Médicament: le danger s'accroît avec l'usage

Jacques Dufresne
Ces résultats ont été présentés dans un rapport de la Régie d'assurance maladie du Québec (RAMQ) portant sur la consommation pendant une journée typique, soit le 7 avril 1991.
Vingt pour cent des personnes admises à l'urgence des hôpitaux sont des victimes des médicaments. Elles souffrent de ce qu'il est convenu d'appeler un EIM (Effet indésirable des médicaments). Les EIM font partie de la grande famille des maladies iatrogènes, c'est-à-dire d'origine médicale.
    Les personnes âgées sont particulièrement exposées à ces maladies.
    Au Québec, 80,000 personnes âgées de 65 ans et plus, soit 10% de ce groupe d'âge, sont touchées. Ces données sont tirées d'un rapport de la Régie d'asssurance maladie du Québec (RAMQ) portant sur la consommation pendant une journée typique, soit le 7 avril 1991.
    Qui ne se fait pas de souci pour un père, une grand-mère ou une tante qui doivent prendre plusieurs médicaments chaque jour? Ces soucis sont hélas! justifiés. Un sondage Angus Reid, réalisé en 1991, a révélé que seulement 26% des patients interrogés déclaraient avoir été informés des problèmes qui pouvaient résulter de l'usage concurrent de plusieurs médicaments sous ordonnance. Une vaste enquête réalisée dans la ville de Québec a révélé que 12,6% des répondants étaient incapables de lire une étiquette de leurs prescriptions.
    L'information sur les médicaments est aussi importante que les médicaments eux-mêmes. Trop de gens l'oublient et ils s'en rendent malades. Voici les trois principales causes des maladies associées aux médicaments.

    Le chevauchement thérapeutique
    Il y a chevauchement thérapeutique quand une ordonnance x de tel médecin s'ajoute à une ordonnance semblable d'un autre médecin. Ce double emploi est très fréquent. Il est même l'une des principales causes de EIM.
    On compte 23,500 personnes âgées (dont 16,000 femmes) qui se sont vues prescrire au moins deux benzodiazépines (tranquillisants comme le valium) et environ 4,000 qui consomment au moins deux anti-inflammatoires non stéroïdiens (médicament contre l'arthrite et les rhumatismes).

    L'interaction médicamenteuse
    Il faut se garder de confondre le chevauchement thérapeutique avec l'interaction médicamenteuse. Les effets indésirables qui résultent de l'interaction médicamenteuse ont pour cause l'incompatibilité entre deux médicaments. Ce phénomène, on le devine, se complique au fur et à mesure que le nombre de médicaments absorbés s'accroît. 16,200 personnes âgées, soit 2,1% de la population, sont touchées par les interactions médicamenteuses, au premier rang desquelles se trouve la combinaison de l'I.E.C.A., (inhibiteur de l'enzyme de conversion de l'angiotensine) et divers anti-inflammatoires.

    La dose trop élevée
    Le premier facteur de risque médicamenteux, c'est toutefois la dose trop élevée. Beaucoup de personnes tiennent le raisonnement suivant: si une dose simple me fait du bien, une dose double ne peut que me faire deux fois plus de bien! Les deux médicaments les plus souvent en cause chez les personnes âgées sont deux benzodiazépines (tranquillisants): le triazolam (halcion) avec 20,240 personnes en cause et le flurazépam avec 13,380 personnes en cause. La tentation de la surconsommation semble aussi très forte du côté des anti-inflammatoires comme le naproxen avec 7,000 personnes en cause et le captoril avec 4,280 personnes en cause.

    Responsable de son ignorance
    Les médecins et les pharmaciens devraient s'assurer que leurs patients ont bien compris les risques qu'ils courent en prenant les médicaments qu'ils leur prescrivent. Chacun est toutefois le premier et le dernier responsable de son ignorance. Même quand ils ont été bien informés quant aux risques liés aux médicaments prescrits, les gens peuvent encore se procurer des médicaments non prescrits sans se demander s'ils sont compatibles avec les médicaments prescrits qu'ils prennent. Cette pratique est en hausse et l'on sait maintenant que l'utilisation de médicaments non prescrits peut affecter sérieusement le traitement des maladies comme l'hypertension, le diabète et l'ulcère gastro-duodénal.

    Le danger s'accroît avec l'usage
    10,8% des personnes âgées qui disposaient de deux ordonnances actives le 7 avril 1991 en avaient au moins une en chevauchement, en dose élevée ou en interaction; à trois ordonnances quotidiennes, ce pourcentage s'élève à 17,4%, à quatre ordonnances à 24,9% et ainsi de suite, de sorte qu'à dix ordonnances et plus, près des deux tiers des gens âgés ont au moins une ordonnance potentiellement non appropriée.

    Le programme-médicaments
    Au Québec, certains médicaments sont offerts gratuitement aux personnes âgées et aux assistés sociaux. Le programme gouvernemental a toutefois subi des modifications récemment et des frais modérateurs de 2,00$ sont imposés aux personnes âgées. Le coût des médicaments par bénéficiaire est, en moyenne, de 578,45$ pour les personnes âgées et de 283,80$ pour les assistés sociaux.

    La consommation selon les sexes
    Les femmes consomment plus de médicaments que les hommes. Le 7 avril 1991, 61,5% des femmes âgées de plus de 65 ans avaient au moins une ordonnance active, contre 55,5% des hommes. La surconsommation des femmes est particulièrement marquée en ce qui a trait aux benzodiazépines (tranquillisants).

    La consommation selon les régions
    Si vous habitez Québec, le Saguenay-Lac St-Jean ou la région de Lanaudière, tenez pour acquis que vous devez faire preuve d'une vigilance particulière en ce qui a trait aux médicaments et soyez reconnaissants à l'égard des gens de Montréal-Centre, de Laval et de Gaspésie où la consommation est inférieure à la moyenne.
    En cas de doute, abstiens-toi
    Tensions à propos des médicaments contre l'hypertension. S'ils comportent tous des risques d'effets indésirables, les médicaments ne sont hélas! pas tous efficaces. À cet égard, plusieurs d'entre eux sont l'objet de vives controverses. Par exemple, les traitements médicamenteux contre l'hypertension et l'emploi d'hypolipémiants ne sont pas indiqués dans le cas des personnes âgées de 74 à 85 ans. Ils sont pourtant fréquemment prescrits. En avril 1991, 11,8% des 75 à 84 ans et 8,3% des 85 ans et plus avaient des ordonnances d'antihypertenseurs. Je prends simultanément des aspirines et des antibiotiques. Dois-je m'abstenir de boire de l'alcool pendant cette cure? Mon médecin de famille me prescrit le médicament x, mon spécialiste me prescrit le médicament y; il me reste à la maison quelques comprimés de valium. Puis-je prendre ces trois médicaments? Chacun d'entre nous doit souvent faire des choix de ce genre. Peut-on bien les faire si on n'a pas un minimum de connaissances sur les médicaments?

    Les deux principes actifs
    Il y a deux principes actifs dans un médicament: une certaine substance chimique à l'intérieur, et à l'extérieur, une aura. La substance chimique efficace existe très rarement à l'état pur; le procédé qui permet de l'obtenir laisse des traces indésirables qui sont responsables d'une grande partie de la toxicité du médicament. L'aura, qui est à l'origine de ce qu'on appelle l'effet placebo, est constituée de tout ce qui contribue à faire la réputation du médicament: le prestige de la marque de commerce, la confiance qu'on a dans le médecin qui a écrit l'ordonnance, etc. L'aura est responsable d'un pourcentage de l'efficacité du médicament pouvant atteindre 50%.

    Le médicament: un bienfaiteur qui garde son secret
    On connaît toujours le pourquoi des médicaments, mais rarement le comment. Personne ne sait, par exemple, comment il se fait que l'aspirine peut à la fois soulager la douleur et prévenir les maladies cardiaques. Il convient donc d'être très prudent quand on emploie l'adjectif scientifique à propos d'un médicament. Sauf exception, un médicament est réputé scientifique, non parce qu'on a une connaissance adéquate du mécanisme de son action, mais parce qu'il a survécu à un test consistant à le comparer à un médicament fictif à l'insu du malade et des intervenants.

    Un intrus
    Notre organisme est un milieu complexe qui n'est jamais parfaitement préparé à accueillir cet intrus qu'est le médicament. Il y a toujours un peu d'effraction dans la façon dont ce corps étranger pénètre en nous. Pour nous faire du bien, les médicaments doivent nous faire du mal. Leurs effets indésirables sont la rançon de leur efficacité.
    Notre système immunitaire peut être comparé à une armée qui protège notre corps contre les envahisseurs dangereux. Cette armée peut perdre une bataille, deux batailles, mais si elle perd la guerre, c'est la mort. Absorber un médicament équivaut soit à donner des armes nouvelles à l'armée, soit à la stimuler, à l'encourager. Dans le cas où il consiste à donner au système immunitaire des armes nouvelles contre l'envahisseur, le médicament est appelé allopathique, mot d'origine grecque signifiant combattre le mal par
    son contraire; dans le cas où il stimule les troupes en les attaquant à son tour pour les rendre plus agressives, le médicament est appelé homéopathique, mot d'origine grecque également, signifiant combattre le mal par son semblable. Une guêpe vous a piqué, vous avez une enflure! Une dose supplémentaire de venin de guêpe, à condition qu'elle soit infinitésimale, provoquera un sursaut bienfaisant de votre système immunitaire. Tel est le principe du médicament homéopathique.

    Le terrain et la petite bête
    Les infections sont causées par de tous petits êtres vivants qui pullulent dans notre organisme, dans nos intestins en particulier, lesquels sont l'équivalent de l'humus. Dans une poignée d'intestins comme dans une poignée de terre, il y a des milliards de petites créatures vivantes, qui méritent un certain respect parce qu'elles sont apparues sur terre bien avant nous et vont sans doute nous survivre. Telle bactérie, le pneumocoque par exemple, peut toutefois être présente dans notre corps sans provoquer de pneumonie. C'est que, dans ce cas, le milieu interne auquel cette bactérie est intégrée l'empêche de proliférer. Même quand une maladie est associée à une cause unique, repérable, l'organisme dans son ensemble a sa part de responsabilité. On emploie dans ce contexte le mot terrain, pour désigner l'ensemble de l'organisme. La maladie apparaît alors comme l'équivalent d'une mauvaise herbe, qui pousse dans le jardin à certaines conditions. De même que pour se débarrasser de la mauvaise herbe, on a le choix entre nourrir le jardin adéquatement et recourir à un herbicide, de même pour combattre l'infection, ou la prévenir, on a le choix entre agir sur le terrain ou s'attaquer à la bactérie qui cause la maladie.

    Les médicaments naturels
    Les médicaments naturels agissent en général sur le terrain. Hippocrate, le père de la médecine scientifique occidentale, recommandait avant tout autre remède un juste proportion entre l'exercice et l'alimention, les remèdes naturels par excellence. Son grand précepte était: d'abord ne pas nuire à la nature! Depuis, ses disciples, du moins quand ils ont une bonne connaissance de l'histoire de la médecine, se montrent très critiques à l'égard des médicaments. Ils savent que la plupart des prescriptions d'aujourd'hui paraîtront aussi ridicules, dans quarante ans, que celles d'il y a quarante ans aujourd'hui.

    Soutenir, guérir, soulager
    Il y a des médicaments qui guérissent, d'autres qui soutiennent, d'autres enfin qui ne font que soulager. Les médicaments qui guérissent sont ceux qui suppriment l'agent causal de la maladie. Les antibiotiques en sont le plus bel exemple. Attention toutefois ! Ces gendarmes sont des tireurs aveugles: pour atteindre une bactérie nuisible, ils en fauchent deux, trois ou cent qui sont utiles. C'est pourquoi, après une prise d'antibiotiques, on recommande une alimentation qui permet à la flore intestinale de se reconstituer plus rapidement. D'autre part, les bactéries sont de minuscules animaux qui se reproduisent à un rythme tel qu'ils s'adaptent rapidement à un nouveau milieu caractérisé par la présence d'antibiotiques. On dit alors que les bactéries sont devenues résistantes. La conclusion s'impose d'elle-même: chaque fois que nous prenons des antibiotiques, nous donnons aux bactéries qui nous détestent une occasion de s'armer contre nous. Il y a des médicaments qui soutiennent. Ils le font en se substituant à un élément manquant. C'est le cas de l'insuline prescrite aux diabétiques ou des vitamines, qui sont fort utiles en cas d'alimentation carencée. Enfin, il y a des médicaments qui soulagent. On les appelle aussi médicaments symptomatiques, parce qu'ils s'attaquent aux symptômes du mal (la fièvre, la douleur, l'anxiété, l'insomnie) et non à sa cause. Ces médicaments soulagent, ils peuvent contribuer à prolonger la vie, mais ils ne guérissent pas. Les tranquillisants (valium et autres benzodiazépines) et les anti-inflammatoires, comme la cortisone, appartiennent à cette catégorie. Cette classification suggère des critères simples pour faire de bons choix. Il n'est de toute évidence pas très sage de prendre, pour se soulager, un médicament destiné à guérir. La toxicité du médicament étant proportionnelle à son efficacité, on court alors des risques inutiles. C'est ce que nous faisons souvent quand nous prenons des antibiotiques pour combattre la grippe. Il n'est guère plus sage évidemment de prendre des tranquillisants pour neutraliser la douleur liée à une infection, plutôt que des antibiotiques qui la combattraient efficacement. Pour l'année 1991-92, les dépenses pour le programme médicaments se sont élevées à 471,000,000$ et pour l'année 1992-93 à 528,024,000$. D'une année à l'autre l'augmentation a donc été de 12% . Si la croissance, dûe principalement à une plus grande consommation et à une hausse importante du coût des médicaments, était la même dans tous les programmes gouvernementaux, nous serions en faillite l'an prochain.
    En éliminant toutes les fraudes, on aurait peut-être pu réduire cette croissance de moitié, mais les enjeux les plus importants sont ailleurs. Une forte proportion des sommes allouées aux médicaments sert à payer des remèdes symptomatiques comme les tranquillisants et les cortisoniques, ou des remèdes comme les antihypertenseurs, dont l'efficacité est controversée. Si les personnes âgées étaient plus éclairées, elles hésiteraient davantage avant de se procurer des médicaments dont les effets indésirables sont garantis et l'efficacité incertaine.
    Certes, le système de santé a une part de responsabilité. Nous aurions avantage à lui donner une orientation telle que la population serait mieux informée sur les effets des abus de médicaments. En CLSC, les programmes destinés aux personnes âgées, tels les services à domicile, doivent être conçus dans cette approche d'éducation à la santé. Il conviendrait peut-être aussi de passer du rapport médecin-patient au rapport médecin-client. Les personnes âgées qui reçoivent des soins de santé ont le droit de demander des comptes. Elles ont le pouvoir de s'approprier leur dignité.
    Tout se ramène en réalité à la dignité. Si j'ignore tout du médicament que l'on me prescrit, c'est en effet un sursaut d'estime de moi-même qui m'amènera, soit à exiger de l'information, soit à tenir compte de celle que l'on me donne. C'est un sursaut semblable qui m'amènera à repousser le comprimé de valium qui me ferait oublier mon angoisse. Les tranquillisants rendent aux personnages âgées les services que les drogues non autorisées rendent aux autres générations. Pourquoi se priver du bonheur qu'une simple pilule peut procurer? Pour la joie de conserver son identité, son intégrité, avec le secret espoir de demeurer ainsi digne d'être aimé? Mais si cet effort est accompli en vain, si personne n'est là pour en être attendri? Voilà sans doute la raison pour laquelle tant de gens entrent dans la coquille chimique. Puisqu'on ne gagnera pas l'amour rêvé en restant exposé au vent du large, ne vaut-il pas mieux se mettre à l'abri? En se mettant ainsi à l'abri de l'angoisse, on s'infantilise toutefois, on cesse d'être aimable. Tragique cercle vicieux: on renonce à demeurer soi-même à défaut d'être aimé et l'on perd ainsi la dernière chance que l'on avait d'être aimé.

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