La face cachée des mesures hygiéniques

Jacques Dufresne

Si une pilule est aussi un bonbon, c’est-à-dire un symbole qu’on n’avale pas exclusivement pour des raisons biomédicales, pourquoi n’en serait-il pas de même pour la distanciation, les six mètres et les autres mesures hygiéniques de lutte contre la pandémie : le télétravail, la géolocalisation des infectés , le masque et peut-être aussi pour le lavage des mains, autre mesure purificatrice ?

Ces mesures ont certes été dictées avant tout par des impératifs hygiéniques, mais un phénomène si universel, dans un contexte où les données scientifiques sont si floues, ne se réduit sûrement pas à sa dimension biologique. Quelle est la part des autres dimensions : économique, historique, culturelle, sociale, ? Les anthropologues auront un jour bien des choses à nous dire à ce sujet, mais on peut déjà, à partir de faits connus de tous, formuler quelques hypothèses intéressantes.

Économie

Pendant que le cours en bourse de la plupart des entreprises s’effondrait, les géants du Web faisaient des affaires de diamant et les nains comme Zoom devenaient  en quelques semaines de nouveaux géants. Quelques complotistes d’avant-garde ont sans doute déjà soutenu que ces corporations ont incité les gouvernements à décréter un confinement aussi radical et long que possible. Aristote ne raconte-t-il pas que Thalès, prévoyant une abondante récolte d'olives, aurait monopolisé les pressoirs pour spéculer sur leurs services ; voulant ainsi montrer que le sage est capable de faire fortune mais qu'il ne s'en préoccupe pas, préférant la contemplation, la recherche scientifique et la vie honnête. S’ils n’ont pas spéculé sur le temps passé devant les écrans pendant la pandémie, les géants ont eu la prévoyance de construire des réseaux capables de résister à la surchauffe en cas de flambée de la demande. Et dans l’après crise, ils seront dans une position si forte qu’ils auront tous les gouvernements du monde à leurs pieds.

C’est dans ce contexte qu’il faut situer le recours à des applications permettant non seulement de repérer les porteurs du virus, de signaler leur présence à leurs voisins dans la rue comme à leur gouvernement, mais aussi, on en est déjà là, d’établir un diagnostic. Yuval Noah Harari a sonné l’alarme : Nous vivons « une transition spectaculaire de la surveillance "sur la peau" à la surveillance "sous la peau". Jusqu'à présent, lorsque votre doigt touchait l'écran de votre smartphone et cliquait sur un lien, le gouvernement voulait savoir sur quoi exactement votre doigt cliquait. Mais avec le coronavirus, le centre d'intérêt se déplace. Maintenant, le gouvernement veut connaître la température de votre doigt et la pression sanguine sous sa peau.  L'un des problèmes auxquels nous sommes confrontés pour déterminer notre position en matière de surveillance est qu'aucun d'entre nous ne sait exactement comment nous sommes surveillés et ce que les années à venir pourraient nous apporter. » (Source)

Ajoutons que l’État québécois, plus que jamais d’avant-garde, se cache désormais sous  notre lit pour nous indiquer sa préférence pour le plaisir solitaire pendant les pandémies.

Histoire

«L’enfer c’est les autres» avait écrit Jean-Paul Sartre, un illustre philosophe du vingtième siècle, tandis qu’un autre écrivain célèbre, André Gide, entrait dans l’histoire en déclarant : «familles je vous hais.» L’un et l’autre vivaient dans une Europe où l’on observait depuis plusieurs siècles un progrès de la distanciation sociale s’opérant pour une foule de raisons ayant peu à voir avec l’hygiène. Il n’empêche qu’on la croirait aujourd’hui destinée à cette unique fin. La séparation des couples s’inscrit dans cette tendance, celle aussi des membres de la famille élargie : les enfants migrant vers les garderies, les vieux restant dans leur maison en attendant de chercher refuge dans un centre de soins de longue durée. À noter toutefois que, dans ces deux derniers cas, l’isolement par rapport à la famille aboutit à un regroupement entre pairs; regroupement qui, sur le plan sanitaire, est plus néfaste que celui de la famille.

Culture

Dans le passé récent, j’ai maintes fois dit mon inquiétude devant la montée du formalisme, si bien illustrée par la place croissante qu’occupe le chiffre dans le discours, public et privé. Sur ce plan, nous sommes bien servis en ce moment par la maladie la plus quantifiée de l’histoire. Le glissement vers le virtuel, l’abstraction, la désincarnation s’accélère à un rythme fou. L’individu n’a jamais été aussi éloigné de ses semblables dans la réalité, ni relié à un aussi grand nombre d’entre eux par le numérique. Mais en même temps, dans le réel, le noyau familial semble se reconstituer, comme le noyau communautaire et le noyau national. Un père de famille me confie qu’il est heureux d’avoir enfin, sur ses enfants, autant d’influence que leurs camarades d’école, tous plus ou moins manipulés par les médias. Cette nouvelle tendance s’inscrit, dans le cas de l’école, dans celle, plus ancienne, de l’enseignement à domicile. La ruée vers les médias pourrait-elle donc avoir pour effet le rétablissement des ensembles organiques que les mêmes médias avaient d’abord détruits ? À ce propos, un site américain m’apprend toutefois que des psychologues craignent que le retour de l’autorité des parents ne brime la liberté des enfants.

Société

Nous n’avons jamais été infidèles au marché et à l’épicerie de notre village pour profiter des rabais des grandes surfaces américaines. Quand la chose était à notre portée, nous avons acheté des meubles fabriqués sur mesure par des artisan du voisinage également. Résultat, il existe autour des vieux que nous sommes désormais, un réseau de proches de la plus grande bienveillance à notre endroit. Ils nous remboursent au centuple les économies que nous aurions pu faire par calcul dans l’immédiat. Preuve concrète qu’il existe un lien entre le rapport aux objets et le rapport aux personnes. Un artisan du voisinage à qui nous avions fait souvent appel ces dernières années a profité de ses loisirs de confinement pour fabriquer, à un coût défiant ceux d’Amazon, un bureau dont j’avais grand besoin. Et même quand de tels meubles coûtent plus cher que ceux des grands magasins anonymes ils constituent une économie pour deux raisons : ils sont durables et comme ils ont une âme, on s’attache à eux. Les calculateurs calculent mal.

 

***

 Liberté et sécurité

Relu dans un cahier de jeunesse : « À défaut de trouver la sécurité en Dieu, nous avons divinisé la sécurité.» Pour Dieu, ce pourrait être une bonne nouvelle : si on ne lui tourne pas le dos à jamais, on l’aimera peut-être enfin pour lui-même. Mais pour l’homme ?  Pour l’homme-enfant d’avant la science, Dieu était, au cœur de la nature, l’équivalent de l’âme en chaque être humain. De même que l’on pouvait espérer calmer la colère d’un proche en le suppliant, de même on pouvait espérer calmer la colère du Dieu-nature en le priant. De notre point de vue, c’était une illusion, mais pour les pauvres humains d’hier épouvantés par des événements tragiques, il pouvait en résulter une paix bien réelle qui leur permettait de rester attachés à une liberté qu’ils croyaient tenir du même Dieu. Mais depuis que l’homme est à la fois homme et dieu, depuis qu’il a commencé à répandre systématiquement, par sa science et sa technique, des bienfaits auparavant distribuées à sa guise par la nature, il est devant le malheur à la fois victime et responsable. L’abandon, l’amor fati, deviennent impossibles dans ces conditions; s’abandonner en tant que victime, ce serait pour l’homme renoncer à sa responsabilité en tant que dieu. D’où, en cas de pandémie, par exemple, une suspension des libertés qui risque fort, même dans les pays démocratiques. de devenir une mauvaise habitude durable. Le mot contrôle revient,  comme un mantra, dans la bouche des chefs d’État. L’homme-dieu ne pouvant tolérer le mal, moral et physique, sans s’identifier à Dieu et se mettre ainsi en contradiction avec lui-même, doit combattre ce mal, par tous les moyens, y compris en privant ses semblables de cette liberté qu’ils croyaient avoir renforcée en échappant à la tutelle tolérante de Dieu. Le nazisme et le communisme soviétiques sont deux exemples du contrôle total auquel l’homme-dieu s’oblige en voulant créer un monde sans mal, le paradis sur terre. Et les moyens techniques actuels donnent à cette tentation une force irrésistible.

 

Ou bien on croit que le mal existe pour rendre la liberté possible, pour permettre à l’homme de choisir Dieu, de l’aimer pour lui-même ou bien on veut l’éradiquer y compris en sacrifiant les libertés. S’il existe une troisième voie, ce ne peut être que la résignation à l’absurde et le salut par l’art; mais qu’est-ce que l’art sans la beauté et où est, qui est, la source de la beauté? Vaut-il mieux y trouver son inspiration sans la situer et sans la nommer contrairement à ce que les hommes ont presque toujours fait dans le passé?

 

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