La recherche de l'euphorie

Léon Daudet

Sur les bienfaits et le malheur de la drogue.

« L'euphorie est un état de bien-être intérieur, à la fois moral et physique, qui confine à la volupté amoureuse, en son point le plus aigu. Elle peut aller jusqu'aux larmes de joie, qui sont d'ailleurs sa seule sécrétion. Elle comporte tous les degrés, depuis la simple alacrité et surexcitation mentale qui accompagne l'ingestion d'un verre de vin dans la fatigue, ou d'une tasse de thé ou de café, depuis la vision en rose de la première absinthe - quand l'estomac la supporte bien, - jusqu'à l'état de jouissance béate de l'injection de morphine ou de cocaïne. Je ne connais, jusqu'ici, aucune analyse de l'état euphorique. Il faut cependant la tenter.

Le premier temps de l'euphorie - succédant à l'injection de morphine, par exemple, - est une sorte de chatouillement interne, de prurit généralisé, de vaso-dilatation universelle, auquel correspond - phénomène dissimulé - une chute immédiate de toute la mémoire. À l'état normal, notre esprit sensible est un continuel filtrage de sensations présentes, à travers les continuelles suffusions et suggestions de la mémoire, sous ses deux formes: héréditaire et individuelle. À l'état normal, les expériences et les impressions accumulées de nos ancêtres, ainsi que nos expériences et impressions propres, viennent, sans trêve ni répit, se refléter sur l'écran de notre conscience, ainsi que des images mobiles sur un miroir sphérique et tournant. L'euphorie coupe ce mouvement, comme l'allumage d'un moteur, et nous affirme dans la sensation présente et dans le mode de notre personnalité, immédiat et actuel. C'est ce qui explique, que, par la répétition euphorique, tous les poisons, sans exception, usent la mémoire et finalement l'annihilent. L'alcool, la morphine, l'absinthe, la cocaïne trouent la mémoire de milliers de petites lacunes - correspondant à chaque dose nouvelle - qui se rejoignent et déchirent finalement toute la subtile trame de Mnémosyne. Sous leur influence, celle-ci s'en va par lambeaux, par effilochements; telle se dissipe la brume d'automne.

La brusque chute de la mémoire fait tomber, du coup, toute la mélancolie et toute la douleur accumulées en nous par les deuils, séparations, trahisons diverses, ainsi que par le souvenir de toute souffrance physique. Nous sommes tout entiers à l'ivresse brève - véritable petit délire de la piqûre ou de l'ingestion, accompagnée de ses légers, mais délicieux, stigmates physiques, dus notamment à l'irrigation plus rapide des muqueuses et des muscles, par le courant sanguin. L'euphorie rafraîchit celui qui souffre de la chaleur et réchauffe celui qui souffre du froid. À celui que bourrèle un remords, elle enlève ce remords comme avec la main. Elle fait disparaître le poids de la dette. Elle masque les difficultés a atteindre pour sortir d'une situation compliquée, d'une impasse. Elle apaise le tourment de la jalousie. Elle courbe et lisse les hérissement de la vanité et de l'orgueil. Enfin, sur le plan de l'intellectuel, elle présente toute difficulté comme résolue, et tout noeud gordien comme tranché. C'est dire qu'elle tue le désir de l'action et amène l'homme à se contenter de la perspective imaginaire de l'acte. Il en résulte, par voie de conséquence; une obnubilation progressive du jugement, dont l'exercice est lié en nous au sens de l'effort et de la contrainte, en un mot de la concentration, alors que l'euphorie disperse.

Toutes les euphories toxiques se ressemblent, à quelques variantes près. L'euphorie de l'alcool, de l'absinthe et de la coco est plus batailleuse et querelleuse que celle de l'opium laquelle tend à une sorte de nirvana. Il vaut mieux avoir, comme voisin de chambre ou camarade de voyage, un morphinomane qu'un alcoolique, ou un cocaïnomane. Les risques sont infiniment moindres, à condition que le morphinomane ne vienne pas a manquer de son poison, de son cher poison vers lequel tout son désir est orienté; auquel cas, il n'est personne de plus insupportable; nous verrons comment et pourquoi. L'euphorie morphinique est parésiante et aboulique, sinon paralysante. L'euphorie des trois autres poisons est à tendances convulsivantes, et développe l'appétit de meurtre, qui gîte au fond obscur de certaines âmes rudimentaires. Appétit masqué de prétextes divers, bien entendu.

L'euphorie de l'opium n'est que rarement accompagnée - au début du moins - d'hallucinations; et le cas de Quincey, qui d'ailleurs mangeait l'opium, est assez rare. Il peut cependant exister. J'en dirai autant de l'euphorie alcoolique commençante et de l'euphorie absinthique. Au lieu que l'hallucination cocaïnique, sous forme de paysages frais et parfumés, de buissons de fleurs, d'exquises mélodies, peut avoir lieu dès le début. Un explorateur célèbre, ayant fait, pour voir, une piqûre de cocaïne, aperçut dans un coin de la chambre un tigre magnifique et apprivoisé, pour lequel il se prit d'une affection soudaine. L'ivresse se dissipant, le bel animal disparut «Bah! ? se dit l'explorateur - je le retrouverai demain.» Or, ni le lendemain, ni les jours suivants, quelle que fût la dose de poison, il ne devait plus revoir son seigneur tigre, évanoui à jamais dans la jungle hallucinatoire. Six mois plus tard, il se suicidait de chagrin, ou, du moins, son suicide cocaïnique prenait, comme prétexte, l'absence du cher tigre. Cet exemple classique est connu sous le nom de «Corcoran», en souvenir du roman célèbre d'Assollant. Avec le temps et l'augmentation progressive - et immanquable - des doses, l'opium lui-même devient hallucinatoire. Les agréables rêveries se précisent, prennent corps, à la façon de mirages, même moraux. Puis, peu à peu, un élément de trouble, d'angoisse, de pressentiment indéfinissable, s'insinue, à la façon d'un frisson, dans ces spectacles charmants, exquis, voire ensorceleurs, et les faits peu à peu tourner au tragique et au terrible par le labyrinthe compliqué de l'aura. »

Léon Daudet: l'homme et le poison.

 

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