l'homme des paradoxes

Jacques Dufresne

Né en 1930 en Gascogne, Michel Serres aura vécu le premier tiers de sa vie dans le bruit des canons et les larmes de leurs victimes : guerres d’Espagne, de 1939-45, de Suez, d’Indochine, d’Algérie. Puis, miracle à ses yeux, soixante ans de paix et de progrès, lesquels firent de lui un optimiste jusqu’à sa mort, le 1er juin 2019; optimiste sans illusions toutefois sur le sort de la planète, ce qui lui inspira un livre prophétique, Le contrat naturel, paru en 1990, dans le sillage duquel le lac Érié deviendra un sujet de droit en février 2019.

Gascon et parisien, défenseur de la langue française et mondialiste, progressiste et traditionaliste, dès que les vignobles sont en cause, savant mais aussi philosophe, élitiste et égalitariste, porté vers l’abstraction et le formalisme et attachant la plus grande importance à cette connaissance par les sens qu’il appelle « sapience » ou « sagacité », heureux de voyager en avion, mais plus écolo que monsieur Hulot! Des paradoxes qui lui attirent des reproches d’incohérence mais tous, sinon féconds, du moins liés à une indomptable liberté, elle-même alliée à un refus obstiné de se laisser enfermer dans une spécialité. Le philosophe, dit-il, est un généraliste : mathématiques, physique, biologie, sciences humaines, « Il faut passer par tout, vous me direz que c’est impossible. Oui c’est impossible mais c’est nécessaire; la philo c’est un regard global sur l’encyclopédie ». [1]

Me permettra-t-on ici de rappeler que Michel Serres a été l’un des premiers penseurs à jeter un regard global sur l’Encyclopédie de l’Agora. « Un modèle ! » a-t-il dit, lors du Forum international à HEC Montréal, les 25-26 mai 2001. À cette époque, il croyait au miracle californien avec encore plus d’enthousiasme que nous. Ayant enseigné à Stanford pendant plus de trois décennies, il avait participé à l’euphorie quelque peu libertaire des pionniers de la Silicon Valley. Peter Thiel, le fondateur de Paypal et le premier investisseur de Facebook, avait été un disciple de son ami et collègue René Girard.

Le rêve

Le savoir concentré jadis dans des temples inaccessibles au grand nombre submergerait les chaumières, le téléspectateur passif deviendrait un communicateur actif. La parole circulerait dans les deux sens. Le monde entier deviendrait ainsi une immense Agora où des hommes enfin devenus des individus, débranchés des anciennes appartenances charnelles et branchés sur le réseau virtuel ébaucheraient une démocratie mondiale.

En 2011, à l’Académie française, dans un discours ressemblant à un manifeste du Meilleur des mondes, Michel Serres déclara son amour pour cette jeunesse sous écran que « Grand Papa Ronchon », disait-il, voudrait ramener au réel.

« Les voilà devenus des individus. Inventé par saint Paul, au début de notre ère, l’individu vient de naître seulement ces jours-ci. Nous rendons-nous compte à quel point nous vivions d’appartenances, de jadis jusqu’à naguère ? Français, catholiques ou juifs, Gascons ou Picards, riches ou pauvres, femmes ou mâles… nous appartenions à des régions, des religions, des cultures, rurales ou villageoises, des groupes singuliers, des communes locales, un sexe, la patrie. Par les voyages, les images, la toile, les guerres abominables, ces collectifs ont à peu près tous explosé. Ceux qui demeurent continuent aujourd’hui, vite, d’éclater.

« L’individu ne sait plus vivre en couple, il divorce ; ne sait plus se tenir en classe, il remue et bavarde ; ne prie plus en paroisse ; l’été dernier, nos footballeurs n’ont pas su faire équipe ; nos politiques savent-ils encore construire un parti ? On dit partout mortes les idéologies ; ce sont les appartenances qu’elles recrutaient qui s’évanouissent.

« Cet individu nouveau-né annonce plutôt une bonne nouvelle. À balancer les inconvénients de l’égoïsme et les crimes de guerre commis par et pour la libido d’appartenance – des centaines de millions de morts –, j’aime d’amour ces jeunes gens.

« Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde. »[2]

À la même époque, dans un site sur l’appartenance, je publiais cet apologue.  « L’individualisme est la pire ou la meilleure des choses selon qu’il s’apparente au destin du grain de sable ou à celui du brin d’herbe. Le grain de sable n’a pas d’attaches, il est libre comme le vent, mais aussi bien le vent l’emporte où il veut pour en faire un atome anonyme au milieu d’une masse. Le brin d’herbe a des racines dans la terre…et dans le ciel, par la photosynthèse; il est immobile, mais il résiste au pied qui l’écrase comme au vent qui le soulève et avec les brins d’herbe voisins, il forme un peuple. »[3]

Le plus beau c’est qu’à ce moment j’étais encore tout imprégné d’un livre de Michel Serres Les cinq sens, publié en 1985, qui me semblait inspiré par le plus territorialisé des écrivains du XXe siècle, John Cowper Powys, l’auteur de L’Apologie des sens. Parmi les cinq sens, Michel Serres avait même une préférence pour les plus archaïques, le toucher et le goût. Ce qu’il annonce dans ce livre ce n’est pas une guerre entre vieilles appartenances, mais une guerre entre les anesthésiés du virtuel et les vivants en voie de disparition : « La guerre, demain, n’éclatera pas entre des cultures à différences dures, elle opposera ceux dont on pourra décrire encore l’ethnologie, nutritionnelle ou culturelle, survivant dans des ruines dont l’éparse beauté fournira quelques arrêts aux agences de voyage, et ceux qui dormiront dans le zéro de la sapience et de la sagacité, anesthésiés, drogués frigides.» [4]

 L’auteur de ces lignes était aussi l’ami du plus enraciné des cinéastes québécois, Pierre Perrault.

Le discours de 2011 indiquait-il un changement de cap d’un octogénaire ou un retour à sa jeunesse ? Né en 1930, Michel Serres aura passé le premier tiers de sa vie en guerre. Dans sa Gascogne natale, il vit d’abord affluer dans la plus grande misère les expatriés de la guerre d’Espagne, puis à partir de l’automne 1939 les migrants de la France du Nord. Pendant la guerre, il vécut dans la crainte des purges allemandes mais aussi des bombardements alliés. Vinrent ensuite la guerre de Suez, à laquelle il a participé en tant qu"offcier de marine, puis les guerres coloniales : Indochine, Algérie.,

Comment ne pas prendre le recours à la force en horreur dans de telles conditions. Sous l’influence de Simone Weil, cette horreur devint une position philosophique qui aide à comprendre aussi bien le pacifisme actuel de Michel Serres[5] que son esprit critique à l’endroit de la science. Voici à ce propos ce qu’il me confia dans un entretien que nous eûmes en 1994 : « Vers l'âge de 18 et 20 ans, j'ai peut-être relu La pesanteur et la grâce 40 fois. Aucun autre livre ne m'aura marqué à ce point. Avec le recul, je comprends que ce qui m'a touché c'est l'horreur de Simone Weil pour la force. Je la découvrais quelques années après Hiroshima. Comment la science, la physique, avaient-elles pu conduire à cette violence extrême? Simone Weil a déchiré le voile qui recouvrait ce problème à mes yeux. Il me serait donné d'apprendre plus tard qu'elle avait eu la même influence sur René Girard l'auteur de La Violence et le Sacré»[6]

« Le faux Dieu change la souffrance en violence. Le vrai Dieu change la violence en souffrance. »[7]

 « La science ne présente que trois intérêts : 1º les applications techniques ; 2º jeu d'échecs ; 3º chemin vers Dieu. (Le jeu d'échecs est agrémenté de concours, prix et médailles.) »[8]

L’acte moral par excellence sera aux yeux de Michel Serres celui qui consiste à se mettre à la place de la victime et dans le même esprit à se tenir éloigné des lieux de force, les partis politiques par exemple. D’où sa révolte, car c’est bien de cela qu’il s’agit, contre ce qu’on pourrait appeler les appartenances organiques, d’où aussi son attachement à une jeunesse qui a profité du contexte culturel et économique des dernières décennies pour forcer sa marche vers l’individualisme. Depuis 2011 toutefois, Michel Serres, comme tant d’autres enthousiastes de la première heure, a constaté que le virtuel pouvait être un lieu de force aussi contraire à ses principes que la famille, le sexe, la nation et la religion. Les fabuleuses fortunes des magnats du secteur devinrent à ses yeux des instruments d’oppression aussi dangereux que les États nations; à propos des traînées de haine sur les médias sociaux, il n’hésitera pas à parler de « lynchage virtuel ». Ce qui l’amènera à proposer non seulement le morcellement des monopoles dans ce domaine, mais également un mode de propriété ou de protection des données à l’abri des excès du marché comme de celui des États-Nations. À cette fin, il a créé le mot dataire pour désigner tout organisme qui veillerait sur les données, comme le notaire veille sur les notes qu’il a prises à l’occasion d’une vente ou d’un leg. Cela ne règlerait toutefois pas les problèmes sociaux résultant de la fin des appartenances et de leur remplacement par des contacts virtuels. « Tous les progrès ont un coût », admettra Michel Serres.

 En 2015, paraîtra Solitude. «Ce dialogue entre Michel et Jean-François Serres, père et fils, entre deux générations questionne l'émergence de l'individu moderne. Michel a œuvré pour cette indépendance à laquelle il a aspiré durant toute sa jeunesse, tandis que Jean-François, né dans un monde déjà marqué par l'individualisme, est en quête de nouvelles appartenances. Délégué général des petits frères des Pauvres, Jean-François appelle à la mobilisation contre l'isolement et la solitude avec conviction. Il invite chacun à s'engager aujourd'hui dans le chemin de la relation, une relation réelle et proche, dans son quartier ou son village. Cette nouvelle forme d'engagement s'incarne en initiatives citoyennes locales, diverses et collectives, qui peuvent bouleverser les modes d'intervention sociale, les organisations, la place des institutions et renouveler le fait politique. » [9]

Les questions se bousculent. Ce passage de la sociabilité héritée des appartenances à la sociabilité élective de l’amitié convient-il à tous? La première, durable, n’est-elle pas la condition de la seconde, éphémère comme les choix? Le caractère artificiel, volontaire de la « nouvelle forme d’engagement est-il compatible avec la spontanéité et la chaleur de la vie? Dans cet esprit n’a-t-on pas déjà commencé à remplacer les animaux de compagnie par des robots des compagnies? Comment faire en sorte que la greffe sur un milieu demeuré vivant inverse le processus du glissement du vivant vers le mécanique?

Ces questions, Michel Serres les posait déjà dans les Cinq sens, livre broussailleux où il plaint « une âme qui attend patiemment de devenir entendement » et craint « l ’automate munie d’un fantôme dedans » tout en mettant son lecteur en garde contre ce qui le guette à l’autre pôle : l’animalité.  « La bête bouffe vite, l’homme goûte. [10]»

La vitesse, objectif de la machine, est aussi le signe de l’animalité. Michel Serres ne devrait-il pas cultiver la lenteur ? Il fait plutôt l’éloge de la vitesse. Pour cet amateur de grands vins, l’humanité consisterait-elle donc à déguster un château Yquem dans le TGV Bordeaux-Paris ? Il faut renoncer à comprendre ce livre pour le goûter.

Paraît en 1990 l’ouvrage de Michel Serres qui a sans doute le plus marqué son époque, Le contrat naturel. Si le lac Érié, devenu sujet de droit, peut engager des poursuites contre ceux qui le polluent, c’est notamment en raison de ce livre qui étend à la nature ce contrat social que Rousseau avait limité aux hommes.

« Il s’agit de la nécessité de revoir et de résilier même le contrat social primitif. Ce dernier nous réunit pour le meilleur et pour le pire, selon la première diagonale, sans monde. Maintenant que nous savons nous associer face au danger, il faut envisager, le long de l’autre diagonale, un pacte nouveau à signer avec le monde : le contrat naturel.  Nous devons décider la paix entre nous pour sauvegarder le monde et la paix avec le monde afin de nous sauvegarder. » [11]

Mon commentaire

 Savons-nous vraiment nous associer face au danger? Est-ce qu’une union sacrée pour sauver la terre pourra assurer la paix entre les hommes? Ladite union pacifiste ne risque-t-elle pas de servir la cause d’une grande puissance dont l’heure d’imposer sa loi au reste du monde serait venue? La toute puissance économique et culturelle des géants du Web ne nous donne-t-elle un avant-goût des tyrannies à venir? Et qui nous défendra contre ces tyrannies sinon les nations?

 « La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen donna la possibilité à tout homme en général d’accéder à ce statut de sujet du droit. Le contrat social, du coup s’achevait, mais se fermait sur soi, laissant hors du jeu le monde, collection énorme de choses réduites au statut d’objets passifs de l’appropriation. Raison humaine majeure, nature extérieure mineure. Le sujet de la connaissance et de l’action jouit de tous le droits et ses objets d’aucun. Ils n’ont encore accédé à aucune dignité juridique. Ce pour quoi, depuis, la science a tous les droits. Nous avons imaginé pouvoir vivre et penser entre nous pendant que les choses obéissantes dormaient, toutes écrasées sous notre emprise. »[12]

Autre commentaire

 N’est-ce pas faire appel à la raison démiurgique que d’aborder cette question sous l’angle des droits plutôt que sous celui de la compassion et des obligations librement assumes? Le droit, remède contre la violence, n’est-il pas aussi l’occasion des litiges, préludes à la violence.

Michel Serres a vu ce danger, mais n’est-il pas étrange qu’il s’en remette à une loi pour nous inciter à aimer le monde : « Voici donc la deuxième loi, qui nous demande d’aimer le monde. Cette obligation contractuelle se divise en cette vieille loi locale qui nous rattache au sol où reposent nos ancêtres et une loi globale nouvelle qu’aucun législateur, que je sache, encore jamais n’écrivit, qui requiert de nous l’amour universel de la Terre physique. »[13]

Un dernier commentaire

  N’est-ce pas cette vieille loi locale que Michel Serres répudiera plus tard sous le nom d’ « appartenances » alors même que l’amour universel s’incarnera (si l’on peut dire) à ses yeux dans World Wide Web ?

« Mieux vaut donc faire la paix, par un nouveau contrat, entre les sciences qui traitent avec pertinence des choses du monde et de leurs relations, et le jugement, qui décide des hommes et de leurs rapports, entre les deux types de raison aujourd’hui en conflit, parce que leur destin désormais se croise et se mêle et que le nôtre dépend de leur alliance. Par un nouvel appel à la globalité, il nous faut inventer une raison rationnelle et pondérée ensemble, qui pense vrai en même temps qu’elle juge prudemment. » [14]

Si de Simone Weil, Michel Serres a retenu la leçon sur la pesanteur, et sur la raison qui en fait l’analyse, il semble sinon avoir oublié la grâce, du moins l’avoir reléguée à la zone secrète de son être, à la racine de ce jugement dont il attend tout, son ultime paradoxe.

 



[3] http://www.appartenance-belonging.org/fr/metaphores/le_grain_de_sable_et_le_brin_dherbe

[4] Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, Paris 1985, p.2002.

[5] Simone Weil se reprochera son pacifisme de 1936.

[6] http://agora.qc.ca/documents/michel_serres_et_simone_weil_un_meme_combat_contre_la_force

[7] La pesanteur et la grâce, Paris, Librairie Plon, 1988,p.76.

[8] Ibid., p.132.

[9] https://www.editions-lepommier.fr/solitude#anchor1

[10] Les cinq sens, op.cit. p 207 et 167.

[11] Michel Serres, Le contrat naturel, François Bourin, Paris, 1990, p.33

[12] Ibi., p.69.

[13] Ibid., p.82

[14] Ibid., p.146.

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